Journal d’un écrivain/1877/Avril, I


I


LA GUERRE. — NOUS SOMMES LES PLUS FORTS


« La guerre ! La guerre est déclarée ! » s’écriait-on chez nous, voilà deux semaines : « Elle est déclarée, soit ! Mais quand commencera-t-elle ! », demandaient certaines gens, anxieux.

Tous sentent qu’il va se passer quelque chose de décisif, que nous allons peut-être voir l’épilogue de vieilles histoires qui ont trop trainé, que nous marchons vers des événements qui nous permettront de rompre avec le passé, que la Russie va faire un grand pas en avant. Quelques « sages », pourtant, ne peuvent croire que ce soit possible. Leur instinct leur dit que cela est, mais, malgré tout, leur incrédulité persiste : « La Russie ! mais comment peut-elle ? Comment ose-t-elle ? Est-elle prête, non seulement au point de vue matériel, mais intérieurement, moralement ? Il y a l’Europe, là ! Et qu’est-ce que la Russie ? C’est un bien grand pas pour elle ! »

Le Peuple, lui, croit. Il est prêt. C’est le peuple lui-même qui a voulu la guerre, — d’accord avec le Tzar. Dès que la parole du Tzar eut retenti ; le peuple se pressa dans les églises, par toute la Russie. En lisant le manifeste impérial, tous les gens du peuple se signalent en se félicitant de voir venir enfin, cette guerre. À Pétersbourg comme ailleurs.

Les paysans, eux, offraient de l’argent ; voulaient même vendre leurs charrues. Mais, tout à coup, ces milliers d’hommes s’écrièrent d’une voix unanime : « À quoi bon de l’argent ! À quoi bon vendre nos charrues ! Allons nous-mêmes faire la guerre ! »

Ici, à Pétersbourg, on a souscrit de fortes sommes pour les blessés et les malades. Les donateurs s’inscrivent comme anonymes. Ces faits sont très nombreux, mais ils se produiraient par dizaine de mille que personne n’en serait surpris. Ils montrent seulement que tout le peuple s’est levé au nom de la justice et pour la cause sainte, qu’il s’est levé pour la guerre et veut marcher. Les « sages » nieront peut-être ces faits comme ils ont nié ceux de l’année dernière : certains d’entre eux se moqueront peut-être. Mais que signifient leurs railleries ? De quoi rient-ils  ? Ah ! voilà ! Ils se regardent comme une force, comme une élite sans le consentement de laquelle on ne fait rien. Cependant leur force ne durera guère. Quand ils se verront débordés ils tiendront un autre langage. En tout cas, tous les vœux seront pour le Tzar et pour son peuple.

Nous avons besoin de cette guerre tout autant que « nos frères slaves. » torturés par les Turcs. Nous nous levons pour aller au secours de nos frères, mais nous agissons aussi pour notre propre salut. La guerre va purifier l’air que nous respirons et dans lequel nous étouffons. Les sages crient que nous étouffons de nos désordres intérieurs, que nous ne devons pas désirer la guerre, mais bien une paix durable afin de « cesser d’être des animaux et de devenir des hommes » afin de nous habituer à l’ordre, à l’honnêteté, à l’honneur. Quand nous en serons la, disent-ils, nous pourrons aller aider nos « frères slaves » Comment se représentent-ils donc le procédé à l’aide duquel ils deviendront, meilleurs ? Comment se défendront-ils d’être en désaccord avec le sentiment de tout le pays ? Quoi qu’il en soit, ils croient toujours à leur force. « Ils vont faire une promenade militaire ! » disent-ils maintenant en parlant de nos soldats. Il n’y aura pas de guerre. Tout au plus des « manœuvres de campagne » qui coûteront plus cher, des centaines de millions de plus que les « grandes manœuvres » ordinaires. Ah ! s’il pouvait arriver que nous soyons battus, qu’il nous fallut bien accepter la paix dans des conditions désavantageuses, comme ils triompheraient les « sages » ! Et nous serions humiliés et bafouée par eux pendant des années. Grâce à eux surgirait un nouveau nihilisme, négateur comme le premier de la patrie russe. La jeunesse cracherait encore sur son drapeau et sur ses foyers, déserterait ses familles, ânonnerait encore comme des leçons apprises des dithyrambes sur la grandeur européenne écrasant la bassesse russe. Ce serait, d’après elle, un devoir pour la Russie que de se faire aussi petite, aussi insignifiante que possible. — Mais non ! Il nous faut la guerre et la victoire. Avec la victoire viendra la parole nouvelle ; la vraie vie de notre pays commencera et nous ne serons plus endormis par des radotages faussement raisonnables comme avant.

Mais il faut être prêts à tout ; même si nous supposons que des revers nous attendent au début, il ne faut pas nous décourager. Le colosse russe n’en sera pas ébranlé et il finira par avoir son tour. Je n’exprime pas de vaines espérances : je suis sûr de ce que je dis. Notre force, c’est notre confiance dans le colosse russe : toute l’Europe craint que son vieil édifice de tant de siècles ne s’écroule. Nous, nous pouvons nous fier à notre colosse, à notre peuple. Le début de cette guerre populaire a montré que rien chez nous n’est pourri, corrompu, comme le prétendent nos « sages » qui ne songent peut-être qu’à eux-mêmes. Ces « sages » nous ont rendu un service réel. Ils ont complètement rassuré l’Europe au sujet de nos forces. Ils répétaient à l’envi qu’en Russie il n’y avait pas de sentiment national, que nous n’avions pas de peuple à proprement parler ; que notre peuple et ses prétendues idées n’existaient que dans l’imagination de quelques rêveurs moscovites ; que nos 80 millions de paysans n’étaient que de vagues contribuables indifférents et abrutis par l’alcool ; qu’il n’y avait aucune solidarité entre le peuple et le Tzar et que seuls les exemples des cahiers d’écriture faisaient allusion à cette mauvaise plaisanterie ; que tout, en Russie, était démoli ou rongé par le nihilisme ; que nos soldats jetteraient leurs fusils et se sauveraient comme des troupeaux de moutons ; que nous n’avions pas de vivres et n’attendions qu’un prétexte pour reculer ; que nous supplions même l’Europe de nous fournir ce prétexte. Voilà quelles étaient les convictions de nos « sages ». Toute l’Europe s’écria ! « La Russie se meurt ! La Russie n’est plus rien, ne sera jamais plus rien. » Les cœurs de nos ennemis tressaillirent d’aise ; et tressaillirent d’aise les cœurs de millions de juifs européens et de chrétiens judaïsants ; et plus que tout autre tressaillit d’aise, le cœur de Beaconsfield. On lui promettait que la Russie supporterait tout, les avanies, les affronts, sans vouloir jamais se déterminer à faire la guerre. Tous se réjouirent de penser que la Russie n’avait aucune importance. Ils ne remarquèrent pas le principal : l’alliance du Tzar avec son peuple. Ils n’ont omis rien que cela !

À présent ils affirment sans rire que le patriotisme est né chez nous du manifeste du Tzar. Ils ne comprennent rien à la Russie ! Ils ne saisissent pas que même si nous perdons quelques batailles, nous vaincrons, malgré tout grâces à l’unité de l’esprit populaire et à la conscience populaire : nous ne sommes pas la France, qui est toute dans Paris ; nous ne sommes pas l’Europe qui dépend entièrement des bourses de sa bourgeoisie et de la tranquillité de ses prolétaires, achetée pour une heure au prix d’énormes efforts accomplis par ses gouvernements. Ils ne savent pas que ni les juifs européens et leurs millions ni les multitudes de soldats de toutes les puissances coalisées ne pourront nous obliger à faire ce que nous ne voulons pas faire et qu’il n’y a pas une force comme la nôtre sur ce globe.

Le malheur, c’est, que ces paroles feront rire non seulement en Europe mais chez nous. Quelques uns de nos compatriotes, intelligents et avisés en n’importe quelle autre circonstance, méconnaissent entièrement l’esprit et la puissance de leur pays. Et pourtant la tactique européenne ne peut rien contre nous. Sur notre terre russe, qui diffère tant du reste de l’Europe, la tactique a dû progresser dans une direction toute autre, et toutes les armées de l’Europe se heurteraient chez nous à une force insoupçonnée ; et que faire contre notre sol illimité et l’union entière du peuple russe ? Il est triste que tant de nos compatriotes ignorent la véritable situation. Heureusement, nos Tzars et notre peuple la connaissent. Alexandre Ier connaissait bien notre force quand il disait qu’il laisserait repousser sa barbe et se retirerait dans nos forêts avec son peuple, mais qu’il ne céderait pas à Napoléon. L’Europe se briserait contre notre résistance. Jamais elle n’aurait assez d’argent et jamais elle ne saurait assez s’organiser, divisée comme elle l’est, pour nous vaincre.

Quand tous les Russes sauront que nous sommes si forts, il n’y aura plus besoin de guerres ; l’Europe croira en nous ; elle nous découvrira, comme jadis l’Amérique. Mais il faut pour cela que nous nous découvrions nous-même avant tout et que nous n’ignorions plus que toute désunion chez nous est une folie, que nous devons toujours marcher avec notre peuple.