Journal d’un écrivain/1876/Octobre, V

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V

LES MEILLEURS HOMME


Il conviendrait, peut-être, de dire quelques mots de ceux que j’appellerai les « meilleurs hommes ». Je veux parler de ceux sans lesquels aucune société ne pourrait vivre et durer. Ils se partagent, du reste, en deux catégories : devant la première la foule s’incline d’elle-même, heureuse de rendre hommage à des vertus réelles. La seconde catégorie reçoit aussi des marques de respect, mais on dirait que ces manifestations ne se produisent pas sans quelque contrainte. Elle est composée de gens qui ne sont « les meilleurs » qu’en les comparant avec ceux qui ne valent pas grand’chose. Cette dernière catégorie est appréciée surtout à des points de vue hautement administratifs.

Toute société, pour vivre et durer, a besoin d’admirer ou tout au moins d’estimer quelqu’un ou quelque chose.

Comme les « meilleurs hommes » de la première catégorie sont souvent des gens un peu difficiles à comprendre, préoccupés qu’ils sont d’un idéal qui les rend distraits, parfois bizarres, maniaques, et très indifférents au plus ou moins de noblesse de leur extérieur, le public se rabat sur les personnages qui ne sont « les meilleurs » que relativement.

Ces « meilleurs hommes », on les trouvait jadis dans l’entourage des princes ; c’étaient aussi des boyards, des membres du haut clergé, et des marchands notables ; mais ces derniers n’étaient admis qu’en petit nombre au privilège de figurer parmi les « meilleurs hommes ». Ces dignitaires, chez nous, comme en Europe, créaient pour leur usage une sorte de code de la vertu et de l’honneur, peut-être pas toujours très conforme à l’idéal du pays. Par exemple, les « meilleurs hommes » devaient, sans se faire prier, mourir pour la patrie si l’on semblait attendre ce sacrifice de leur part et y allaient bon jeu, bon argent, craignant qu’une reculade ne les déshonorât, eux et leur famille. Évidemment cela valait mieux que le droit a l’infamie qui permet à un homme d’aller se cacher au moment du danger en grommelant : « Que tout périsse pourvu que je sauve ma peau ! » Il faut remarquer aussi que souvent ces « meilleurs hommes » relatifs eurent un idéal qui ne différait en rien de celui qu’invoquaient les autres « meilleurs hommes », meilleurs absolument. Il n’en fut pas toujours ainsi, mais on peut dire qu’il y eut, à une époque, beaucoup plus de sympathie entre les boyards et le peuple russe, qu’entre les chevaliers vainqueurs et tyranniques de l’Europe et leurs vaincus, les serfs.

Soudainement il s’opéra un changement radical dans l’organisation des « meilleurs hommes » de chez nous. Sur un décret du Souverain, il y eut quatorze classes de noblesse, quatorze degrés de la vertu humaine, parés de noms allemands. Bien entendu, les quatorze classes furent envahies par les anciens « meilleurs hommes », mais il resta des places vacantes, et des mérites nouveaux se firent jour. Des hommes instruits, d’une culture très avancée pour l’époque, accédèrent à la noblesse et s’empressèrent, à coups de grades, de se métamorphoser en nobles pur-sang. Mais l’aristocratie n’en conserva pas moins tout son prestige et, au moment où la fortune, la propriété régnaient tyranniquement sur l’Europe, la noblesse, chez nous, l’emportait sur n’importe quels avantages matériels. Il n’y a pas encore très longtemps, — et le fait est parfaitement authentique — une dame noble de Pétersbourg, ne trouvant pas de place dans un concert, chassa publiquement du fauteuil qu’elle occupait, une marchande dix fois millionnaire, que, de plus, elle injuria.

Les « meilleurs hommes », il faut le dire, surent conserver quelques hauts principes : ils se firent gloire d’être une classe instruite par excellence et gardienne des règles de l’honneur. Malheureusement, leurs idées évoluèrent dans le sens européen, si bien qu’à un moment donné il y eut beaucoup d’honneur et peu d’honnêtes gens.

Tout à coup eut lieu un bien plus grand bouleversement : les serfs furent affranchis et toutes les conditions de vie du pays furent modifiées profondément. Il est vrai que les quatorze classes de noblesse demeureront ce qu’elles étaient, mais les « meilleurs hommes » perdirent de leur influence. L’opinion publique ne les plaça plus aussi haut qu’avant. On en vint à se demander où et comment on recruterait de nouveaux « meilleurs hommes », à présent que les anciens étaient tombés dans l’estime générale…


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Les choses en vinrent au point que le pouvoir ne choisit plus, ou le moins possible, ses conseillers et ses fonctionnaires dans les rangs des nobles. Ils perdirent ainsi leur caractère officiel. Ceux d’entre eux qui voulurent demeurer à la tête des affaires du pays durent positivement passer de la catégorie des « meilleurs hommes » relatifs à celle des hommes absolument meilleurs que les autres, des meilleurs hommes que j’appellerai les naturellement meilleurs. Une espérance charmante naquit. On s’imagina que ce seraient désormais les gens vraiment méritants qui occuperaient toutes les places. Mais où trouver ces derniers ? Pour quelques-uns ce fut une énigme. D’autres se dirent que tout s’arrangerait forcément, que si les hommes naturellement les meilleurs ne remplissaient pas encore toutes les fonctions, ils les rempliraient le lendemain, infailliblement. Certains penseurs demeurèrent toutefois dans le doute. Comment s’appelaient-ils, ces meilleurs hommes naturels ? Où, d’abord, était l’homme universellement reconnu le meilleur ?

Évidemment ce ne fut pas sous cette forme que l’on parla de la question, mais toute notre société connut des heures de trouble. Des gens ardents et enthousiastes crièrent aux sceptiques que le meilleur homme était tout trouvé, que c’était le plus instruit, l’homme de science dépourvu des préjugés de l’ancien temps. Beaucoup déclarèrent cette opinion inacceptable, l’homme instruit n’était pas forcément un homme honnête, car la science ne pouvait rien à ce point de vue. D’aucuns parleront de rechercher le phénix demandé dans les rangs du peuple. Mais le peuple, après l’émancipation des serfs, ne s’était pas hâté de rendre éclatante sa vertu. On le disait surtout remarquable par sa corruption et son amour de l’eau-de-vie. On lui prêtait de plus une vénération réelle pour les usuriers, qu’il semblait considérer comme les « hommes les meilleurs ». Enfin apparut une opinion vraiment libérale, sinon dans sa donnée, du moins dans son essence. Notre peuple ne pouvait pas encore concevoir un idéal bien net du « meilleur homme » possible ; il avait besoin de se dégrossir, de s’instruire ; il fallait l’y aider.

Une nouvelle influence, détestable celle-la, entra en jeu : la ploutocratie, le « sac d’or ». Certes la puissance du « sac d’or » n’était pas absolument inconnue chez nous. Le marchand millionnaire était un personnage, dans son genre, depuis longtemps, mais il n’occupait pas une place par trop prépondérante dans la hiérarchie sociale ; il n’en valait pas mieux pour cela ; plus il s’enrichissait, pire il était. Moujik engraissé, il n’avait plus aucune des qualités du moujik. On pouvait diviser ces parvenus en deux classes. La première continuait à porter la barbe ; elle se composait de véritables sauvages qui, malgré leurs richesses, vivaient dans leurs immenses et belles maisons comme de simples cochons, et physiquement et moralement. Moujiks nullement dégrossis, ils avaient cependant nettement rompu avec le peuple. Ovsiannikov, lorsqu’on le menait récemment en Sibérie par Kazan et qu’il rejetait à coups de pied les kopeks que les paysans lançaient dans sa voiture comme aumône, montrait bien à quel point cette rupture est définitive. Jamais, du reste, le peuple n’a été exploité et asservi comme dans les fabriques appartenant à ce genre de messieurs.

La seconde classe de ces millionnaires se distinguait par ses mentons rasés. De magnifiques mobiliers européens encombraient ses demeures. Ses filles parlaient français, anglais, jouaient du piano. Les pères parfois étalaient vaniteusement une décoration achetée au prix de quelque largesse. Ces gens-là se montraient d’une arrogance inouïe envers ceux qui dépendaient d’eux et platement serviles envers les hauts dignitaires. Tout leur rêve était d’avoir un grand personnage à diner chez eux. On eût cru qu’ils ne vivaient que pour cela, n’avaient fait fortune que pour cela. Ils étaient à genoux devant le million qu’ils avaient gagné. Le million les avait tirés de l’anonymat, leur avait donné une valeur sociale. Dans l’âme corrompue de ces moujiks grossiers (car ils continuaient à être des moujiks malgré leurs habits noirs), aucune pensée autre que celle d’inviter leur dignitaire à diner ne pouvait se substituer à l’obsession du million qu’ils adoraient comme un dieu.

Malgré leur extérieur brillant, les familles de ces marchands ne brillaient pas par l’instruction. Et le million en était cause. Pourquoi envoyer les fils a l’Université si, dépourvus de tout savoir, ils pouvaient arriver à tout ? Il faut dire que ces millionnaires trouvaient quelquefois le moyen d’obtenir des titres de noblesse. Les jeunes gens, corrompus, pervertis par les idées les plus subversives sur la patrie, l’honneur et le devoir, ne tiraient aucun profit moral de la fortune de leurs pères. C’étaient de jeunes fauves insolents. Leur démoralisation était horrible, car ils n’avaient qu’une seule conviction, à savoir qu’avec de l’argent on achetait tout, honneur et vertu.

Il arrivait parfois à ces marchands d’offrir des sommes immenses à l’État quand le pays était en danger. Mais ces dons n’étaient faits qu’en vue des récompenses qu’ils pourraient obtenir, Aucun patriotisme vrai, aucun sentiment de civisme n’existait dans ces cœurs. Et le marchand n’est plus seul, chez nous, à adorer le « sac d’or ». Autrefois, je le répète, on aimait et on appréciait la richesse comme partout, mais jamais on n’avait considéré le « sac d’or » comme la chose la plus belle, la plus noble, la plus sainte. Maintenant, je crois que les adorateurs du million sont, chez nous, en majorité.

Dans l’ancienne hiérarchie russe, le marchand le plus fabuleusement riche ne pouvait prendre rang avant le fonctionnaire. La nouvelle hiérarchie aplanit tous obstacles devant les possesseurs des « sacs d’or », devant les représentants de cette aimable catégorie de « meilleurs hommes » récemment inventée. Le boursier a des écrivains à ses gages ; les avocats s’empressent autour de lui ; tout le monde lui chante des hymnes pleins de ses louanges… Le sac d’or est si puissant qu’il commence à inspirer de la terreur.

Mais nous, les représentants de la classe élevée, ne nous laissons pas gagner au culte de la nouvelle idole. Depuis deux cents ans, les nôtres jouissent des bienfaits de l’instruction. L’instruction doit être pour nous une armure qui nous permettra de vaincre le monstre. Hélas ! notre peuple de cent millions d’individus, si corrompu et déjà entamé par le Juif, qu’opposera-t-il au monstre du matérialisme déguisé en sac d’or ? Sa misère, ses haillons, les impôts qu’il paye, ses privations, ses vices, l’eau-de-vie, les mauvais traitements subis ? Combien il est à craindre que ce soit lui qui, avant tous les autres, s’écrie :

« Ô sac d’or, tu es tout : tu es la force, la tranquillité, le bonheur ! Je me prosterne devant toi ! »

N’est-ce pas à craindre ?