Journal d’un écrivain/1876/Octobre, IV

IV


LA SENTENCE


Voici un raisonnement de « suicidé par ennui », matérialiste comme de juste :

Quel droit avait la Nature de me mettre au monde en obéissant à ses prétendues lois éternelles ? Je suis conscient. Pourquoi cette Nature m’a-t-elle créé sans mon consentement, moi conscient, c’est-à-dire souffrant ? Mais je ne veux plus souffrir. À quoi cela servirait-il ? La Nature, par la voix de ma conscience, me déclare qu’il y a dans l’univers une harmonie générale. C’est là-dessus que se basent les religions humaines. Et si je ne veux pas faire ma partie dans cette harmonie, faudra-t-il que je me soumette quand même aux déclarations de ma conscience ? Faudra-t-il que j’accepte la souffrance en vue de l’harmonie du tout ? Si je pouvais choisir, je préférerais être heureux pendant le court moment de mon existence ; je me soucie infiniment peu du tout ! et de ce que ce tout deviendra quand j’aurai péri. Pour quelle raison devrais-je me soucier de sa conservation à une époque où j’aurai disparu ? J’aimerais bien mieux vivre comme les animaux qui sont inconscients. Je trouve que ma conscience, loin de coopérer à l’harmonie générale, est une cause de cacophonie puisqu’elle me fait souffrir. Regardez quels sont les gens heureux dans ce monde, les gens qui consentent à vivre ? Ce sont justement ceux qui ressemblent aux animaux, qui se rapprochent de la bête par le peu de développement de leur conscience, ceux qui vivent d’une vie brutale qui consiste uniquement à manger, à boire, à dormir et à procréer des petits. Manger, boire et dormir, cela signifie, en langage humain, voler, piller et construire son nid ou sa bauge. On m’objectera que l’on peut construire son gite d’une façon raisonnable, voire scientifique. Mais à quoi bon ? À quoi bon se faire une place dans la société humaine d’une façon juste et sage ? Personne ne pourra répondre à cela.

« Oui, si j’étais une fleur ou une vache, je pourrais être heureux. Mais je ne puis éprouver de joie de rien. Même le bonheur le plus haut qui soit, celui d’aimer ses semblables, est vain, puisque demain tout sera détruit, puisque tout retournera au chaos.

« Que j’admette un instant que l’humanité marche au bonheur, que les hommes à venir seront parfaitement heureux, la pensée seule que, pour obtenir ce résultat, la Nature ait eu besoin de martyriser tant d’êtres pendant des milliers d’années, me sera insupportable et odieuse. Sans compter que ce bonheur, la Nature s’empressera de le replonger dans le néant.

« Une question horriblement triste se pose parfois à moi : Et si l’homme, me dis-je, n’était que le sujet d’une expérience ? S’il ne s’agissait que de savoir s’il peut oui ou non s’adapter à la vie terrestre ? Mais non, il n’y a rien, pas d’expérimentateur, donc pas de coupable ; tout s’est fait selon les aveugles lois de la Nature, et non seulement la Nature ne me reconnaît pas le droit de l’interroger et ne me répond pas, mais encore ne peut ni admettre quoi que ce soit, ni répondre.

« Attendu que, lorsque ma conscience me répond au nom de la Nature, je ne fais que prêter mes pensées à ma conscience et à la Nature.

« Attendu que, dans ces circonstances, je suis à la fois détendeur et demandeur, accusé et juge, que je trouve cette comédie stupide et intolérable et même humiliante pour moi.

« En mes qualités incontestables de demandeur et de défendeur, de juge et d’accusé, je condamne cette nature, qui m’a procréé insolemment pour que je souffre, à disparaître avec moi.

« Comme je ne puis pas exécuter toute ma sentence en détruisant la Nature en même temps que moi, je me supprime moi-même, ennuyé à la fin de subir une tyrannie dont personne n’est coupable. »