Journal d’un écrivain/1876/Mai, III


III

UNE IDÉE À CÔTÉ


Je viens de parler du légitime besoin d’indépendance. Aime-t-on toujours l’indépendance, chez nous ? Et en quoi consiste l’indépendance, dans notre pays ? Trouvera-t-on deux hommes qui la comprennent de la même façon ? Je me demande même parfois s’il y a, chez nous, une seule idée à laquelle on croie sérieusement. La plupart d’entre nous, riches ou pauvres, pensent très peu, ne songent qu’à jouir de la vie le plus possible, jusqu’à épuisement de forces vitales. Ceux qui se figurent être un peu au-dessus de la moyenne se groupent en petites coteries qui font semblant de croire à quelque chose en se trompant eux-mêmes. On trouve aussi une catégorie d’individus qui ont érigé en principe cette petite phrase : « Plus nous en prenons, mieux ça vaut ! » et agissent conformément à cet axiome. Il y a encore de braves gens à paradoxes, généralement honnêtes, mais pas toujours brillants. Ces derniers, quand ils sont de bonne foi, en viennent assez souvent au suicide. Et les suicides ont tellement augmenté chez nous, ces temps derniers, que personne n’y fait plus attention. On dirait que la terre russe n’est plus assez forte pour porter ses hommes. Il ne faut pas perdre de vue, pourtant, que nous avons, chez nous, beaucoup de gens honnêtes, hommes et femmes. Les femmes de valeur, surtout, ne sont pas rares et ce seront peut-être elles qui sauveront le pays. Je reviendrai là-dessus. Oui, il y a, en Russie, beaucoup d’honnêtes gens, et surtout de braves gens plutôt bons encore qu’honnêtes, mais la plupart d’entre eux ne se font aucune idée exacte de l’honneur, ne croient plus même aux plus vieilles et aux plus claires formules de l’honnêteté. Dieu seul sait où nous allons… Et je me demande pourquoi je me suis mis à penser aux suicides dans l’ « établissement » que j’ai visité, en regardant tous ces enfants, tous ces nouveau-nés. Voilà, me semble-t-il, une idée qui ne rimait à rien, dans ce milieu.

Nous en avons beaucoup, de ces idées à côté qui nous tourmentent, qui nous accablent. Tels consentent à vivre accablés ; tels autres n’y peuvent parvenir et se tuent. J’ai lu, à ce sujet, une lettre fort caractéristique, une longue lettre écrite par une jeune fille et qui a été publiée dans le Nouveau Temps.

Cette jeune fille se nommait Pissareva. Elle avait vingt-cinq ans ; elle appartenait à une famille de gentilshommes terriens, jadis aisée ; mais les temps ayant changé, elle était entrée dans une école qui forme des sages-femmes. Elle avait bien passé ses examens et avait obtenu une place au Zemtsvo. Elle avoue elle-même qu’elle ne manquait de rien, que ses gains dépassaient ses besoins. Mais elle a été prise de « fatigue » et a voulu se reposer : « Où peut-on se reposer mieux que dans la tombe ? » dit-elle. Pourquoi une pareille « fatigue » ? Toute sa lettre exprime une affreuse lassitude. Elle semble dire : « Ne me tourmentez plus ; j’en ai assez. »

« N’oubliez pas de me « dépouiller » de ma chemise neuve et de mes nouveaux bas », écrit-elle. « J’ai du vieux linge dans ma commode ; qu’on me le mette. » Elle n’écrit pas « ôter », elle écrit « dépouiller » ; on devine une exaspération terrible. Elle va jusqu’à la demi-grossièreté. « Vous êtes-vous fourré dans la tête que je m’en irais chez mes parents ? Que diable aurais-je été chercher là-bas ? » Ailleurs elle s’exprime ainsi : « Pardonnez-moi, Lipareva, et que Petrova (dans le logement de laquelle elle s’empoisonna) me pardonne aussi. Je sais que je fais une ignominie, une cochonnerie. »

Elle aime ses parents, ce qui ne l’empêche pas d’écrire :

« N’avisez pas de ma mort la petite Lise, parce qu’elle en parlerait à sa sœur, qui viendrait hurler ici : je ne veux pas qu’on hurle à cause de moi, et tous les parents, sans exception, hurlent auprès des cadavres de leurs proches. »

Elle ne croit ni à l’amitié de Liparava ni à celle de Petrova, qu’elle aime pourtant toutes deux : « Ne perdez pas la tête, ne croyez pas les soupirs nécessaires ; lisez jusqu’au bout ; faites cet effort. Vous verrez quoi décider. N’effrayez pas Petrova ; mais, au fait, elle est bien capable de ricaner. Mon passeport est dans la valise. »

Que cette pensée qu’on pourra ricaner en voyant son pauvre corps inanimé, que cette pensée ait traversé sa tête en un pareil moment, c’est terrible !

Elle se montre étrangement minutieuse dans ses arrangements pécuniaires. Elle laisse une petite somme et ne veut pas que sa famille touche à cet argent. Il y a tant pour Petrova. Elle doit aux Tchetchotkine vingt-cinq roubles, qu’ils lui ont avancés pour un voyage. Qu’on leur rende leur dû… Cette importance extrême attachée à l’argent la montre fidèle à un préjugé répandu : « Si tout le monde avait l’existence assurée, l’humanité serait absolument heureuse et ne connaîtrait plus le crime. » « D’ailleurs, ajoute-t-elle, il n’y a pas de crimes. Le crime n’est qu’un phénomène morbide qui provient de la pauvreté, de la misère, de l’ambiance, etc… » Telle est la doctrine de Pissareva, qui est excédée de l’ennui de vivre, qui a perdu toute croyance en la vérité, en la beauté d’un devoir quelconque à remplir, qui a délaissé tout idéal supérieur.

Et la pauvre fille est morte.

Je ne hurle pas auprès de toi, malheureuse enfant, mais laisse-moi te plaindre ; permets-moi de te souhaiter une résurrection dans une vie nouvelle où rien ne t’excédera plus. Regarde, pourtant : un clair soleil de printemps brille dans le ciel, les arbres se couvrent de verdure, et tu es fatiguée avant d’avoir vécu ! Est-il possible que des mères ne « hurlent » pas auprès de celles qui font comme toi, des mères qui ont veillé sur vous, pour les regards desquelles vous avez été une caresse ! Un enfant, c’est de l’espoir.

Et je regarde ces petits abandonnés d’ici. Comme ils ont envie de vivre ! Toi aussi tu as été un tout petit enfant qui voulais vivre, et tu crois que ta mère peut comparer sans douleur ton visage de morte à la petite figure riante et joyeuse qu’elle se rappelle si bien !

On m’a montré tout à l’heure, dans cet établissement, une fillette qui est née avec un pied atrophié. Elle se porte merveilleusement bien et elle est extraordinairement belle. Tout le monde la caresse ; elle fait un signe de tête à chacun, sourit à chacun. Elle ne sait pas encore qu’elle est une estropiée. Faudra-t-il que celle-là aussi haïsse la vie !

— Nous arrangerons tout cela si bien qu’elle ne s’en apercevra pas, dit le docteur. Dieu veuille qu’il dise vrai !

Non, il ne faut pas haïr la vie, haïr nos semblables. Quand aura passé notre mesquine génération, une pensée nouvelle plus lumineuse et plus noble guidera les hommes et l’on dira :

« La vie est belle : C’est nous qui étions hideux. »

… J’ai vu l’une des nourrices embrasser tendrement l’un des petits bâtards. Je ne m’étais jamais figuré que ces nourrices payées embrassaient ces pauvres petits-là. Elle a embrassé l’enfant sans savoir que je la regardais. Est-ce à cause de l’argent qu’on lui donne qu’elle l’aime ? On loue ces nourrices pour qu’elles allaitent les petits abandonnés et non pas pour qu’elles les caressent. Je suis heureux d’avoir vu cela.

Chez les paysannes finnoises ou estoniennes, on dit que les enfants ne sont pas aussi bien soignés, mais quelques-unes de ces villageoises s’attachent si bien à leurs nourrissons qu’elles ne les ramènent à l’établissement qu’en pleurant et reviennent plus tard les voir, parfois de très loin, leur apportent un petit cadeau et hurlent sur eux. Non ! ce n’est pas l’argent qui les pousse ! Ces femmes-là ne sont pas seulement des « seins loués » pour remplacer les seins maternels : il y a de la maternité dans leur affection. Il n’est pas vrai que la terre russe se refuse à porter plus longtemps ses enfants ! Voyez comme la source de vie jaillit ici, forte et belle.

Certes, parmi ces enfants recueillis, il peut y en avoir beaucoup que mirent au monde d’intéressantes créatures qui, là-bas, chez elles, aiguisent un rasoir à l’intention de leurs rivales.

Je dirai, en guise de conclusion, que le rasoir peut être un instrument très sympathique dans son genre, mais qu’il est fâcheux que le hasard m’ait amené ici au moment où je suivais le procès de la Kaïrova. J’ignore en grande partie la biographie de l’acquittée ; je ne sais donc pas si son nom me vient à propos en parlant de l’établissement qui nous occupe, mais je suis certain que tout son roman passionnel, raconté au tribunal, a perdu, pour moi, beaucoup de son intérêt lorsque j’ai vu cet établissement. Je l’avoue en toute franchise, et c’est peut-être à cause de cette visite, que je me suis montré si peu sensible en vous entretenant de l’affaire de Mme Kaïrova.