Journal d’un écrivain/1876/Mai, IV

TENDANCES DÉMOCRATIQUES INCONTESTABLES.


LES FEMMES.


Il conviendrait peut-être de répondre encore à une lettre de l’un de mes correspondants.

Dans le dernier numéro du Carnet, j’ai écrit ces lignes qui ont pu paraître entachées d’exagération.

« Avant peu la Russie sera la plus forte de toutes les puissances européennes… Les autres grandes puissances disparaîtront… elles seront épuisées par la lutte qu’elles auront à soutenir contre leurs prolétaires. En Russie, il n’en sera pas de même. Le bonhomme Démos est content : il sera de plus en plus satisfait, de plus en plus uni. Un seul colosse demeurera sur le continent européen : la Russie… »

Mon correspondant m’objecte un fait qui semblerait prouver que Démos n’est pas aussi heureux que je veux bien le dire. En supposant qu’il me lise, il comprendra que je ne puis m’occuper à présent du fait en question, bien que je ne désespère pas d’y revenir prochainement. Pour l’instant, je veux dire un mot sur Démos, d’autant plus que d’autres personnes m’expriment des doutes sur son bonheur. Je leur ferai remarquer que j’ai laissé à entendre que sa prospérité lui viendrait de son union : «… de plus en plus satisfait, de plus en plus uni… »

En effet, si cette disposition à la concorde n’existait pas, mes contradicteurs auraient laissé passer mes appréciations sans les discuter. Cette disposition à la concorde, à la discussion courtoise pour le bien de tous existe véritablement. Elle est incontestablement démocratique et désintéressée. Elle est universelle. — Oui, nous en convenons, il y a beaucoup d’insincérité dans certaines déclarations démocratiques de nos journaux, beaucoup d’exagération dans la campagne contre les adversaires de la démocratie, lesquels, disons-le en passant, ne sont pas nombreux aujourd’hui. Néanmoins, la loyauté des sentiments démocratiques de la plus grande partie de la société russe ne peut guère être mise on doute. À ce point de vue, nous présentons un phénomène tout particulier en Europe, où ordinairement, même à l’heure actuelle, la démocratie ne trouve ses champions que dans les basses classe, où les anciens dirigeants, vaincus en apparence, se défendent toujours avec vigueur. Notre aristocratie, à nous, n’a pas été vaincue ; c’est elle qui est venue aux idées démocratiques. On ne peut le nier. S’il en est ainsi, vous avouerez qu’un brillant avenir attend notre Démos. En admettant que tout ne se présente pas encore de la façon la plus favorable, il est permis de conjecturer que les malheurs passagers de Démos disparaîtront peu à peu sous l’influence de ce que je n’hésiterai pas à appeler les tendances démocratiques universelles et la concorde absolue de tous les Russes du plus grand au plus petit. C’est en envisageant ainsi les choses que j’ai pu dire que Démos était content et qu’il serait de plus en plus satisfait. Je ne vois là rien d’incroyable.


____


J’aimerais à ajouter ici un mot sur la femme russe. J’ai déjà dit qu’en elle résidaient beaucoup de nos espérances pour l’avenir. Il est incontestable que la femme russe a fait de grands progrès, ces vingt dernières années. Ses aspirations sont devenues de plus en plus hautes, franches et courageuses. Elle nous a imposé l’estime et a aidé au développement de notre pensée. Il ne faut pas tenir compte de quelques défaillances. On peut déjà apprécier des résultats. La femme russe a bravement méprisé les obstacles et les railleries. Elle a nettement exprimé son désir de participer à l’œuvre commune : elle a travaillé avec désintéressement et abnégation. Le Russe, homme, s’est, au cours de ces dix dernières années, terriblement adonné au libertinage, a été pris du prurit du gain, s’est fait gloire de son cynisme et de ses appétits grossiers. La femme est restée, beaucoup plus que lui, fidèle au culte et au service de l’Idée. Dans sa soif d’acquérir une instruction supérieure elle a donné l’exemple de toutes les vaillances. Le Carnet d’un Écrivain m’a donné l’occasion de comprendre mieux la femme russe. J’ai reçu des lettres remarquables signées de noms féminins. Je regrette de ne pouvoir répéter ici tout ce qu’on m’a écrit.

Ce n’est pas que je sois aveugle pour quelques défauts de la femme contemporaine. Le plus grave est d’accepter sans contrôle et de suivre trop loin certaines idées masculines. En tout cas, ce défaut témoigne d’assez nobles qualités de cœur. Les femmes apprécient surtout les sentiments généreux, les belles paroles et plus que tout le reste ce qu’elles croient être de la sincérité. Elles sont souvent victimes des sincérités apparentes, se laissent entraîner par les opinions spécieuses, et c’est malheureux. L’instruction supérieure pourra aider puissamment à corriger cela dans un avenir prochain. En adoptant avec toutes ses conséquences et sans restrictions le principe de l’éducation supérieure accordée aux femmes, en y joignant les droits qu’elle doit procurer, la Russie ferait un grand pas dans la vole qui mènera à la régénération de l’humanité. Dieu veuille que la femme russe se lasse moins souvent comme, par exemple, la malheureuse Pissareva ! Qu’elle imite plutôt une autre Russe, la femme de Stchapov, et qu’elle se réconforte aux heures de découragement par l’amour et l’abnégation. Mais l’une et l’autre sont également douloureuses à nous rappeler et inoubliables, l’une si noblement énergique et si mal récompensée, l’autre désolée, désespérée, vaincue…