Journal d’un écrivain/1876/Mai, I

I

L’AFFAIRE KAÏROVA
EXTRAIT D’UNE LETTRE


On me demande si je n’écrirai rien sur l’affaire Kaïrova. J’ai reçu nombre de lettres qui contiennent cette question. L’une d’elles m’a paru fort intéressante. Elle n’était évidemment pas destinée à la publicité, mais je me permettrai d’en citer quelques lignes tout en dissimulant discrètement la personnalité de son auteur. J’espère que mon honorable correspondant ne m’en voudra pas :

« C’est avec un profond sentiment de dégoût que nous avons lu l’affaire de la Kaïrova. Cette affaire nous met en présence des plus bas instincts. La mère de l’héroïne principale s’adonna à la boisson pendant sa grossesse, son père était un ivrogne, son frère a bu au point de perdre la raison ; un de ses cousins a égorgé sa femme ; la mère de son père était folle. Voilà le milieu d’où est issue cette Kaïrova. L’accusateur lui-même se demanda si elle n’était pas folle. Quelques médecins-experts niaient ; d’autres admettaient la possibilité de la démence. Mais ce procès nous révèle surtout, non pas tant une folle qu’une femme arrivée à la limite extrême de la négation de tout ce qui est saint. Pour elle, la famille n’existe pas ; nulle femme, devant elle, n’a les moindres droits sur son propre mari, ne peut même dire que sa vie lui appartient ; l’odieuse lubricité de la Kaïrova doit primer tout.

« On l’a acquittée comme folle. Peut-être en faut-il remercier Dieu, car il n’est pas impossible qu’elle soit insensée.

« Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que dans le public, composé exclusivement de dames, des applaudissements aient retenti.

« Des applaudissements, pourquoi ? Pour l’acquittement d’une folle ou pour l’impunité accordée au cynisme et aux débordements féminins ?

« Des femmes, des mères, ont applaudi ! Ce n’est pas applaudir mais bien pleurer qu’il fallait, en présence d’un tel outrage à ce qui devrait être l’idéal d’une femme… »

(J’omets ici quelques lignes décidément trop violentes.)

« Pouvez-vous passer cela sous silence ? »


LA VOIX DE LA PROVINCE


Il est peut-être bien tard pour revenir sur le détail de cette affaire de la Kaïrova : du reste, tout le monde est au courant.

Je voudrais en dire quelques mots cependant, car rien ne finit, et il n’est donc jamais trop tard, en réalité, pour examiner une affaire intéressante. Toute aventure de ce genre a une suite qui rajeunit, et je vois que tout le public russe s’est passionné pour le procès ; les nombreuses lettres que je reçois en sont une preuve. Nos provinces, elles aussi, ont donné ; comme l’ont depuis longtemps remarqué les journaux, elles veulent vivre de leur vie propre et un recueil de Kazan, intitulé le Premier pas, et dont nous aurions déjà dû parler, a dit des choses d’une extrême importance. Voici que de nouvelles voix se joignent au vieux chœur russe. Jusqu’à présent, Pétersbourg et Moscou ont mené la Russie, et cela depuis Pierre le Grand. Le rôle de Pétersbourg, celui de fenêtre ouverte sur l’Europe, semble modifié à l’heure qu’il est, non pas fini, modifié. Maintenant, il faut dire que Pétersbourg, fondé en quelque sorte dans le but de diminuer l’influence de l’ancienne capitale, a vu Moscou s’associer de plus en plus à ses idées. Tout ce qui naissait et se développait à Pétersbourg naissait et se développait à Moscou. Il est bon d’ajouter que tous les villes de la Russie ont suivi cet exemple, si bien qu’en toute ville russe on trouve toute la Russie. Nous n’ignorons pas que chaque coin de province puisse avoir ses particularités, qu’il y ait même parfois un désaccord momentané entre telle région et le centre gouvernemental ; certainement, l’avenir de la Russie est insondable, mais enfin il paraît beaucoup plus clair que celui de la plupart des autres pays. Il est bon que la province parle, à la condition de ne dire rien qui puisse menacer l’unité de l’Empire. Du reste, je ne crois pas que la parole fatale soit dite sitôt ; Moscou, ce centre de la grande Russie, a donc encore un bel avenir devant lui. Moscou n’est pas encore la troisième Rome ; pourtant la prophétie doit s’accomplir, car il n’y aura pas de quatrième Rome et l’Univers ne se passera pas d’une Rome. Je dis Moscou, au lieu de dire Pétersbourg, qui vit de la même vie intellectuelle, parce que Moscou est une sorte de symbole. Tout cela est allégorique, rien de plus. Qu’Astrakhan et Kazan ne se fâchent donc point ; que ces villes continuent à publier des recueils littéraires que nous lisons avec grand plaisir. Il paraîtrait un Second pas que nous ne nous en plaindrions point, au contraire.


LE TRIBUNAL ET MADAME KAÏROVA


Nous voici bien loin de l’affaire Kaïrova. J’y reviens. J’ai été plutôt content de voir que l’on a traité la Kaïrova de façon indulgente, bien que l’acquittement m’ait paru excessif. Je ne suis pas homme à m’indigner parce qu’on l’a mise en liberté… pourtant je ne crois pas à sa folie, malgré les opinions des experts. C’est mon sentiment personnel et je n’insiste pas. D’ailleurs, saine d’esprit, la malheureuse me semble encore plus à plaindre : démente, « elle ne savait ce qu’elle faisait » ; indemne de folie, la misérable femme a beaucoup souffert. Le meurtre est toujours horrible. Elle a certainement connu d’atroces moments, pendant les jours d’indécision qui ont précédé le crime, après la rentrée de la femme légitime chez son amant, à elle, Kaïrova. (Et la malheureuse ne comprend pas que c’était elle qui outrageait ! ) Cette dernière heure passée sur l’escalier, le rasoir à la main, cette dernière heure avant l’assassinat a dû être épouvantable. Elle a subi dix mois de douloureuses épreuves, on l’a enfermée chez les fous, et son procès a traîné, traîné !… Et puis, cette femme réellement criminelle semble être d’une nature si absurde, si inintelligente à certains points de vue, si vaine, si futile, si peu maîtresse d’elle-même, que ç’a été un soulagement quand on a su qu’elle n’était pas condamnée. Il est seulement dommage qu’on n’ait pas pu être miséricordieux, sans l’innocenter en quelque sorte par un acquittement. L’avocat Outine aurait dû se borner à un simple exposé des faits, sans chanter les louanges du crime ; il est vrai que nous ne savons garder de mesure en rien.

En Occident, nous avons trouvé la théorie de Darwin. C’est une hypothèse géniale, dont nous nous sommes hâtés de faire une série d’axiomes. L’idée que le crime n’est souvent qu’une maladie a un sens profond, — chez nos voisins d’Occident, — parce qu’ils ont bien voulu distinguer. Chez nous, la même pensée n’a aucun sens, parce que nous avons la rage de généraliser. Et nous voyons en cela quelque chose de libéral ! Il y a chez nous beaucoup d’hommes sérieux, et je ne parle pas pour eux, en ce moment. Mais il y a aussi la rue, la réunion des badauds bornés et des trafiquants du libéralisme, à qui tout est indifférent, du moment qu’une mesure quelconque a l’air d’être libérale. Quant à l’avocat Outine, il a fait l’apologie du crime, persuadé que, comme avocat, il ne pouvait parler autrement. Et voilà comment des hommes d’une valeur incontestable s’emballent à faux ! Je crois que si les jurés avaient pu s’en tirer autrement qu’en acquittant, ils auraient tenté de protester par leur verdict contre les exagérations de M. Outine, et l’avocat aurait ainsi nui à sa cliente. Dans la presse, on les a loués et on les a blâmés. Moi je crois que les jurés n’ont pu faire différemment. Voici, en effet, ce que nous lisons dans un compte rendu de journal :

À une question posée à la requête de l’accusation :

«… La Kaïrova a-t-elle prémédité l’acte de porter maints coups de rasoir au cou, à la tête et à la poitrine d’Alexandra Welikanova dans le but de la tuer, ce dont Welikanova elle-même, et son mari l’ont empêchée ? »

Les jurés ont répondu : non.

Que pouvait-on répondre à une question ainsi posée ? Et qui voudrait prendre sur sa conscience de répondre affirmativement ? (Il est vrai que nous ne pourrions pas répondre davantage de façon négative. Mais nous ne parlons pas de la réponse des jurés, en tant que jurés.) Il faudrait avoir la science universelle infuse pour répondre oui.

La Kaïrova elle-même pourrait bien être incapable de répondre : « Avait-elle l’intention d’égorger ou de frapper au hasard ? » C’est cela qu’on demande aux jurés, qui doivent le savoir encore bien moins qu’elle. Elle avait acheté le rasoir, soit. Mais savait-elle le résultat de ce qu’elle ferait avec ? J’irai même jusqu’à dire qu’elle a pu ignorer si elle frapperait ou non, pendant cette dernière heure passée sur l’escalier, le rasoir à la main… alors que, sur son lit, étaient couchés son amant et sa rivale. Personne, personne au monde ne peut savoir ce qui s’est agité en elle. Je veux encore aller plus loin, me trouve absurde qui voudra. Je prétends qu’elle a très bien pu ne pas savoir ce qu’elle faisait au moment où elle frappait. Je ne dis pas qu’elle était folle et ignorait qu’elle frappait ; j’admets seulement qu’il est possible qu’elle n’ait eu aucun but défini, la mort de sa rivale ou un autre. Elle pouvait égorger par haine, par fureur, sans penser aux conséquences de ce qu’elle faisait. À en juger par le caractère excessif, désordonné de cette malheureuse, je suis presque certain qu’il en a été ainsi. Remarquez que son sort dépendait de la réponse affirmative ou négative des jurés. Qui aurait voulu prendre un tel fardeau sur sa conscience ? Ils ont répondu négativement parce que, en un tel cas, ils ne pouvaient faire une autre réponse.

Vous me direz que le crime de la Kaïrova n’est pas un crime livresque, inspiré par l’imagination, qu’il n’y a là qu’une « affaire de femmes » très simple, très brutale, et que Welikanova était couchée dans le lit de Kaïrova. Voyez-vous cette dernière, s’arrêtant après avoir porté le premier coup et se sauvant ? Cela aurait très bien pu arriver. Et l’on vient vous demander : « Avait-elle l’intention d’égorger complètement ? » Eh bien ! et si prise d’horreur, après avoir frappé une seule fois, elle s’était tuée elle-même ! Si, au contraire, après avoir achevé sa victime, elle s’était acharnée sur le cadavre, lui coupant le nez, les lèvres, le cou ? Si ce n’était qu’après avoir décapité Welikanova, qu’elle eût compris ce qu’elle avait fait, quand on lui eût arraché des mains cette tête coupée ? Tout cela aurait pu arriver, être accompli par la même femme, dans la même disposition d’esprit, dans les mêmes circonstances !

Mais, me dira-t-on, alors on ne peut jamais porter un jugement sur un meurtre, si le crime n’a pas été suivi de la mort de la victime ou, au contraire, du parfait rétablissement de cette victime ? Je crois qu’il y a des cas où la volonté de tuer est évidente, même quand l’assassin n’est pas arrivé à ses fins. Je crois que la conscience des jurés a justement quelque chose à faire là et que la certitude leur dictera un verdict tout différent. C’est pour cela que je trouve excellente l’institution du jury. Somme toute, je crois que les erreurs sont rares. Le jury n’a qu’à éviter les excès de mansuétude ou de férocité. Il aurait plutôt tendance à pécher par mansuétude, par sentimentalité. Oui, et il lui est bien difficile de s’en défendre. La sentimentalité est à la portée de tout le monde. Elle est sympathique, elle est avantageuse, elle est commode et ne coûte rien.


LE DÉFENSEUR ET KAÏROVA


Je n’analyserai pas la plaidoirie de M. Outine. Je la trouve dépourvue de tout talent. Ce n’est pas de « style élevé » qu’elle manque, ni de « beaux sentiments », ni d’humanitarisme du genre « libéral » à la mode. Mais tout le monde sait qu’à présent les beaux sentiments courent les rues. Pourtant il y a encore tant de gens naïfs à Pétersbourg ! Ce sont autant d’admirateurs tout trouvés pour les avocats « à effets ». Ces avocats « à effets » n’ont pas toujours le loisir de s’occuper d’une affaire, de l’approfondir ; de plus, il leur est arrivé si souvent de se servir de tous les moyens oratoires qu’ils ne s’impressionnent plus eux-mêmes, s’ils émotionnent encore les autres. En fait de cœur, il ne leur reste plus que quelque chose de sec et de creux qui leur bat sous la mamelle gauche. Ils ont fait, une fois pour toutes, provision de phrases sensationnelles, de pensées, d’opinions utiles, voire même de gestes appropriés aux circonstances. Alors, sûrs de ne pas être pris au dépourvu, ils s’enfoncent dans la béatitude.

Et il est rare que leurs précautions ainsi prises d’avance ne leur assurent pas quelques succès.

Je ne prétends pas que « l’avocat à effets » que je vous présente ressemble le moins du monde à M. Outine. Il s’est montré, en d’autres occurrences, homme de talent, et j’admets que les sentiments qu’il exprime soient, en général, très sincères. Toujours est-il que, cette fois-ci, il s’est contenté de lâcher sur nous l’écluse aux phrases sonores. Malgré moi, j’ai été tenté de l’accuser de négligence, d’indifférence pour l’affaire qu’il vient de plaider. Il faut reconnaître que plus nos avocats ont de réputation, plus ils sont occupés et que les plus recherchés ont peu de temps devant eux. Si M. Outine avait eu un peu plus de loisir, il aurait pris cette affaire plus à cœur ; il aurait été plus soigneux de ménager ses effets et n’aurait pas célébré en style dithyrambique une intrigue assez peu digne d’admiration. Il nous aurait épargné ses phrases faussement tragiques sur les « lionnes frémissantes auxquelles on arrache leurs petits » ; il ne serait pas tombé avec un tel acharnement sur la victime de l’attentat, — Mme Welikanova, — ne lui aurait pas fait le reproche de n’avoir pas su se laisser égorger complètement (c’était presque dit en propres termes), et ne se serait pas permis une sorte de jeu de mots sur les paroles du Christ à la pécheresse de l’Évangile.

Je n’étais pas au tribunal, mais, d’après les comptes rendus de journaux, j’ai cru comprendre que M. Outine en avait pris à son aise et avait même frisé le ridicule.

Dès que j’ai commencé à lire la plaidoirie, je suis demeuré un peu ahuri, me demandant de qui se moquait M. Outine. Était-ce par ironie qu’il remerciait le procureur de son réquisitoire contre la Kaïrova, déclarant que ce morceau d’éloquence était non seulement brillant, plein de talent et d’humanité, mais encore plus semblable à une plaidoirie qu’à un réquisitoire ? Certes, les paroles du procureur étaient éloquentes et humaines, libérales au plus haut degré, et il faut bien que ces messieurs de la défense et de l’accusation échangent des compliments cordiaux pour la plus grande édification des jurés ; mais après avoir loué l’accusateur pour sa plaidoirie, M. Outine ne voulut pas rester original jusqu’au bout et se mettre, lui, à accuser un peu Mme Kaïrova. C’est bien dommage ; cela eût été fort neuf ; je doute pourtant que cela eût étonné les jurés : nos jurés ne s’étonnent plus de rien. Cette observation n’est qu’une plaisanterie de ma part. M. Outine non seulement n’a pas accusé, mais il a encore défendu avec une maladroite exagération ; c’est justement là que je vois une certaine négligence de sa part : « Bah ! se sera-t-il dit, je m’en tirerai bien toujours à la dernière minute en employant toutes les flamboyantes ressources du « style élevé » ; ce sera suffisant pour la galerie. C’est ainsi que se consolent messieurs les avocats trop occupés quand ils ont bâclé la préparation d’une plaidoirie.

M. Outine s’est mis en frais de pathétique pour présenter Mme Kaïrova sous un jour idéal et romanesque ; c’était bien inutile : sa cliente est moins antipathique sans ce luxe d’ornements. Mais M. Outine comptait sur le mauvais goût des jurés. Tout en elle, d’après sa harangue, est sublime ; son amour est lyriquement torride. M. Outine idéalise tout. Si la Kaïrova, qui n’avait jamais débuté sur une scène, contracte un engagement dans un théâtre de région quelque peu lointaine, — à Orembourg, — M. Outine voit là tout un poème d’abnégation. Elle a fait ça pour sa mère ! (La vieille dame avait besoin de quelques subsides.) Je ne trouve pas la chose si extraordinaire. Il n’est pas rare qu’une jeune fille belle, pleine de talent, mais pauvre, s’en aille au loin, en acceptant des conditions beaucoup moins avantageuses que celles qui étaient offertes à Mme Kaïrova. Mais le défenseur découvre dans le seul fait d’avoir signé un contrat la preuve d’une grandeur d’âme absolument héroïque. Kaïrova ne tarde pas à entrer en relation avec Welikanov, qui était l’impresario de la troupe. Les affaires étaient mauvaises. Kaïrova se remue, sollicite et tire d’affaire son directeur. Il paraît que c’est encore héroïque. Je crois que n’importe quelle femme du caractère de cette vive, de cette fougueuse Kaïrova aurait « sollicité » impavidement pour l’homme aimé, dès qu’il y eût plus qu’amourette sans conséquence entre eux.

Les scènes avec la femme de Welikanov commencèrent, et après avoir décrit l’une de ces scènes, M. Outine nous affirme que, dès lors, sa cliente considérait Welikanov comme sien, voyant en lui sa création et son enfant chéri. On m’apprend, à ce sujet, que « l’enfant chéri » est de très haute taille, robuste, taillé en grenadier et orné d’une forte toison qui frise sur la nuque. M. Outine veut que Kaïrova ait eu l’intention de former « cet enfant », de lui donner des idées nobles ; sans doute l’avocat n’admet pas que sa cliente pût s’attacher à Welikanov sans concevoir ce but élevé. L’« enfant chéri » ne s’améliora d’aucune façon ; je crois qu’au contraire qu’il se détériora chaque jour davantage.

Voici venir l’ère des complications. Kaïrova et l’enfant chéri font une apparition à Pétersbourg ; puis l’enfant chéri se rend seul à Moscou pour chercher une place. Kaïrova lui écrit des lettres tendres et passionnées, mais Welikanov ne montre aucun talent épistolaire. Dans ces lettres, observe M. Outine, on voit un petit nuage poindre à l’horizon, un nuage qui plus tard envahit tout le ciel et déchaina la tempête. M. Outine a horreur du style simple et s’exprime toujours à l’aide d’impressionnantes images. Mais Welikanov revient, et Mme Kaïrova et lui vivent à Pétersbourg (maritalement s’entend).

Nous arrivons à l’épisode le plus grave du roman. La femme de Welikanov reparait et, dit M. Outine, la Kaïrova se sent tressaillir comme une lionne à qui l’on veut enlever ses petits. Car nous sommes en pleine période de grande éloquence. Elle n’avait pas besoin de cette éloquence pour nous sembler bien à plaindre, cette malheureuse Kaïrova, qui ne sait quoi faire entre la femme et le mari. Welikanov se révèle perfide. Il trompe tour à tour sa femme et la Kaïrova. Il est surtout obligé à de grands ménagements envers cette dernière, qu’il calme en lui faisant accroire que sa femme va bientôt partir pour l’étranger. M. Outine nous présente l’amour de sa cliente comme une passion non seulement sympathique mais édifiante et pour ainsi dire hautement morale. Si morale que la Kaïrova prend la résolution de proposer à Welikanova de lui céder son mari : «… Si vous voulez vivre avec lui, prenez-le. Sinon disparaissez ou moi je pars. Décidez-vous, choisissez. » KaÏrova eut l’intention de tenir ce langage à sa rivale, mais je ne parviens pas à savoir si elle parla ou non. En attendant on ne s’arrêta à aucun parti, et Kaïrova passe désormais son temps à « bouillir de rage ». Elle n’eût pas été femme, nous fait remarquer M. Outine, si elle eût cédé Welikanov sans lutte. La jalousie s’empara d’elle, anéantit sa volonté, l’émietta. Comment pouvait-elle, dès lors, se maîtriser ? Dix jours se passent. Elle languissait. La fièvre la minait, elle ne mangeait plus, ne dormait plus, courait de Pétersbourg à Oranienbaum, et ce funeste lundi 7 juillet, arriva.

Ce lundi-là, ce jour funeste, Kaïrova se rend chez elle, à la campagne. On lui dit que la femme de Welikanov est là. Elle s’approche de la chambre à coucher : l’homme qu’elle aime passionnément est là, étendu sur son lit avec une autre femme ! « Ah ! messieurs les jurés ! s’exclame M. Outine, pouvait-elle demeurer impassible ! Il eût fallu, pour cela qu’elle n’eût point de cœur ! Ses sentiments ressemblèrent à ces torrents impétueux qui renversent et brisent tout sur leur passage, elle était furieuse. Elle fut portée, n’est ce pas, à détruire tout ce qui l’entourait (!!). Si nous demandons à un torrent pourquoi il commet des ravages, que nous répondra-t-il ?

Que de phrases, mon Dieu ! Mais arrêtons-nous un instant à ces phrases. Elles sont détestables, détestables surtout parce qu’elles se trouvent dans le passage principal de la plaidoirie de M. Outine.

Je tombe d’accord avec vous sur un point, monsieur le défenseur : Kaïrova ne pouvait rester impassible devant ce que vous venez de nous décrire, mais elle n’est peut-être incapable de calme que parce qu’elle est Kaïrova, c’est-à-dire une femme faible et violente, très bonne, sympathique, dévouée, je l’admets, bien que ces épithètes ne lui soient décernées que dans votre plaidoirie, mais d’une nature déréglée au delà de tout ce qu’on peut imaginer. Je ne veux pas injurier une femme qui est malheureuse et ne parle en ce moment que du dérèglement de son esprit. Mais c’est bien parce qu’elle n’a aucun empire sur elle-même que Kaïrova ne voit qu’une façon d’en finir, dans la situation où elle s’est mise. Il ne faut pas dire que, seule, une personne dénuée de cœur eût pu trouver une autre solution plus généreuse. Traiteriez-vous de créature sans cœur une femme qui eût jeté le rasoir qu’elle tenait à la main.

J’ai peut-être été un peu loin en affirmant que vous aviez fait l’apologie du crime ; je me suis laissé entrainer par une indignation qui n’avait rien de vil. Pardonnez-moi d’avoir exagéré l’importance de vos paroles, mais avouez que l’on prononce parfois dans une plaidoirie des phrases bien imprudentes. Réfléchissez qu’il y a des natures féminines plus nobles que celle de votre cliente et capables de concevoir un idéal plus élevé. Si Mme Kaïrova, plus magnanime, avait su comprendre au dernier moment (ne vous récriez pas, c’est très possible, surtout au dernier moment), avait su comprendre qu’elle seule était l’ « offenseur », qu’en abandonnant Welikanov elle pouvait faire plus pour ennoblir son esprit qu’en agissant de toute autre manière, je crois qu’elle serait partie en se demandant comment elle avait pu tomber si bas. Et si elle avait su se conduire avec une pareille générosité d’âme, l’auriez-vous traitée de « femme sans cœur » ?

Ici j’entends des voix qui me disent : « Vous exigez trop de notre nature, c’est inhumain ! » Ce serait trop demander, en effet, et du reste, je n’exige rien du tout. J’ai frissonné en lisant le passage où on la voit écoutant près du lit ; j’ai su me représenter tout ce qu’elle a pu souffrir et je suis heureux qu’on ait rendu la pauvre femme à la liberté. Toutefois, rappelez-vous que celui qui a dit cette grande parole : « Allez et ne péchez plus ! » n’a pas craint d’appeler péché le péché ; il a pardonné, mais il n’a pas acquitté. M. Outine, lui, n’admet pas que la Kaïrova eût pu agir autrement qu’elle n’a fait. Je prends la liberté de faire remarquer que le mal est le mal, qu’il conviendrait de lui donner son nom, loin de l’exalter et de vouloir transformer un crime en exploit presque héroïque.


MONSIEUR LE DÉFENSEUR ET MADAME WELIKANOVA


Puisque nous parlons pitié et humanité, je crois que nous devrions aussi avoir pitié de Mme Welikanova. Qui plaint trop l’offenseur ne plaint pas assez l’offensé. Pourtant M. Outine semble refuser à Mme Welikanova jusqu’à la maigre satisfaction de se voir considérée comme « victime du crime ». Il me semble, — et je serais surpris si je me trompais, — que M. Outine a eu, pendant toute sa plaidoirie, un grand désir d’attaquer Mme Welikanova. C’eût été un procédé vraiment trop simple et on aurait pu dire, monsieur le défenseur, que vous ne gardiez d’indulgence que pour votre cliente, et que cette indulgence était purement professionnelle. Vous avez qualifié de « sauvages et cruelles » les paroles de Mme Welikanova s’écriant qu’elle baiserait les mains et les pieds de la personne qui la débarrasserait de son mari. Mme Kaïrova, présente, déclara « qu’elle le prenait », et la femme de Welikanov lui répondit : « Eh bien ! Prenez-le ! » Vous avez fait remarquer que, dès ce moment, Kaïrova a considéré Welikanov comme sien, a vu en lui « sa création » et « son enfant chéri ». Tout cela est très naïf. D’abord qu’y a t-il là de sauvage et de cruel ? Certes les paroles ne sont pas tendres ; mais si vous pouvez excuser Kaïrova de s’être armée d’un rasoir, comment ne pouvez-vous pas pardonner une exclamation de femme furieuse et offensée ? Vous reconnaissez vous-même que Welikanov est un être tellement impossible que l’amour de Kaïrova pour lui est une pure folie. Pourquoi ces mots « les pieds et les mains » vous paraissent-ils si effroyables ? Un homme impossible s’attire parfois des paroles impossibles, — et je ne vois là qu’une phrase. Franchement, si Mme Kaïrova s’était autorisée de ces paroles pour s’arroger le droit de confisquer le sieur Welikanov, elle me ferait l’effet d’une simple farceuse.

Nous ne savons pas comment la phrase est venue et faut-il se montrer si sévère pour quelques mots jetés par une femme exaspérée ? Dans bien des familles on échange des propos autrement graves, sur lesquels on juge plus charitable de ne pas revenir. Et ne trouvez-vous pas la réponse de Kaïrova beaucoup plus offensante ? La maîtresse triomphe d’enlever à la femme son mari.

Ailleurs vous insinuez que Mme Welikanova s’est procuré un certificat médical de pure complaisance, afin d’éviter de se présenter devant la cour. Vous dites ensuite :

« Que pensez-vous, messieurs les jurés, de cette femme qui vient chez son mari, qu’elle sait l’amant d’une autre femme, — de cette épouse qui pénètre dans le domicile de la maîtresse, — qui se décide à passer la nuit là et se couche sur le lit de sa maîtresse ! Cela dépasse mon entendement ! »

Vous êtes dur et injuste. Ignorez-vous que votre cliente a beaucoup gagné à la non-comparution de Mme Welikanova devant le tribunal ? C’est qu’on a dit beaucoup de mal d’elle à l’audience ! J’ignore son caractère, mais… j’aime mieux qu’elle ne soit pas venue ! Peut-être n’a-t-elle pas voulu se montrer, obéissant à un fier sentiment de pudeur de femme offensée ; peut-être s’est-elle abstenue de paraître par pitié pour son mari. Personne n’a le droit de savoir pourquoi elle n’est pas venue. En tout cas il est certain qu’elle n’est pas de celles qui aiment à étaler en public leurs sentiments intimes. Et si elle était venue, qui vous dit qu’elle n’aurait pas expliqué de la façon la plus plausible du monde cette visite à son mari dont vous lui faites un crime ? Car ce n’est pas chez la Kaïrova qu’elle est entrée, mais bien chez son mari, qui l’a appelée, repentant. Et il n’est aucunement prouvé qu’elle ait su que Mme Kaïrova payait le loyer de la maison. Elle n’était pas forcée de savoir qui était la personne hébergée et qui était la personne payante. Le mari l’a demandée : elle est venue chez son mari. Il lui aura expliqué que c’était son logement, à lui. Vous savez bien qu’il ne faisait que tromper les deux femmes. Quant à ce que vous dites au sujet du lit de la maîtresse, il est peut-être tout aussi facile d’en donner l’explication.

En général, je vois que tout le monde est tombé sur cette pauvre femme. Si Welikanova eût surpris Kaïrova dans la chambre de son mari et l’eût égorgée à coups de rasoir, il est très possible qu’on se fût fait un devoir de l’envoyer au bagne, étant donnée sa fâcheuse qualité de femme légitime.

Comment avez-vous pu dire, monsieur le défenseur que Welikanova n’a pas souffert de tout ce drame, parce que, peu de jours après, elle reparaissait sur la scène d’un théâtre et jouait ensuite tout l’hiver, tandis que Kaïrova passait dix mois chez les fous ? Je plains non moins que vous votre infortunée cliente, mais avouez que Mme Welikanova a dû souffrir beaucoup elle aussi. Même si nous devons laisser de côté les chagrins qu’elle a éprouvés, comme femme, souvenez-vous, monsieur le défenseur, vous dont la plaidoirie révèle tant d’humanité, qu’elle a, certainement ressenti d’affreuses angoisses quand elle a enduré quelques minutes (trop de minutes) de peur mortelle en présence de sa rivale armée et furieuse. Il est vrai que ces situations-là ne sont comprises que de ceux qui ont vu la mort de près. Mais songez à son réveil sous le rasoir de l’assaillante, qui lui sciait la gorge. Et elle a entrevu au-dessus d’elle le visage convulsé de Kaïrova. Elle s’est débattue, — et Kaïrova continuait à la martyriser ; certes elle a dû se voir déjà morte. Pensez-vous à ce qu’a pu être cet abominable cauchemar, ce cauchemar d’une femme éveillée, et c’est là le plus horrible ! Et quand on lui a couvert le visage d’un sac ! Ah ! monsieur le défenseur, considérez-vous ces tortures comme des bagatelles ! Elle a dû éprouver ce qu’éprouve un condamné lié sur l’échafaud !

Récemment une marâtre a jeté d’un quatrième étage sa petite belle-fille âgée de 6 ans. L’enfant est retombée sur ses petits pieds, saine et sauve. Mais croyez-vous qu’elle n’ait rien souffert ? Déjà, involontairement, je songe à la plaidoirie de l’avocat chargé de défendre la marâtre. On nous parlera de la situation affreuse d’une jeune femme épousée par contrainte, devenue la proie d’un veuf inhumain. On nous peindra sa vie pauvre, sa vie misérable, toute de labeurs. Elle, la pauvrette, d’âme simple, de cœur pur, aura été en quelque sorte subornée comme une enfant sans expérience. On lui aura vanté les joies du ménage et ces joies auront consisté en linge sale à blanchir, en hideuses besognes de cuisine, en débarbouillages de mioche malpropre ! « Laver cette enfant, messieurs les jurés, y pensez-vous ! Comment voulez-vous qu’elle ne l’ait pas prise en haine ! (Et je parie que l’avocat découvrira chez l’enfant de 6 ans quelques noirceurs exécrables !) Alors, prise de désespoir, dans un moment d’inconsciente folie, la malheureuse marâtre empoigne la petite fille… Ah ! messieurs les jurés, qui de vous n’en eût fait autant ! Lequel d’entre vous n’eût pas flanqué cette enfant par la fenêtre ! » J’exagère, je caricature, soit ! Mais celui qui composera cette plaidoirie dira, croyez-le bien, quelque chose d’approchant. Or, le cas de cette coupable marâtre mériterait une analyse subtile et profonde, qui pourrait justement, peut-être, avoir pour résultat d’obtenir un peu d’indulgence pour la criminelle. Et voilà pourquoi j’en veux à la banale naïveté de vos procédés, messieurs les défenseurs.

D’un autre côté, nos tribunaux ne sont-ils pas, à un certain point de vue, une école de morale pour notre peuple ? Quel enseignement voulez-vous que ce peuple tire des harangues prononcées au cours des audiences ? Parfois on va jusqu’à lui servir de simples plaisanteries. M. Outine, à la fin de son plaidoyer, ne s’est-il pas amusé à appliquer à sa cliente ce verset de l’Évangile : « Elle a beaucoup aimé, il lui sera beaucoup pardonné » ? C’est délicieux, d’autant plus que le défenseur savait très bien que ce n’est pas parce qu’elle avait aimé — comme l’entend M. Outine — que le Christ avait pardonné à la pécheresse. Je trouverais irrévérencieux de citer en entier, à ce propos, ce sublime et attendrissant passage de l’Évangile. Je préfère consigner ici une observation personnelle, qui ne touche M. Outine ni de près ni de loin. Dès l’époque où j’étais élève de l’École militaire, j’ai remarqué que mes condisciples croyaient fermement, en général, à une sorte d’indulgence du Christ pour cette attrayante faiblesse, — la luxure. Je me souviens de m’être souvent posé cette question : Pourquoi les jeunes gens sont-ils si enclins à s’expliquer de la sorte ce passage de l’Évangile ? Ils semblent, pourtant comprendre assez bien les autres. J’ai conclu que leur contresens avait une cause physiologique. Avec leur bonté naturelle, de jeunes Russes ne pouvaient trouver bien coupable, chez d’autres, une faiblesse qu’ils partageaient, dès qu’ils jetaient un regard du côté d’une jolie femme. Et du reste, je sens que je viens de dire une sottise, mais je suis sûr que M. Outine sait fort bien comment il convient d’interpréter le texte en question.