Journal d’un écrivain/1876/Avril, II

II


un homme paradoxal


Puisque nous parlons de la guerre, il faut que je vous entretienne de quelques opinions de l’un de mes amis qui est un homme à paradoxes. Il est des moins connus, son caractère est étrange : c’est un rêveur. Plus tard j’entrerai dans plus de détail à son sujet. Quant à présent, je ne veux me rappeler qu’une conversation que j’eus avec lui, il y a déjà quelques années : il défendait la guerre, en général, peut-être uniquement par amour du paradoxe. Notez que c’est un parfait « pékin », l’homme du monde le plus pacifique, le plus indifférent aux haines internationales ou simplement interpétersbourgeoises.

— C’est s’exprimer en sauvage, dit-il entre autres choses, qu’affirmer que la guerre est un fléau pour l’humanité. Tout au contraire, c’est ce qui peut lui être le plus utile. Il n’y a qu’une sorte de guerre vraiment déplorable, c’est la guerre civile. Elle décompose l’État, dure toujours trop longtemps et abrutit le peuple pour des siècles entiers. Mais la guerre internationale est excellente sous tous les rapports. Elle est indispensable.

— Que voyez-vous d’indispensable dans ce fait, que deux peuples se jettent l’un sur l’autre pour s’entre-tuer ?

— Tout, absolument tout ! D’abord il n’est pas vrai que les combattants se jettent les uns sur les autres pour s’entre-tuer ou du moins telle n’est pas leur première intention. Tout d’abord ils font le sacrifice de leur propre vie, voilà ce qu’il faut considérer avant tout, et rien n’est si beau que de donner sa vie pour défendre ses frères et la patrie ou tout simplement les intérêts de cette patrie. L’humanité ne peut vivre sans idées généreuses, et c’est pour cela qu’elle aime la guerre.

— Vous croyez donc que l’humanité aime la guerre ?

— Bien certainement. Qui se désespère, qui se lamente pendant une guerre ? Personne. Chacun devient plus courageux, se sent l’âme plus haute ; on secoue l’apathie coutumière ; on ne connait plus l’ennui ; l’ennui, c’est bon en temps de paix. Quand la guerre est finie, on aime à se la rappeler, se fût-elle achevée sur une défaite. Ne croyez pas à la sincérité de ceux qui, la guerre déclarée, s’abordent en gémissant : « Quel malheur ! » Ils parlent par respect humain. La joie, en réalité, règne dans toutes les âmes, mais on n’ose pas l’avouer. On a peur de passer pour un rétrograde. Personne n’ose louer, exalter la guerre.

— Mais vous me parliez des idées généreuses de l’humanité. Ne voyez-vous pas d’idées généreuses en dehors de la guerre ? Il me semble qu’on peut en acquérir davantage en tant de paix.

— Pas du tout. La générosité disparaît des âmes lors des périodes de longue paix. On ne constate plus que cynisme, indifférence et ennui. On peut dire qu’une longue paix rend les hommes féroces. C’est toujours ce qu’il y a de plus mauvais chez l’homme qui domine à ces époques-là ; tenez, la richesse, le capital, par exemple. Après une guerre, on estime encore le désintéressement, l’amour de l’humanité ; mais que la paix dure, et ces beaux sentiments disparaissent. Les riches, les accapareurs sont les maîtres. Il n’y a plus que l’hypocrisie de l’honneur, du dévouement, de l’esprit de sacrifice, vertus que les cyniques eux-mêmes sont contraints de respecter au moins en apparence. Une longue paix produit la veulerie, la bassesse de pensée, la corruption. Elle émousse tous les beaux sentiments. Les plaisirs deviennent plus grossiers aux époques pacifiques. On ne songe plus qu’aux satisfactions de la chair. La volupté produit la lubricité, la férocité. Et vous ne pouvez nier qu’après une paix trop durable, la richesse brutale opprime tout.

— Mais, voyons, les sciences et les arts peuvent-ils se développer au cours d’une guerre ? Et ce sont, je le crois, les manifestations de pensées généreuses.

— Voici où je vous arrête. La science et l’art sont surtout florissants dans les premiers temps qui suivent une guerre. La guerre rajeunit, rafraichit tout, donne de la force aux pensées. L’art tombe toujours très bas après une longue paix. S’il n’y avait pas de guerre, c’en serait fait de l’art. Les plus belles pensées d’art sont toujours inspirées par des idées de lutte. Lisez l’Horace de Corneille ; voyez l’Apollon du Belvédère terrassant le monstre.

— Et les madones ? Et le Christianisme ?

— Le Christianisme lui-même admet la guerre. Il prophétise que le glaive ne disparaîtra jamais de ce monde. Oh ! sans doute, il nie la guerre à un point de vue sublime, en exigeant l’amour fraternel. Je me réjouirais tout le premier si du fer des glaives on forgeait jamais des charrues. Mais la question se pose : Quand cela pourra-t-il avoir lieu ? L’état actuel du monde est pire que toute guerre ; la richesse, le besoin de jouir font naître la paresse qui crée l’esclavage. Pour retenir les esclaves dans leur basse condition, il faut leur refuser toute instruction, car l’instruction développerait le besoin de libertés… J’ajouterai encore que la paix proclamée favorise la lâcheté et la malhonnêteté. L’homme, par nature, est lâche et improbe. Et que deviendra la science si les savants sont pris de jalousie pour ce qui les entoure ? La jalousie est une passion basse et ignoble, mais elle peut atteindre l’âme du savant lui-même. Et comparez au triomphe de la richesse ce que peut donner une découverte scientifique quelconque, la découverte de la planète Neptune, par exemple ? Restera-t-il beaucoup de vrais savants, de travailleurs désintéressés dans ces conditions ? Ils seront pris de velléités de gloire, le charlatanisme, apparaîtra dans la science, et avant tout l’utilitarisme, parce que chacun d’eux aura soif de richesses. Il en sera de même en art : on ne recherchera plus que l’effet. On en viendra à l’extrême raffinement qui n’est que l’exagération de la grossièreté. Voilà pourquoi la guerre est chère à l’humanité, qui sent qu’elle est un remède. La guerre ! mais elle développe l’esprit de fraternite et unit les peuples !

— Comment voulez-vous qu’elle unisse les peuples ?

— En les forçant à s’estimer mutuellement. La fraternité naît sur les champs de bataille. La guerre pousse bien moins à la méchanceté que la paix. Voyez jusqu’où va la perfidie des diplomates aux époques pacifiques ! Les querelles déloyales et sournoises du genre de celle que nous cherchait l’Europe en 1863 font bien plus de mal qu’une lutte franche. Avons-nous haï les Français et les Anglais pendant la guerre de Crimée ? Pas le moins du monde. C’est alors qu’ils nous devinrent familiers. Nous étions préoccupés de leur opinion sur notre bravoure ; nous choyions ceux des leurs que nous faisions prisonniers ; nos soldats et nos officiers se rencontraient aux avant-postes avec leurs officiers et leurs soldats, et c’est tout juste si les ennemis ne s’embrassaient pas ; on trinquait ensemble, on fraternisait. On était ravi de lire ces choses dans les journaux, ce qui n’empêchait pas la Russie de se battre superbement. L’esprit chevaleresque prit un magnifique essor. Et qu’on ne vienne pas nous parler des pertes matérielles qui résultent d’une guerre. Tout le monde sait qu’après une guerre toutes les forces renaissent. La puissance économique du pays devient dix fois plus grande, c’est comme si une pluie d’orage avait fertilisé, en la rafraîchissant, une terre desséchée. Le public s’empresse de venir au secours des victimes d’une guerre, tandis qu’en temps de paix, des provinces entières peuvent mourir de faim avant que nous ayons gratté le fond de nos poches pour donner trois roubles.

— Mais le peuple surtout ne souffre-t-il pas pendant une guerre ? N’est-ce pas lui qui supporte toutes les ruines, alors que les classes supérieures de la société ne s’aperçoivent pas de grand’chose ?

— Ce n’est que temporairement. Il y gagne beaucoup plus qu’il n’y perd. C’est pour le peuple que la guerre a les meilleures conséquences. La guerre égalise tout pendant le combat et unit le serviteur et le maître en cette manifestation suprême de la dignité humaine : le sacrifice de la vie pour l’œuvre commune, pour tous, pour la patrie. Croyez-vous que la masse la plus obscure des moujiks ne sente pas le besoin de manifester de façon active des sentiments généreux ? Comment prouvera-t-elle pendant la paix sa magnanimité, son désir de dignité morale ? Si un homme du peuple accomplit une belle action en temps ordinaire, ou nous l’en raillons ou nous nous méfions de l’acte, ou bien encore nous en témoignons une admiration si étonnée que nos louanges ressemblent à des insultes. Nous avons l’air de trouver cela si extraordinaire ! Pendant la guerre tous les héroïsmes sont égaux. Un gentilhomme terrien et un paysan, quand ils combattaient en 1812 étaient plus près l’un de l’autre que chez eux, dans leur village. La guerre permet à la masse de s’estimer elle-même ; voilà pourquoi le peuple aime la guerre. Il compose des chansons guerrières après le combat et plus tard il écoute religieusement les récits de batailles.

La guerre à notre époque est nécessaire : sans la guerre le monde tomberait dans la sanie…

Je cessai de discuter. On ne discute pas avec des rêveurs. Mais voici qu’on recommence à se préoccuper de problèmes qui semblaient depuis longtemps résolus. Cela signifie quelque chose. Et le plus curieux c’est que cela a lieu partout en même temps.