Journal d’un écrivain/1876/Juin, III

III


LA QUESTION D’ORIENT


Grâce à cette question d’Orient, lequel d’entre nous n’a pas connu, ces temps derniers, des sensations extraordinaires ? Quel bruit elle a fait dans les journaux ! Quelle confusion dans telles cervelles, quel cynisme dans telles conversations, quels bons et honnêtes frissons dans tels cœurs, quel vacarme dans tels milieux juifs ! Une seule chose est vraie : il n’y a rien à craindre, bien que tant d’alarmistes s’efforcent de nous épouvanter ; on est même surpris de voir tant de poltrons en Russie. Je crois que beaucoup parmi eux sont des poltrons de parti pris, mais il est sûr qu’ils se sont trompés d’époque. Il n’est même plus temps de trembler pour eux. Les plus fougueux poltrons de parti pris sauront à quel moment s’arrêter et n’exigeront pas le déshonneur de la Russie. Nous ne verrons pas se renouveler l’histoire des ambassadeurs que le Tzar Ivan le Terrible envoya à Étienne Batory, avec la consigne de tout faire pour obtenir la paix, même s’il s’agissait de recevoir des coups. L’opinion publique s’est prononcée : nous ne sommes pas d’humeur à nous laisser battre.

Le prince Milan de Serbie et le prince Nicolas de Montenegro, pleins d’espoir en la Providence et sûrs de leur droit, ont marché contre le Sultan et, quand il lira ces lignes, il se peut bien que le public connaisse déjà la nouvelle d’un grand combat, voire d’une bataille décisive. Les événements vont se précipiter, à présent. La lenteur, les hésitations des grandes puissances, les subterfuges diplomatiques de l’Angleterre refusant d’adhérer aux conclusions de la Conférence de Berlin, la révolte qui a éclaté à Constantinople, l’explosion du fanatisme musulman et enfin cet horrible massacre de soixante mille Bulgares paisibles, vieillards, femmes et enfants, ont rendu la guerre inévitable. Les Slaves sont pleins d’espérance : ils disposent, toutes forces mises en ligne, de près de cent cinquante mille soldats, de troupes régulières pour les trois quarts. Mais l’essentiel, c’est l’esprit des belligérants : tous vont de l’avant, sûrs de la victoire. Chez les Turcs, au contraire, il règne une grande confusion qui ne tarderait pas à se changer en panique aux premiers revers. Si l’Europe n’intervient pas, les Slaves vaincront sûrement. On prétend que l’Europe interviendra mais la politique européenne est, actuellement, assez flottante et irrésolue. Il semble n’y avoir là qu’un désir de retarder les solutions nécessaires et décisives. On veut pourtant que l’alliance des trois grandes puissances orientales se maintienne ; les entrevues personnelles des trois empereurs continuent. L’Angleterre, isolée, cherche des alliés ; les trouvera-t-elle ? C’est problématique. En tout cas si elle en trouve, ce ne sera pas en France. En un mot, l’Europe assiste encore à la lutte des chrétiens contre les musulmans sans s’y mêler… Maintenant, il faudra voir ce qui se passera lors du partage de l’héritage. Mais y aura-t-il seulement un héritage ? En cas de victoire des Slaves, l’Europe permettra-t-elle à ces derniers de jeter carrément « l’homme malade » à bas de son lit ? Il est imprudent de le supposer. N’essayera-t-on pas plutôt de soumettre le valétudinaire à une nouvelle cure ? Il se pourrait alors que l’effort des Slaves victorieux ne fût récompensé qu’assez maigrement. La Serbie est partie en guerre en se fiant à sa propre force, mais elle sait que son sort définitif dépend entièrement de la Russie. Elle n’ignore pas que c’est la Russie qui la tirera d’affaire en cas d’échec ou l’aidera, dans l’hypothèse d’un triomphe, à jouir des fruits de sa victoire. Elle le sait et compte sur la Russie, mais il ne peut lui avoir échappé que toute l’Europe regarde la Russie avec méfiance et que notre situation est assez difficile. Comment la Russie agira-t-elle ? Pour un Russe la réponse ne peut faire l’ombre d’un doute : la Russie agira honnêtement.

Que le premier ministre anglais dénature les faits devant le Parlement et déclare officiellement que le massacre des soixante mille Bulgares est l’œuvre, non pas des Bachi-Bouzouks turcs, mais bien d’autres Slaves ; que tout le Parlement accepte cette explication, c’est possible, mais rien de pareil ne peut se produire en Russie. On me dira : La Russie ne peut aller contre ses propres intérêts ; mais où résident les intérêts de la Russie ? La Russie aura toujours avantage à se sacrifier plutôt que de trahir la justice. La Russie ne peut pas s’écarter de la grande idée qu’elle a toujours jusqu’à présent suivie sans dévier ; cette idée, c’est l’union universelle des Slaves sans violence, sans annexions, rien que pour le bien de l’humanité. Mais la Russie a-t-elle généralement servi ses intérêts véritables ? N’a-t-elle pas souvent travaillé pour autrui avec un désintéressement qui aurait dû étonner l’Europe ? Toutefois, l’Europe ne croira pas à l’abnégation de la Russie. On se figurera que notre pays commet une maladresse ou cache un désir de pêcher en eau trouble. Mais il n’y a pas à s’inquiéter de ce qu’on pensera en Europe. C’est dans l’abnégation de la Russie que résident toute sa force et tout son avenir. Il est seulement fâcheux qu’on la dirige parfois si mal.