Journal d’un écrivain/1876/Juin, II



II


MON PARADOXE


Nous voici, de nouveau, menacés d’un choc avec l’Europe. Ce n’est pas encore la guerre. On est, pour l’instant, bien peu disposé, — ou plutôt disons que la Russie est bien peu disposée à la guerre. C’est toujours cette sempiternelle question d’Orient qui revient à l’horizon. Une fois de plus l’Europe regarde la Russie avec méfiance. Mais pourquoi essayerions-nous de faire la chasse à la confiance, en Europe ? Quand — à quelle époque — l’Europe nous a-t-elle épargné les soupçons ? Peut-elle seulement ne pas douter de nous et penser à nous sans un sentiment hostile ? Certes son opinion changera un jour ou l’autre ; elle en viendra à nous comprendre, et mon désir est de causer bientôt de cela longuement, — mais, en attendant, une question secondaire, une question à côté surgit dans mon esprit, — une question à laquelle je serais anxieux de répondre. Il est très possible que personne ne soit de mon avis, mais il me semble que j’ai raison, au moins jusqu’à un certain point.

J’ai dit qu’on ne nous aime pas en Europe, nous autres, les Russes, et c’est un fait que personne ne désirera nier. On nous accuse surtout d’être des « libéraux » terribles et même des révolutionnaires. On a cru constater que nos sympathies allaient plutôt aux « démolisseurs » qu’aux conservateurs européens. C’est pour cela qu’on nous considère là-bas plutôt ironiquement, non sans une pointe de haine. On ne peut comprendre que nous nous posions en destructeurs de l’état social de nos voisins. On nous refuse positivement le droit de désapprouver ce qui se passe en Europe parce qu’on nous regarde comme étrangers à la civilisation européenne. Ce qu’on voit en nous, c’est une bande de barbares égarée en Europe, toujours heureuse quand il y a quelque chose à démantibuler pour le plaisir de démantibuler, une horde de Huns toujours désireuse d’envahir la vieille Rome et d’en renverser les temples sans concevoir la gravité du dommage causé.

Il est vrai que les Russes, depuis longtemps, se révèlent d’intraitables libéraux ; c’est même assez étrange. Quelqu’un s’est-il jamais demandé pourquoi il en était ainsi ? Comment se fait-il que les neuf dixièmes des Russes, civilisés à l’européenne, aient toujours soutenu, à l’étranger, les partis avancés, qui semblent parfois nier tout ce que nous regardons comme civilisation et comme culture.

Il y a un abîme entre ce que Thiers, par exemple, regarde comme condamnable dans la civilisation et ce qu’en rejettent les partisans de la Commune de 1871. Nos Russes marcheraient plutôt avec les gens d’« extrême gauche », bien qu’il y ait des exceptions. On trouvera parmi nous beaucoup moins de thiéristes que de communards. Notez que ces rouges ne sont pas les premiers venus ; ce sont parfois des gens de haute culture, voire des ministres. Mais les européens ne s’arrêtent pas à leur civilisation, pour eux superficielle : « Grattez le Russe, disent-ils, et vous trouverez le Cosaque, le Tartare ! » Tout cela peut être d’une infinie justesse, mais voici ce qui me vient à l’esprit : Est-ce en tant que Tartare que le Russe a une préférence pour les démagogues, est-ce en tant que sauvage destructeur ? D’autres raisons ne l’ont-elles pas décidé ? La question est assez sérieuse. Notre rôle de fenêtre ouverte sur l’Europe est fini. Il va se passer autre chose dont tout le monde a conscience ; tout le monde ? du moins ceux qui pensent quelquefois. Nous prévoyons que nous allons, de nouveau, trouver l’Europe sur notre chemin, et la rencontre aura plus d’importance que naguère. Est-ce la question d’Orient qui nous vaudra cela, ou quelque autre question imprévue ? Qui le sait ? Voilà pourquoi tout genre de conjectures ou même de paradoxes peut devenir intéressant aujourd’hui, parce que nous en saurons peut-être tirer une indication. N’est-il pas curieux que ce soient ces Russes, fiers d’être, chez nous, surnommés des « Occidentaux », enragés de plaisanter durement les Slavophiles, — qui semblent s’allier plus vite que les autres aux adversaires de la société actuelle, à ses démolisseurs, à l’« Extrême gauche » ? N’est-il pas surtout étonnant que cela ne surprenne personne en Russie et qu’il n’en ait même jamais été question ?

Ma réponse est prête. Je ne veux rien prouver ; j’exposerai simplement mon opinion en ne développant que le fait seul. Il est impossible de rien prouver dans ces choses-là.

Voici ce que je pense. Ne voyez-vous pas dans ce fait que les « Occidentaux » russes adhèrent plus volontiers aux programmes de l’extrême gauche, une protestation de l’âme russe anti-européenne à laquelle la culture étrangère a toujours été antipathique depuis les jours de Pierre le Grand ? Telle est, du moins, ma façon de voir. Certainement cette antipathie n’a été qu’instinctive ; mais ce qui est précieux à constater, c’est que le sentiment russe demeurait vivace ; c’était inconsciemment que l’âme russe protestait, mais elle n’en réagissait pas moins. Bien entendu, on nous signifiera qu’il n’y a pas là de quoi se réjouir et l’on affirmera de plus en plus que les protestataires sont des Huns, des barbares, des Tartares qui ne regimbent au nom d’aucun principe élevé, mais tout bêtement parce qu’en deux siècles ils n’ont jamais su se rendre compte de la hauteur d’esprit européenne.

Je veux bien accepter ce qui précède tout en rejetant de toutes mes forces l’épithète de « tartares » appliquée à mes compatriotes. Il n’y a pas un Russe qui essaye de lutter contre l’œuvre de Pierre-le-Grand, qui blâme la « fenêtre ouverte sur l’Europe » et rêve avec regret à l’ancien Tzarat moscovite. Du reste la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si tout ce que nous avons vu par la fameuse « fenêtre » était bon. Je crois que nous avons aperçu tant de choses mauvaises et nuisibles que le sentiment russe n’a cessé de s’en indigner. Et ce n’est pas à un point de vue tartare qu’il s’est révolté, mais bien parce qu’il gardait sans doute en lui quelque chose de supérieur à ce qu’il a distingué par la toujours mentionnée fenêtre.

Il est clair que les Russes n’ont jamais protesté contre tout : nous avons reçu de l’Europe des dons beaux et excellents, qui ne nous ont pas laissés ingrats. Mais, franchement, nous avions bien le droit de refuser au moins la moitié des présents offerts !

Cependant tout cela, je le répète, s’est passé de la façon la plus curieuse. Ce sont précisément nos plus déterminés « occidentaux », les plus entichés de réformes à l’européenne qui ont condamné le système social de l’Europe en affichant des opinions nuance extrême-gauche. Ils se sont révélés dès lors comme les Russes les plus fervents, comme les défenseurs de la Russie et de l’esprit russe. Ils nous riraient au nez, du reste, ou prendraient peur si nous venions le leur affirmer. Il est évident qu’ils n’ont senti en eux aucune protestation consciente. Pendant deux siècles, tout au contraire, ils se sont niés eux-mêmes, se jugeant indignes de tout respect ; ils ont même en cela réussi à étonner l’Europe ; mais en fin de compte ce sont eux qui se sont montrés les vrais Russes. C’est ce point de vue tout personnel que j’appelle mon paradoxe.

Bielinsky, par exemple, homme d’une nature passionnément enthousiaste, fut l’un des premiers Russes qui applaudirent aux idées des socialistes européens, alors que ces derniers ne craignaient pas de renier déjà toute la civilisation européenne. Cependant, quand il s’agissait de littérature, il luttait de toutes ses forces contre les tendances slavophiles et persista dans cette lutte jusqu’au bout. Comme il eût été surpris alors, si les Slavophiles lui avaient dit que c’était lui le champion de la vérité russe, du tempérament russe, des principes russes ! Et si on lui avait prouvé que c’était lui le vrai conservateur quand, à un point de vue européen, il se faisait socialiste et révolutionnaire ?… Il en était bien ainsi pourtant.

Disons, pour être juste, qu’il y avait une grande erreur des deux côtés. Les « Occidentaux » russes confondaient peut-être un peu trop la Russie avec l’Europe ; en dénonçant les institutions de l’une ils croyaient, sans doute, que le blâme rejaillirait sur l’autre. Toutefois, la Russie n’était pas l’Europe : elle portait l’uniforme européen et rien de plus. Sous l’uniforme adopté, il y avait un être tout différent. Les « Slavophiles » ne disaient pas autre chose ; ils voulaient démontrer que les « Occidentaux » rêvaient l’assimilation de deux éléments par trop dissemblables et que les conclusions applicables à l’Europe n’avaient aucune chance de s’adapter aux besoins de la Russie, surtout parce que les réformes demandées pour l’Europe existaient depuis longtemps en Russie, au moins en germe, « en puissance », non point sous un déguisement révolutionnaire, mais telles qu’elles avaient été conçues d’après la doctrine du Christ. Ils nous invitaient à étudier la Russie d’abord, à apprendre à la connaître et à ne tirer des conclusions qu’ensuite. Mais qui pouvait alors savoir quelque chose de la Russie ? Il est certain que les « Slavophiles » étaient, sur ce sujet, moins ignorants que les « Occidentaux », mais ils allaient un peu à tâtons, guidés par leur seul instinct, du reste extraordinaire. Ce n’est que depuis vingt ans que nous avons pu apprendre quelque chose de précis sur la Russie, mais il faut bien dire que l’étude ne fait que commencer, car dès que surgit une question générale personne n’est plus du même avis.

Et voici que la question d’Orient reparait ! Serons-nous capables de la résoudre d’une façon qui satisfasse tout le monde ? Et c’est une grande et grave question, — notre question nationale ! Mais pourquoi irais-je chercher la question d’Orient ? Pourquoi aborder, pour l’instant, un problème aussi grave ? Considérons tout simplement des centaines, des milliers d’affaires intérieures d’intérêt journalier, courant. Que d’opinions indécises nous rencontrerons, quelle incompétence de tous côtés !

Voici que l’on prive la Russie de ses forêts : propriétaires et moujiks les détruisent avec acharnement. On les vend pour le dixième de leur valeur, craignant sans doute que les acheteurs se fassent bientôt rares. Nos enfants n’auront pas atteint l’âge d’homme que nos forêts auront diminué des neuf dixièmes. Qu’adviendra-t-il de cela ? Peut-être la ruine. Et allez donc proposer quoi que ce soit pour tâcher d’arrêter la dévastation des forêts ? Vous vous trouverez pris entre ceux qui invoqueront la nécessité d’État et ceux qui se plaindront qu’on veuille attenter aux droits de la propriété. Il y aura là deux camps opposés, et l’on ne sait de quel côté pencheront les libéraux, qui veulent tout résoudre. N’y aura-t-il même pas plus de deux camps ? Le débat risquera de s’éterniser. Quelqu’un appartenant à la fraction libérale encore à la mode a plaisamment affirmé qu’il n’y avait pas de mal sans bien et que si l’on détruit les forêts on y trouvera encore un avantage : à savoir que les punitions corporelles disparaîtront le jour où les tribunaux ruraux ne sauront plus avec quoi fouetter les moujiks et les paysannes coupables. Évidemment, c’est une consolation, mais il est difficile d’être encore bien rassuré. Le jour où nous manquerons de branchettes capables de faire office de verges, nous en importerons de l’étranger. Alors ?…

Voici que les Juifs deviennent propriétaires ruraux. Immédiatement on clame et on écrit de tous côtés que les dits Juifs dévorent la glèbe de la Russie et qu’après avoir dépensé quelques capitaux pour se rendre acquéreurs des terres, ils épuisent ces terres d’un seul coup pour se rémunérer. Je vous conseille de dire la moindre chose à ce sujet ! On criera aussitôt que vous violez le principe de liberté économique et d’égalité de droits civils. Mais de quelle égalité de droits s’agit-il ici ? Il n’y a qu’une application du status in statû du Talmud. La terre ne sera pas seule à être épuisée : le paysan en verra de dures, lui aussi, tombera dans un esclavage bien pire que le précédent, lui qui, délivré des propriétaires terriens russes, tombera sous la coupe de possesseurs autrement dangereux, lesquels se seront déjà mis en goût en suçant le sang du paysan de la Russie occidentale, de personnages qui ne se contentent plus d’acheter des biens et des travailleurs, mais commencent à vouloir pensionner l’opinion libérale, non sans succès. Comment se fait-il que, chez nous, il n’y ait pas un seul groupe d’accord sur la décision à prendre ? Selon moi, cela ne provient pas de notre peu d’intelligence des affaires, mais bien de notre obstinée ignorance de la Russie, de son esprit, de son essence, bien que depuis les démêlés de Biélinsky et des Slavophiles, vingt années se soient écoulées. Pourtant l’étude de la Russie a progressé en ces vingt ans, mais on nous apprend que, dans la même période, le sentiment russe a perdu de sa force. Quelle peut en être la cause ? Mais alors si l’opinion des Slavophiles a semblé triompher à cette époque lointaine rien que par la véhémence de leur sentiment russe, Biélinsky les a bien aidés en leur victoire. Les Slavophiles pourraient donc le considérer comme leur meilleur ami. Je répète qu’il y a eu un grand malentendu entre les deux partis. Ce ne sera donc pas pour rien qu’Apollon Grigoriev aura dit, lui qui avait parfois quelque perspicacité : « Si Bielinsky eût vécu plus longtemps, il eût sûrement adhéré au programme slavophile. » Il y a dans cette phrase une forte idée.


CONCLUSION DE MON PARADOXE


On me dira : Vous voulez donc nous faire croire que chaque Russe qui s’est assimilé aux communards à un point de vue européen, deviendra par cela même un conservateur en Russie ? » Vous allez trop loin : ce serait une exagération que de risquer des conclusions pareilles. Non ! je voulais faire tout simplement observer que même si l’on prenait l’opinion que l’on me prête dans son acception la plus littérale, elle contiendrait encore une parcelle de vérité. J’ai peut-être, inconsciemment, une foi trop grande en un sentiment russe ininterrompu, en la perpétuelle vitalité de l’âme russe. Je veux bien que ce soit une exagération encore, une suite de mon paradoxe ; mais voici la conclusion que je désirais vous soumettre : C’est encore un fait et une conséquence du fait : Nous avons déjà dit que les Russes, dès qu’ils entrent en contact avec l’Europe, se montrent des radicaux d’ « extrême gauche ». Je ne peux pas affirmer que les neuf dixièmes d’entre eux agissent ainsi. Ne chicanons pas sur les proportions. J’insiste seulement sur ce point que les libéraux russes sont beaucoup plus nombreux que les non-libéraux. Non que je nie l’existence de ces derniers. Certains même sont devenus célèbres et leur anti-libéralisme ne se manifestait pas en attaquant la civilisation européenne. Bien, au contraire, ils en étaient si fort entichés qu’ils en venaient à perdre leurs derniers sentiments russes, leur propre personnalité, leur idiome. Ils changeaient au besoin de patrie et s’ils ne prenaient pas une autre nationalité, du moins plusieurs générations d’entre eux résidaient-elles obstinément en Europe. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils devenaient des homme d’extrême droite et de terribles conservateurs tout à fait européanisés.

Quelques-uns abandonnaient leur religion pour se faire catholiques. N’était-ce pas là le fait d’enragés conservateurs d’extrême droite ? Oui, mais conservateurs en Europe, ils ne tardaient pas à nier la Russie, à se transformer en ennemis de la Russie !

Ma conclusion, c’est qu’un Russe ne peut pas devenir un vrai Européen sans se muer en véritable ennemi de son pays d’origine. Est-ce cela qu’espéraient ceux qui ont « percé la fenêtre », est-ce cela qu’ils avaient en vue ?

Nous avons donc deux types d’occidentalisés : l’Européen Bielinsky, lequel en fin de compte fut plutôt, malgré lui, hostile à l’Europe et se révéla suprêmement Russe, et l’Européen Gagarine, un prince de vieille race qui, lorsqu’il s’occidentalisa, jugea nécessaire de devenir non seulement catholique, mais encore jésuite ! Lequel de ces deux hommes s’est montré le meilleur ami de la Russie ? Lequel des deux est vraiment resté Russe ? Cela ne confirme-t-il pas mon paradoxe ? Que disais-je, en effet ? Que ceux des nôtres qui sont socialistes et communards en Europe n’ont absolument rien d’européen et finiront toujours par se montrer plus tard d’excellent Russes et qu’un Russe ne peut se transformer réellement en Européen qu’en cessant absolument d’être Russe. La Russie est donc un pays qui ne ressemble en rien à l’Europe, qui a tort de se moquer des tendances révolutionnaires des Russes. Comment voulez-vous que la Russie se passionne pour une civilisation qu’elle n’a pas faite ?

Elle ne sera pas hostile à cette civilisation pour des raisons de Huns et de Tartares, à cause de son désir de démolir, mais pour des motifs que peu d’entre nous comprennent et que ceux qui les comprennent gardent pour eux. Nous sommes peut-être des révolutionnaires par conservatisme, si l’on peut ainsi dire… Mais j’ai parlé d’un état d’esprit transitoire, et voici que reparait sur la scène l’éternellement insoluble question d’Orient.