Journal d’un écrivain/1876/Décembre, III

III


DES AFFIRMATIONS SANS PREUVES


Mon article touche à l’idée la plus haute sur la vie humaine, au besoin, à l’indispensabilite de la croyance à l’immortalité de l’âme. J’ai voulu dire que sans cette croyance la vie humaine devient inintelligible et insupportable. Il me semble que j’ai énoncé clairement la formule du suicide logique.

Mon suicidé ne croit pas à l’immortalité de l’âme. Il s’explique à ce sujet dès le début de l’article. Peu à peu, en pensant que l’existence n’a pas de but, pris de haine contre l’inertie muette de ce qui l’entoure, il arrive à cette conviction que la vie humaine est une absurdité. Il devient, pour lui, clair comme le jour que ceux-là seuls, parmi les hommes, peuvent consentir à vivre, qui sont pareils aux animaux et satisfont des besoins purement bestiaux. Ils s’arrangent, ceux-la, de vivre pour « manger, boire et dormir », comme les brutes, « pour construire leur gite et procréer des petits ». Bâfrer, ronfler et faire des ordures, cela séduira encore longtemps l’homme et l’attachera à la terre, mais moi, l’homme du type supérieur, s’entend. Pourtant ce sont toujours des hommes de type supérieur qui ont régné sur la terre, et les choses ne s’en sont pas moins passées de la même façon.

Mais il y a une parole suprême, une pensée suprême, sans lesquelles l’humanité ne peut vivre. Souvent la parole est prononcée par un homme pauvre, sans influence, persécuté, même. Mais la parole prononcée et la pensée qu’elle exprime ne meurent pas, et plus tard, malgré le triomphe apparent des forces matérielles, la pensée vit et fructifie.

N. P. écrit que l’apparition d’une telle confession dans mon Carnet est un anachronisme ridicule, parce que nous sommes, à présent, dans le siècle des « opinions de fer », des idées positives, dans le siècle de « la vie à tout prix ». C’est sans doute pour cela que les suicides ont tant augmenté dans la classe intelligente et cultivée. J’affirme à l’honorable N. P. et à tous ses semblables que le fer des opinions se change en duvet quand l’heure est venue. Pour moi, l’une des choses qui m’inquiètent le plus quand je songe à notre avenir, c’est justement le progrès du manque de foi. L’incroyance en l’immortalité de l’âme s’enracine de plus en plus, ou, pour mieux dire, il y a, de nos jours, une indifférence absolue pour cette idée suprême de l’existence humaine : l’immortalité. Cette indifférence devient comme une particularité de notre haute société russe. Elle est plus évidente chez nous que dans la plupart des pays de l’Europe. Et sans cette idée suprême de l’immortalité de l’âme humaine, ne peuvent exister ni un homme, ni une nation. Toutes les autres hautes idées dérivent de celle-là.

Mon suicidé est un propagateur passionné de son opinion : la nécessité du suicide ; mais il n’est ni un indifférent, ni un « homme de fer ». Il souffre vraiment ; je crois l’avoir fait comprendre. Il n’est que trop évident pour lui qu’il ne peut vivre ; il ne sait que trop qu’il a raison et qu’on ne peut le réfuter. À quoi bon vivre, s’il a conscience qu’il est abominable de vivre d’une vie animale. Il se rend bien compte qu’il y a une harmonie générale ; sa conscience le lui dit, mais il ne peut s’y associer. Il ne comprend pas… Où donc est le mal ? En quoi s’est-il trompé ? Le mal est dans la perte de la foi en l’immortalité de l’âme.

Il a pourtant cherché de toutes ses forces l’apaisement et la réconciliation avec ce qui l’entoure. Il a voulu les trouver dans l’« amour de l’humanité ». Mais cela encore lui échappe. L’idée que la vie de l’humanité n’est qu’un instant, que tout, plus tard, se réduira à zéro, tue en lui l’amour même de l’humanité. On a vu dans des familles malheureuses et dénuées les parents prendre leurs enfants en horreur, parce qu’ils souffraient trop de la faim, ces enfants aimés d’eux ! La conscience de ne pouvoir parier aucun secours à l’humanité qui souffre peut changer l’amour que vous aviez pour elle en haine contre cette humanité. Les Messieurs aux « opinions de fer » n’ajouteront pas foi à mes paroles, bien entendu. Pour eux l’amour pour l’humanité et son bonheur, tout cela est à si bon compte, si bien organisé, que ce n’est plus la peine d’y penser. Et je désire les faire rire pour tout de bon. Je déclare donc que l’amour de l’humanité est tout à fait impossible sans une croyance à l’immortalité de l’âme humaine. Ceux qui veulent remplacer cette croyance par l’amour pour l’humanité déposent dans l’âme de ceux qui ont perdu la foi un germe de haine contre l’humanité. Que les sages aux « opinions de fer » haussent les épaules en m’entendant exprimer un pareil avis. Mais cette pensée est plus profonde que leur sagesse, et un jour elle deviendra un axiome.

J’affirme même que l’amour pour l’humanité est en général peu compréhensible, voire insaisissable pour l’âme humaine. Seul, le sentiment peut le justifier, et ce sentiment n’est possible qu’avec la croyance en l’immortalité de l’âme. (Et encore sans preuves.)

En somme, il est clair que sans croyances le suicide devient logique et même inévitable pour l’homme qui s’est à peine élevé au-dessus des sensations de la bête. Au contraire ; l’idée d’immortalité de l’âme, en promettant la vie éternelle, attache l’homme plus fortement à la terre. Il semble qu’il y ait ici une contradiction. Si, outre la vie terrestre, nous en avons encore une céleste, pourquoi faire un si grand cas de celle d’ici-bas ? Mais ce n’est qu’avec la foi dans son immortalité que l’homme s’initie au but raisonnable de sa vie sur la terre. Sans la conviction en l’immortalité de l’âme, l’attachement de l’homme pour sa planète diminue, et la perte du sens suprême de la vie mène incontestablement au suicide. Et si la croyance en l’immortalité est si nécessaire à la vie humaine, c’est qu’elle est un état normal de l’humanité, et c’est une preuve que l’immortalité existe. En un mot, cette croyance est la vie elle-même et la première source de vérité et de conscience réelle pour l’humanité.

Voilà quel était le but de mon article, la conclusion à laquelle je désirais que chacun arrivât quand je l’écrivis.