Journal d’un écrivain/1876/Décembre, II

II


LA MORALE TARDIVE


Le numéro d’octobre de mon Carnet m’a valu quelques soucis. Il contenait un petit article, une espèce de confession d’un suicidé. Quelques amis, de ceux dont je respecte le plus l’opinion, m’ont loué de cet article, mais ont paru partager mes doutes à son sujet. Ils m’ont dit que j’avais, en effet, bien trouvé les arguments que pouvait employer pour sa justification un homme qui va se tuer. Mais ils ont éprouvé une sorte de malaise. Le but de cet article serait-il compréhensible pour tous ? Ces lignes ne pouvaient-elles pas produire une tout autre impression que celle qu’elles voulaient faire naître ? Quelques individus qui ont déjà souffert du désir du suicide ne s’affermiraient-ils pas, après les avoir lues, dans leurs déplorables projets ? En un mot on m’a exprimé les doutes mêmes que j’avais senti surgir en moi après avoir écrit cette pseudo-confession ? Pour conclure, on me conseilla d’expliquer mon article et de compléter mes commentaires par la morale qu’il convenait d’en tirer.

J’y consentis très facilement. Mais je dois dire qu’au moment même où j’écrivais l’article, son but m’avait paru si clair que j’avais eu honte d’y ajouter une morale.

Un écrivain a fait une remarque très juste. Autrefois on avait honte, dit-il, de paraître ne pas comprendre certaines choses. On semblait, croyait-on, convenir ainsi de son manque d’intelligence. Aujourd’hui, au contraire, la petite phrase : « Je ne comprends pas » est à l’ordre du jour. On la prononce même avec une espèce de fierté, d’un ton d’importance. On se dresse une sorte de piédestal à l’aide de cette petite phrase et chose comique, on ne rougit aucunement de s’en être offert un à si bon compte. C’est un indice de profondeur que de dire à présent : « Je ne comprends rien à Raphaël », ou bien : « J’ai lu toutes les œuvres de Shakespeare et n’y ai rien trouvé de si étonnant ! » En parlant ainsi on a accompli une sorte d’exploit moral. Shakespeare et Raphaël ne sont peut-être pas les seuls à subir ce genre d’incompréhension.

Cette observation, que j’ai reproduite quant au sens, mais en en changeant peut-être les termes, me parait assez juste. En vérité la fierté des ignorants devient chose démesurée. J’ai remarqué que même en matière littéraire, même dans l’appréciation des détails de la vie privée, on se spécialise de plus en plus. La compréhension générale n’est plus de mode.

Je vois, des gens discuter l’écume aux lèvres à propos d’un écrivain qu’ils avouent n’avoir jamais lu : « Ce littérateur, diront-ils plus tard, n’entre pas dans mon genre d’idées ; il n’écrit que des bêtises ; je ne lis pas de pareils bouquins ! » Cette intolérance est bien de notre temps, surtout de ces vingt dernières années. Elle s’étale avec une bravoure impudente. On voit des hommes d’une instruction nulle se moquer de gens instruits, à leur nez, à leur barbe. Tout se simplifie exagérément, comme je le disais plus haut.

Par exemple le sentiment de l’allégorie, de la métaphore, commence à se perdre, généralement parlant. On ne comprend plus davantage la plaisanterie, l’humour, — et ceci, selon la très juste appréciation d’un écrivain allemand, — est un des plus forts indices de l’abaissement mental d’une époque. De nos jours nous assistons au règne des gens lugubres et obtus. Vous croyez que je ne parle que des jeunes et des libéraux ? J’en dis autant pour les vieillards et les conservateurs. Comme pour imiter les jeunes (qui ont, d’ailleurs, des cheveux gris), apparurent, il y a vingt ans environ, des conservateurs bizarres et simplistes, vieillards fougueux et irrités qui ne voulaient rien comprendre à la génération nouvelle. Leur simplicité, leur simplisme, dépassaient en inintelligence les nobles incompréhensions des « hommes nouveaux » les plus obtus. Du reste, il paraît que je me suis singulièrement égaré en condamnant le simplisme.

À peine eus-je publié l’article dont je parlais tout à l’heure, que je fus littéralement inondé de lettres : « Que voulez-vous dire ? » me demandait-on. « Excusez-vous donc réellement le suicide ? » Quelques-uns paraissaient ravis de me voir, suivant eux, l’excuser. Et voici que, ces jours derniers, un écrivain, N. P., m’envoya un article de lui, paru dans une revue de Moscou, la Distraction. Comme je ne reçois pas ordinairement cette Distraction, j’attribue l’envoi de l’article à l’aimable auteur. Il condamne ma prose et la raille.

« J’ai reçu, écrit-il, le numéro d’octobre du Carnet d’un écrivain. Je l’ai lu et suis demeuré pensif. Il y a d’excellentes choses dans ce fascicule ; d’autres, beaucoup d’autres, sont étranges et nous en exprimerons brièvement notre étonnement. À quoi bon, par exemple, insérer dans ce fascicule, le « raisonnement d’un suicidé par ennui » ? Je ne comprends pas la raison de cette publication. Ce raisonnement, si l’on peut appeler ainsi des paroles délirantes d’homme à moitié fou, est connu depuis longtemps. Il est un peu paraphrasé, comme de juste.

« Sa réapparition de nos jours, dans le carnet d’un écrivain comme Dostoïevsky, fait l’effet d’un anachronisme un peu ridicule. Nous sommes dans un siècle aux idées de fer, aux opinions positives, dans le siècle de « la vie à tout prix ». Bien entendu, il y a encore des suicides avec ou sans raisonnement, mais on ne fait plus attention à ces « héroïsmes mesquins ». C’est vraiment trop bête ! Il y eut un temps où le suicide, surtout le suicide « avec raisonnement » avait ses panégyristes ; mais ce temps pourri est loin de nous, et il n’y a pas lieu de le regretter.

« Comment pleurer sur un suicidé qui meurt en raisonnant comme le Carnet de M. Dostoïevsky ? C’est un égoïste grossier, l’un des membres les plus nuisibles de la société humaine. Il ne peut donc même pas faire sa stupide besogne sans faire parler de lui ? Il avait le droit de mourir sans aucun raisonnement. »

Quand j’eus lu cette page, je demeurai désolé. Mon Dieu ! faudra-t-il que j’aie beaucoup de lecteurs de la force de N. P., qui s’imagine que j’ai inventé mon suicidé à seule fin de le faire plaindre par lui ? Naturellement l’opinion de N. P. n’a pas une importance capitale, mais N. P. représente une catégorie d’esprits, toute une collection de Messieurs comme lui ; il est le type de ces hommes aux « opinions de fer », dont il parle dans son article ! Cette collection d’individus en fer me fait peur. Je m’inquiète peut-être trop de tout cela, mais je dois dire franchement que je n’aurais peut-être pas répondu, non par mépris, mais par manque de place, si je n’avais tenté de répondre à mes propres doutes. C’est à moi que je réponds. Ajoutons donc une morale à l’article d’octobre ; comme cela ma conscience sera tranquille.