Journal d’un écrivain/1873/III


III


LE MILIEU


Il semble qu’une sensation doive être commune à tous les jurés du monde : celle du pouvoir et surtout du pouvoir sur soi-même, sensation qui peut devenir dangereuse quand elle est trop dominante. Mais même étouffée par des sentiments plus nobles, elle doit subsister dans l’âme de tout juré.

C’est pour cela, je m’en souviens, que j’étais fort curieux de voir ce qui se passerait lors de l’institution des tribunaux nouveau modèle : je me figurais des séances où presque tous les jurés seraient des paysans, ― les serfs d’hier. Le procureur, les avocats s’adresseraient à eux en les flagornant ; nos moujiks siégeraient fièrement et penseraient en écoutant les débats : « Bon ! Maintenant, j’acquitterai si cela me convient : sinon j’enverrai mon justiciable en Sibérie. »

Et voilà pourtant, ― et la chose est digne de remarque, certes, ― que nos jurés punissent rarement, acquittent presque toujours. Sans doute ils éprouvent quelque jouissance à user ainsi de leur pouvoir. Mais ils doivent aussi être influencés par un courant d’idées différent ― et général. La manie de l’acquittement coûte que coûte sévit non seulement chez les paysans, hier humiliés et offensés, mais encore chez les jurés de toute provenance, ― même aristocratique. ― Cette identité d’impression nous offre un thème à réflexions assez curieuses.

Dernièrement, dans l’un de nos journaux influents, je lisais un article qui me parut sérieux et de ton modéré. J’y notai le bout de paragraphe suivant : « Nos jurés ne sont-ils pas enclins, comme tous les hommes le seraient à leur place, à jouer des tours à l’autorité, quand ce ne serait que pour montrer que les choses ont changé ― et un peu aussi pour ennuyer le procureur. Pensez donc ! Ces gens-là étaient serfs hier et les voici aujourd’hui investis d’un pouvoir extraordinaire ! »

L’idée n’est peut-être pas fausse et me paraît assez humoristique, mais elle ne peut tout expliquer.

Il faut songer encore qu’il est bien dur de briser la vie d’un être humain et que nos jurés sont humains eux aussi. Le peuple russe est porté à la pitié, déclarent beaucoup de gens. Toutefois, je pensais que le peuple anglais aussi est pitoyable, et que s’il est moins veule de cœur que nos Russes, il n’est pas dépourvu d’idéal humanitaire. C’est un peuple d’une conscience très chatouilleuse et qui a créé lui-même l’institution du jury, ― loin de la recevoir en quelque sorte en cadeau.

Et cependant, en Angleterre, le juré comprend que dès qu’il siège dans un tribunal, il n’est pas seulement un homme sensible et miséricordieux, mais encore et avant tout un citoyen. Il pense même (à tort ou à raison) que le souci d’accomplir son devoir civique doit primer chez lui le désir de juger avec son cœur. Récemment encore une vive agitation se manifesta là-bas à la suite de l’acquittement d’un voleur avéré. Le mécontentement du public anglais prouva que s’il n’est pas impossible de rendre de pareils arrêts dans le pays, ― des arrêts à la russe, ― les jurés qui les ont rendus n’en ont pas moins à redouter l’indignation de leurs compatriotes. L’homme qui veut être un « citoyen » doit être capable de se hausser jusqu’à la compréhension de l’opinion générale du pays. Oh ! là-bas aussi on veut bien faire une part à l’influence du « milieu corrupteur » auquel a pu appartenir l’accusé, mais on fait cette part avec mesure.

C’est pour cela que souvent les jurés anglais, le cœur serré, prononcent le verdict qui condamne ; ils comprennent, en effet, qu’en dépit de toutes les considérations humanitaires, le vice est le vice et le crime est le crime aux yeux des libres Anglais.

— Mais comment voulez-vous, m’objectera-t-on ici, que nos Russes voient de la même façon ? Pensez à ce qu’ils étaient hier ! Les droits civils (et quels droits !) leur sont tombés comme du ciel. Il en sont comme écrasés. — Soit, répondrai-je ; il peut y avoir du vrai dans votre observation, mais quand même, le peuple russe…

― Le peuple russe ! Permettez… m’objectera encore une autre personne… Mais tout le monde sait qu’il n’a aucune idée de l’usage qu’il peut faire des droits qui lui sont tombés il ne sait d’où. On l’a comblé là des cadeaux les plus gênants ; et qui vous dit qu’il ne sente pas fort bien qu’il ne mérite pas ces présents ? Est-ce qu’il y a chez nous un homme qui puisse se vanter de connaître vraiment le peuple russe ? Vous calomniez ce peuple en l’accusant de n’être mû que par une pusillanime sensiblerie. Ce peuple est effrayé du pouvoir même qu’on lui octroie. Oui, nous sommes effrayés de ce pouvoir : c’est le sort de nos frères que l’on met dans nos mains, de nos frères, comprenez-vous ? et jusqu’à ce que nous soyons sûrs d’avoir fait de grands progrès dans cette éducation civique dont on parle tant, ― eh bien ! jusque-là nous gracierons ! Nous gracierons parce que nous aurons peur de notre jugement. Nous sommes des jurés, des espèces de juges, ― et nous nous disons : « Ah çà ! est-ce que nous valons mieux que l’accusé ? Nous sommes des gens aisés, à l’abri du besoin… c’est très bien ! Mais si nous étions dans la même situation que le prévenu, peut-être agirions-nous bien plus mal que lui. ― Alors nous n’avons qu’à gracier, n’est-ce pas ? »

Mais, ô contradicteur, n’est-ce pas là encore une preuve de cette faiblesse de cœur que je constatais chez nous ! Il est vrai que cela peut promettre quelque chose d’admirable pour l’avenir, quelque chose que le monde n’aura pas encore vu ! ― C’est un peu la voix slavophile qui parle, ― observerai-je à part moi ― et, mon Dieu ! elle est consolante : il est bien plus juste, plus humain, de s’imaginer le peuple angoissé par la grandeur du pouvoir qui lui échoit tout à coup, qu’animé du désir de faire des niches à un procureur, ― bien que je sois très amusé de ce désir, possible, après tout.

Cependant je ne suis pas encore converti. Une chose me trouble plus que tout le reste : votre mansuétude, jurés, ne vient-elle que de ce que vous vous apitoyez sur vous-mêmes à l’idée de la peine que vous éprouveriez à condamner ? Oh ! alors je vous dirais : Sachez souffrir cette peine et condamnez : la vérité a plus d’importance que vos chagrins personnels.

Réfléchissez. Si nous sommes amenés à croire fermement que nous valons parfois moins qu’un criminel, il est trop clair que nous nous reconnaissons capables de commettre les mêmes crimes que lui. Nous sommes moralement ses complices. Si nous étions meilleurs, il serait meilleur aussi et aurait agi moins vilement ou monstrueusement ; il n’aurait pas comparu devant nous…

― Alors, l’acquittement s’impose !

― Pas du tout ! Le mal est mal ; nous devons le proclamer ; il faut condamner ; mais si nous voulons être justes, nous prendrons sur nous la moitié du poids de notre arrêt. Nous sortirons avec un juste remords de la salle du tribunal, et ce remords sera pour nous le châtiment. Et si la souffrance que nous avons causée est équitablement infligée, elle nous rendra meilleurs, parce que nous en aurons pâti. C’est ainsi seulement que nous pourrons nous amender et amender les autres. (Fuir toujours son propre jugement pour n’en pas souffrir, c’est trop commode !) C’est ainsi encore que nous pourrons justifier ce principe qu’il n’y a pas de crimes et que le milieu seul est coupable. En poussant l’indulgence actuelle jusqu’à ses dernières limites, nous en viendrions logiquement à considérer le crime comme un devoir, comme une légitime protestation contre les abominations du « milieu ». Cette façon de voir serait tout à fait opposée à la doctrine du Christianisme qui, tout en reconnaissant l’influence du milieu, propose comme un saint devoir l’obligation de lutter contre cette influence.

En rendant l’homme responsable, le Christianisme lui accorde du même coup la liberté ; au contraire, en le faisant victime inconsciente de toutes les imperfections de ce qui l’entoure, la doctrine du « milieu » retire à l’homme jusqu’à sa personnalité : elle le mène droit à l’esclavage le plus vil qu’on puisse concevoir.

Admettez-vous un instant que, si tel individu a besoin de tabac et n’a pas d’argent pour en acheter, il agisse très justement en tuant un autre individu muni d’argent afin d’avoir de quoi s’acheter du tabac ?

― Permettez ! Un homme intelligent souffrira plus de la non-satisfaction d’un besoin qu’une brute. Pourquoi ne tuerait-il pas une brute pourvue de numéraire s’il n’a aucun moyen d’obtenir la somme indispensable à la satisfaction de son besoin ?…

― Ah ! ne reconnaissez-vous pas là un argument d’avocat ? Et l’avocat poursuivra : « Sans doute, la loi a été violée ; sans doute, c’est un crime d’avoir tué une brute, mais MM. les Jurés, prenez en considération, etc… »

Ici je pourrais être interrompu par une voie railleuse :

― Eh quoi ! Vous allez maintenant accuser le peuple russe de s’être enrôlé parmi les partisans de la doctrine du « milieu » ! Où diable voulez-vous qu’il en ait pris connaissance ? Voilà douze jurés, par exemple, qui sont des moujiks et qui se considéreraient comme en état de péché mortel s’ils avaient mangé gras en Carême, et vous leur prêtez de pareilles opinions ! Il serait aussi raisonnable de leur reprocher des tendances socialistes !

― Sans doute, sans doute ! ferais-je un peu confus, qui les aurait initiés à la théorie du « milieu » ? Toutefois ces idées-là sont dans l’air, et l’idée pénètre partout…

― Ah ! nous y voilà ! ricanerait la voix moqueuse. Et qu’arrivera-t-il si notre peuple est plus enclin qu’un autre à se pénétrer de cette doctrine ? Qui sait si les agitateurs révolutionnaires ne trouveront pas en lui leur meilleur personnel d’action ?

Et la voix moqueuse ricanerait plus fort.

__________


― Non, le peuple ne connaît rien à la théorie du « milieu ». Il est victime d’une erreur, pour lui assez séduisante et peut-être explicable :

Le peuple russe appelle les condamnés des « malheureux » et leur donne l’argent et le pain dont il peut disposer. Que veut-il dire par là depuis si longtemps (car voilà des siècles que cela dure) ? Obéit-il, en agissant ainsi, à la moralité chrétienne, ou inconsciemment à la théorie du « milieu » ?

Il y a des idées inexprimées, des idées latentes, qui sommeillent à demi dans l’âme humaine. Plus ces idées sont dormantes dans l’âme du peuple, plus il vit d’une vie forte, sans trouble et sans défaillance. Plus il est incapable de trahir ces idées ou d’en accepter une fausse interprétation, plus il est puissant et heureux. C’est de l’une de ces idées, de l’un de ces sentiments cachés dans le cœur du peuple russe que vient l’appellation de « malheureux » appliquée à des gens frappés par la justice.

Cette expression vraiment russe, vous ne la retrouverez dans le vocabulaire d’aucun autre peuple. Les nations européennes d’Occident commencent à peine à entendre leurs philosophes s’en servir, tandis que chez nous, les moujiks ont trouvé un moyen détourné d’exprimer leurs sentiments bien avant nos philosophes. Il n’en résulte pas qu’ils seraient capables de se laisser entraîner par une fausse interprétation de ce qu’ils pensent en secret et ne laissent entendre que si discrètement.

Je crois que ce mot de « malheureux », notre peuple pourrait le commenter ainsi en s’adressant aux condamnés : « Vous avez péché et maintenant vous souffrez pour vos fautes ; mais nous aussi nous sommes des pécheurs. À votre place, peut-être eussions-nous fait pire. Si nous étions meilleurs, peut-être ne seriez vous pas en quelque sorte nos victimes, ne seriez-vous pas où vous en êtes. Avec le châtiment de vos crimes vous subissez le poids de la criminalité générale. Priez pour nous comme nous prierons pour vous. Et en attendant, acceptez notre humble obole ; nous vous l’offrons pour que vous sachiez que nous pensons toujours à vous et n’avons pas rompu tous liens fraternels avec vous. »

Avouez que rien n’est plus facile que de faire ressortir un état d’opinion pareil à la théorie du « milieu ». La société est mauvaise, c’est pourquoi nous sommes mauvais. Seulement nous n’avons été qu’effleurés par ce contre quoi vous vous êtes heurtés, car nous, du moins, nous étions à l’abri du besoin, partant de la tentation. Aussi dénués que vous, nous aurions été aussi coupables. Donc c’est le milieu qui est aussi fautif. Le milieu seul est criminel, il n’y a pas de crimes. » C’est ainsi que triompheraient certains sophistes. Mais ils calomnient le peuple. Non, le peuple ne nie pas que le crime soit un crime ; il sait que le criminel est un coupable : que lui-même, peuple, est coupable. Et en s’accusant il ne s’en prend pas au milieu ; il croit au contraire que c’est par sa propre faute que le milieu est devenu ce qu’il est ; que son amélioration dépend de l’efficacité de son repentir, de l’énergie qu’il mettra à s’amender. Voilà ce que pense, sans l’exprimer clairement, le peuple russe.

Supposez maintenant que le criminel, en s’entendant traiter de « malheureux », s’avise de croire qu’il n’est qu’un infortuné et non un coupable. Vous verrez si le peuple ne s’indignera pas d’un pareil contre-sens, s’il ne croira pas que l’on fausse sa pensée, que l’on trahit la vérité !

Je pourrais très justement argumenter à l’infini sur ce sujet, mais je me contenterai de dire pour l’instant :

Le criminel et celui qui est tenté de commettre un crime sont deux êtres de la même catégorie, mais pourtant distincts. Si, en préméditant son crime, le criminel se dit : « Je suis une victime qui se venge, il n’y a pas de crime ! » je ne crois pas du tout que le peuple cesse de voir en lui un « malheureux ». En effet, qu’y a-t-il de plus malheureux qu’un être qui a cessé de comprendre qu’un forfait est un forfait. C’est un animal, une misérable brute. Le peuple le plaindra, mais ne méconnaîtra pas pour cela la vérité. Jamais le peuple en l’appelant « malheureux » n’oubliera qu’il est en même temps un criminel.

Rien ne saurait être plus calamiteux pour notre pays que l’existence, sur son sol, de gens qui tomberaient d’accord avec un coupable de cette espèce et lui diraient :

« Tu as raison ! Tu n’as rien fait de mal, puisque le crime n’existe pas ! »

Voilà ma foi, je veux dire la foi de tous ceux qui savent espérer et attendre. J’ajouterai encore ici deux mots :

J’ai été au bagne et j’y ai connu des criminels endurcis. Je répète que le bagne a été, pour moi, un long temps d’école. Eh bien ! pas un seul de ces criminels ne songeait à se considérer comme autre chose qu’un criminel. En apparence tous ces forçats étaient des êtres féroces et terribles, pourtant ils ne crânaient qu’avec les nouveaux-venus, dont on se moquait à plaisir. Le plus grand nombre des détenus se composait d’hommes sombres, absorbés, muets sur leurs crimes. On parlait très peu là-bas, et il était presque défendu de parler à haute voix. Parfois, cependant, éclatait un aveu cynique. Alors tout le bagne, comme un seul homme, faisait taire le malencontreux parleur. De cela il était interdit de souffler mot. Je crois que tous ces détenus cachaient de grandes souffrances morales, souffrances purifiantes et fortifiantes. Je les voyais presque toujours pensifs.

Combien de fois je me suis trouvé avec eux à la chapelle du bagne ! J’entendais leurs prières marmottées au moment de la communion ; leurs exclamations étouffées me parvenaient, et je regardais ces visages ! Ah ! croyez-moi, il n’y en avait pas un là qui, en son âme et conscience, se crût innocent !

Je ne voudrais pas que l’on vît, dans mes paroles, la moindre cruauté ; pourtant je veux dire nettement ceci :

Par un sévère châtiment, par la prison, par le bagne, vous sauverez peut-être la moitié de ces pauvres êtres. Vous les allégerez du poids des remords. La purification par la souffrance est, croyez-moi, moins douloureuse que la situation que vous faites à des coupables par des acquittements inconsidérés. Vous ne ferez naître que le cynisme dans l’âme d’un criminel trop facilement renvoyé indemne. Il se moquera de vous et vous le laisserez travaillé d’un espoir dangereux. Vous ne me croyez pas ? Tâchez de connaître l’état d’âme de l’un de ces acquittés. Je suis certain, moi, qu’il sort du tribunal en se disant : « À la bonne heure ! On est maintenant moins sévère et sans doute plus intelligent. Peut-être bien qu’on a peur, aussi. Alors je pourrai recommencer impunément une autre fois. Je suis dans une telle misère qu’on ne saurait vraiment exiger que je ne vole pas. »

Vous figurez-vous qu’en passant l’éponge sur tout méfait vous donniez au malfaiteur une chance de se racheter ? Il croira que tout lui est permis. Voilà ce que vous y gagnerez, à la fin des fins. Vous en viendrez même à ce que le sentiment du juste et de ce qui est honnête disparaisse complètement de l’âme du peuple.

Récemment, j’ai passé quelques années à l’étranger. Quand je quittai la Russie, les nouveaux tribunaux commençaient à fonctionner chez nous. Aussi, avec quelle avidité je lisais, de l’autre côté de la frontière, tout ce qui avait trait à la vie judiciaire en Russie ! Dans ce même séjour à l’étranger, il m’est arrivé souvent d’étudier des Russes, exilés volontaires. J’observais leurs enfants, qui ne savaient pas leur propre langue ou l’avaient oubliée. Tous ces compatriotes se transformaient peu à peu, par la force même des choses, en véritables « émigrés ». Il m’était fort pénible de songer à cela. Que de forces gaspillées ! me disais-je ; combien d’hommes, peut-être de première valeur, perdus pour nous ! Et chez nous on a un tel besoin d’hommes !

Mais parfois, en sortant d’un salon de lecture, je me réconciliais avec les « exilés volontaires », non sans avoir le cœur bien serré. J’apprenais par un journal russe, qu’on venait d’acquitter une femme qui avait assassiné son mari. Le crime était clair, prouvé. Elle l’avouait elle-même. Et le verdict était : non coupable ! Je lisais qu’un jeune homme avait forcé un coffre-fort et s’en était approprié le contenu. Il était, disait-on, fort amoureux d’une femme pour laquelle il lui fallait, coûte que coûte, trouver de l’argent. Celui-là aussi était déclaré non coupable ! Encore eussè-je admis tant d’indulgence, si ces arrêts avaient été dictés par une compassion justifiée, par une pitié de bon aloi !… Mais là, il m’était impossible de voir une seule raison qui militât en faveur d’un acquittement. Je me sentais péniblement impressionné. La Russie, tout à coup, me fit l’effet d’un marécage caché par une couche de terre, sur laquelle on a pensé pouvoir construire un palais. Le terrain en semble ferme, uni, quand il est en réalité fragile comme une mince croûte de glace : aussitôt qu’on y pose le pied, on tombe dans un gouffre boueux. Depuis longtemps, je suis de retour dans mon pays, et mon inquiétude ne m’a pas quitté.

Je me demande si ces jurés sont vraiment des êtres miséricordieux, et voilà la vraie question : ne riez pas de l’importance que je lui accorde. La vraie pitié peut toujours s’expliquer par une raison quelconque ; sans cette explication, il n’y a que malentendus et ténèbres.

Voyons ! Un mari accable sa femme de mauvais traitements, la martyrise comme il ne martyriserait pas un chien, la tue ou l’estropie pour de longues années. Supposons qu’elle ne succombe pas aux sévices du scélérat, mais que, désespérée, après avoir été sur le point de recourir au suicide, la malheureuse, affolée, aille demander secours au tribunal du village. Là, on l’envoie promener en lui disant avec indifférence : « Tâchez de vivre en meilleur accord avec votre mari ! » Et cette histoire-là n’est pas de pure fantaisie ; on l’a lue dans tous les journaux, et l’on doit s’en souvenir encore. La femme sans protection, ne sachant plus à qui s’adresser, malade de terreur, se pend. On juge le mari et on le trouve digne d’indulgence !

Longtemps, j’ai été hanté par la scène qui a dû se jouer entre la femme et le mari. Elle me hante encore.

Je me figure très bien le mari : on a écrit qu’il était de haute taille, robuste, de forte corpulence. Les témoins ont affirmé qu’il était naturellement cruel.

Il lui arrivait d’attraper une poule et de la pendre par les pattes, la tête en bas, pour s’amuser. Il raffolait de cette distraction. Il frappait sa femme avec tout ce qui lui tombait sous la main, corde ou bâton. Un jour, il lève une lame du parquet de sa maison, passe les jambes de sa femme par l’ouverture ainsi obtenue, puis cale solidement là-dedans les tibias de sa prisonnière. Quand il la voit bien fixée au plancher, il prend la première chose venue, pesante bien entendu, et frappe et frappe ! Je crois qu’il n’aurait jamais pu dire pourquoi il battait ainsi sa femme. Je me doute pourtant de la vraie raison. Il la massacrait de coups pour le motif qui lui faisait pendre la poule la tête en bas : pour son plaisir ! Il lui était aussi fort agréable de la voir souffrir de la faim. Il lui montrait le pain sur la table et lui disait : « Ça, c’est mon pain, à moi tout seul ; tâche d’y toucher ! » N’était-ce pas assez joli ! La malheureuse allait alors mendier avec son enfant de dix ans. Si on lui donnait quelque chose, elle mangeait, sinon elle crevait de faim. Avec cela le tyran la forçait à travailler… Et elle obéissait à tout, sans protestation… Je crois voir aussi le visage et le corps de cette pauvre créature : Je me l’imagine toute petite et maigre comme un clou. J’ai remarqué que les gros hommes, très grands, ont souvent une sorte de goût brutal pour les petites femmes minces. Il me semble me rappeler qu’elle était enceinte, sur les derniers temps. Mais il manque encore un trait à mon tableau : Avez-vous vu parfois un moujik battre sa femme ? Moi, j’ai vu cela ! L’excellent homme fustige le plus souvent sa justiciable à l’aide d’une corde, d’un ceinturon, de n’importe quoi de contondant. (Dame ! Le moujik est privé de tous plaisirs esthétiques : le théâtre, la littérature, la musique, lui sont refusés. Il faut bien qu’il remplace tout cela par quelque chose !) Après avoir bien calé les jambes de sa femme dans le vide du parquet, notre moujik y allait sans doute d’abord méthodiquement, presque nonchalamment, d’après un rythme à lui. Puis il tapait plus fort, à grands coups réguliers, sans écouter les cris et les prières de l’infortunée ou, pour mieux dire, il les écoutait avec une délectation de dilettante. (Sans cela pourquoi, diable, l’aurait-il battue ?) Comme nos sorts, dans cette vie, nous sont bizarrement distribués ! Une toute petite erreur dans la répartition des destinées, et cette femme pouvait être Juliette, Béatrice ou Gretchen. Elle pouvait être grande par la naissance ou par la beauté, vivre l’existence d’une de ces héroïnes que rêvent les poètes. Et voici que l’on fouette comme un animal fautif Juliette, Béatrice ou Gretchen ! Les coups pleuvent, assénés de plus fort en plus fort ; le moujik commence à goûter une jouissance raffinée. Les cris éperdus de la martyre l’enivrent comme un alcool.

— Oh ! je te laverai les pieds et boirai ensuite l’eau du baquet ! hurle douloureusement Béatrice, d’une voix qui n’a plus rien d’humain… puis elle s’affaiblit, cesse de crier, gémit, soupire à peine ; elle perd la respiration, et les coups pleuvent, de plus en plus pressés, de plus en plus violents.

Tout d’un coup, l’homme jette la courroie, saisit un bâton, un pieu, — ce qu’il rencontre, — brise le pieu sur le dos de la fustigée !… Allons ! En voilà assez ! Notre homme s’éloigne de sa victime, se met à table, pousse un « ouf » de soulagement et commence à boire son kvass. La petite fille tremble sur sa couche, se cache sous la couverture ! Elle a entendu les cris de sa mère… Le moujik s’en va boire ailleurs…

Au matin la femme s’éveille, se lève, geignant à chaque pas qu’elle fait, va traire les vaches, puiser de l’eau et se remet à l’ouvrage. Et l’homme, qui reparaît à ce moment lui dit d’une voix lente, grave, majestueuse :

— Surtout ne touche pas au pain : c’est mon pain !

À la fin, il paraîtrait qu’il plaisait au moujik de pendre sa femme la tête en bas, comme la poule. Il la laissait pendue, s’asseyant sur un banc, mangeait son gruau, mangeait encore… puis, comme pris d’un remords, courait vite ramasser la courroie et s’approchant de la suppliciée, recommençait à la battre. La fillette tremblait toujours, cachée sous la couverture. Elle sortait la tête de temps en temps de son abri et regardait avec effroi son père rouant de coups sa mère pendue, dont les cheveux balayaient le plancher…

La mère s’est tuée un beau matin de mai… Sans doute, cette fois, on l’avait trop battue la veille. Les mauvais traitements, les supplices, l’avaient rendue folle. Quelques jours avant d’en finir, elle avait été trouver les juges du village, et voici ce que ces braves gens lui avaient répondu :

— Vivez en meilleur accord avec votre mari !

Tandis qu’elle se passait le nœud coulant autour du cou, puis tandis qu’elle râlait, la fillette lui criait de son coin :

— Maman ! maman ! Pourquoi t’étrangles-tu ?

Ensuite la pauvre petite s’approchait avec effroi de la morte, l’appelait, — revenait plusieurs fois la regarder, — jusqu’au moment où le père revint.

Maintenant voici le bourreau devant le tribunal, toujours gros, grave, réfléchi.

Il nie tout. Il laisse même tomber cette parole qui vaut une perle : « Nous vivions comme deux âmes sœurs ! »

Les jurés sortent, puis reviennent après une courte délibération :

— « Coupable ! » prononcent-ils ; « mais avec circonstances atténuantes ! »

Notez que la fillette avait témoigné contre son père. Elle avait tout dit et l’on assure que les assistants pleuraient. Si les jurés n’avaient pas accordé de circonstances atténuantes, le monstre aurait été au bagne, en Sibérie ; on en eût fait un déporté à vie ; mais les choses se sont passées de telle sorte qu’il en sera quitte pour huit mois de prison. Après cela il rentrera chez lui et pourra demander quelques comptes à la petite fille qui, pleurant sa mère, a témoigné contre lui. Notre moujik aura encore quelqu’un à pendre par les jambes !…

Attendez ! Je vais vous raconter une autre histoire :

Il y a quelques années, avant l’institution des tribunaux nouveau modèle, je lus dans les journaux les faits suivants : Une femme avait un enfant d’un an à quatorze mois. À cet âge, ces petits font leurs dents et naturellement sont malades, souffrent, pleurent, ont besoin de soins continuels. Sans doute l’enfant ennuyait-il sa mère obligée de le porter, de le veiller sans cesse alors qu’elle avait beaucoup d’ouvrage d’un autre côté. Toujours est-il qu’elle s’impatienta d’être sans cesse gênée dans son travail par le malheureux petit être. On ne saurait admettre que la mauvaise humeur qu’elle en éprouva l’ait poussée à le battre : il est si affreux de maltraiter une créature sans défense ! Et que peut comprendre un enfant de quatorze mois ! Aussi ne le frappa-t-elle point. Mais le samovar bouillait dans la chambre. Un jour, exaspérée, elle mit la main de l’enfant sous le robinet du samovar, qu’elle ouvrit. Elle tint la petite main sous l’eau bouillante pendant plus de dix secondes. C’est un fait qui a été confirmé. Eh bien ! au tribunal, après une courte délibération, les jurés accordèrent à cette mère des circonstances atténuantes !

Je demande aux autres mères ce qu’elles pensent de cela ! Vous entendez d’ici l’avocat :

« Messieurs les jurés, il est certain que de pareils traitements ne sont pas des plus humains. Mais voyez bien l’affaire comme elle se présente. Imaginez-vous le milieu. Revivez par la pensée la vie de cette malheureuse femme si pauvre, si accablée de travail, si dénuée de ressources qu’elle ne pouvait même louer une servante ! Ne comprenez-vous pas que, dans un pareil enfer, un mouvement de fureur bien explicable, etc., etc… »

Certes je suis le premier à reconnaître que l’ordre des avocats, partout respecté à juste titre, accomplit une haute, une pieuse mission. Mais considérons un instant cette mission à un autre point de vue. N’arrive-t-il pas qu’elle consiste trop souvent à mentir, à parler contre sa conscience, à tout subordonner, même de la façon la plus monstrueuse, à l’intérêt du client ? Non, vraiment, ce n’est pas pour rien qu’ils se font payer, les avocats !

— Mais voyons ! s’exclame tout à coup cette voix moqueuse que nous avons déjà naguère entendue. Tout ce que vous nous racontez là est de pure fantaisie ! Jamais les jurés n’ont prononcé de pareils verdicts. Jamais un avocat n’a tenu un langage aussi révoltant. Vous venez d’inventer tout cela de toutes pièces !

Non, je n’ai pas inventé cela, pas plus que je n’ai inventé ce drame de la femme pendue par les pieds, pas plus que je n’ai inventé ces paroles : « C’est mon pain ! » Ni l’exclamation de la fillette : « Maman, pourquoi t’étrangles-tu ? » Tout cela c’est presque la même chose que la petite main tenue sous l’eau bouillante.

… « L’ignorance, messieurs, plaidera l’avocat, messieurs, ayez pitié, c’est la faute du milieu !… »

Mais, bon Dieu ! il y a des millions de paysans russes victimes du même milieu, et ils ne s’amusent pas tous à pendre leurs femmes par les pieds !