Journal d’un écrivain/1873/II


II


LES HOMMES D’AUTREFOIS


Cette anecdote sur Bielinsky me rappelle maintenant mes premiers pas sur le terrain littéraire. Dieu sait s’il y a longtemps de cela ! Je parle d’une époque plutôt triste pour moi. Mieux que de tout, je me souviens de Bielinsky lors de notre rencontre à tous deux. Souvent je me remémore à présent les hommes d’autrefois, sans doute parce que je suis bien forcé de fréquenter les hommes d’aujourd’hui. Je n’ai jamais, de ma vie, rencontré un être aussi enthousiaste que ce Bielinsky. Herzen était tout différent. Un vrai produit de notre aristocratie : Gentilhomme russe et citoyen du monde avant tout, il personnifiait un type humain qui n’est apparu qu’en Russie et qui ne pouvait apparaître ailleurs. Herzen n’a pas émigré volontairement ; il n’a pas inauguré l’émigration russe. Non, il est né émigrant. Tous ceux qui appartiennent, chez nous, à sa catégorie d’esprits, sont nés comme cela : émigrants. Pendant les cent cinquante ans de vie seigneuriale russe qui précédèrent sa naissance, bien des liens se relâchèrent entre nos patriciens et la vérité russe, le terrain russe. Pour ce qui est d’Herzen, on dirait que l’histoire elle-même lui faisait un devoir de symboliser en sa personne la rupture entre notre haute société éclairée et le vrai peuple russe. À ce point de vue, Herzen est un type historique. Ses pareils, en s’écartant de la tradition populaire, ont, du même coup, perdu Dieu. Les inquiets, parmi eux, sont devenus athées ; les paresseux et les calmes, indifférents. Pour le peuple russe ils n’avaient que du mépris, tout en se figurant qu’ils l’aimaient et voulaient améliorer son sort. Ils n’aimaient réellement en lui qu’un peuple imaginaire, idéal, tel qu’eût dû être, selon leur conception, le peuple russe. Cette plèbe idéale s’incarna pour eux, sans parti pris de leur part, dans certains représentants de la plèbe parisienne de 93. Ceux-là étaient, à leurs yeux, des exemples admirables. ― Sans doute, Herzen devait devenir socialiste, ― et cela en vrai seigneur russe, c’est-à-dire sans aucune nécessité pour lui-même, sans aucun but direct, ― uniquement par suite du « cours logique des idées » et du vide de cœur dont il souffrait dans sa patrie. Il renia les bases de la société d’autrefois, il nia la famille, ― et en même temps il était bon père et bon époux. Il ne voulait pas entendre parler de la propriété ; toutefois, il géra bien sa fortune et sut en jouir à l’étranger. Il poussait à la révolution, au bouleversement social, mais il aimait le confortable et le calme du foyer. C’était un artiste, un penseur, un brillant écrivain, un homme extraordinairement instruit, un causeur étincelant (il parlait encore mieux qu’il n’écrivait), un admirable reflet de son époque. La faculté de transformer n’importe quoi en idole, de se prosterner devant, de l’adorer et de tourner aussitôt après son dieu en dérision était développée chez lui au plus haut degré. Sans doute c’était un homme exceptionnel, mais que n’était-il pas ? Écrivait-il son journal, publiait-il sa correspondance avec Proudhon, montait-il à Paris sur ses barricades (il en fait une description du plus haut comique), souffrait-il, se réjouissait-il, envoyait-il vers 1863 en Russie son appel aux révolutionnaires russes en faveur des Polonais, dont il se moquait et dont quelques centaines périrent par sa faute, comme il l’avoua plus tard avec une rare inconscience, ― partout, encore et toujours il était le gentilhomme russe citoyen du monde, tout bonnement le produit de l’ancien servage russe qu’il haïssait et dont il avait profité.

Bielinsky, au contraire, n’était pas du tout un gentilhomme, ― oh non ! ― (Dieu sait de quelle famille il sortait ; tout au plus, croit-on pouvoir dire que son père était médecin militaire.) Bielinsky n’était pas un homme-reflet : c’était un enthousiaste, et l’enthousiasme domina toute sa vie.

Ma première nouvelle, Les Pauvres Gens, l’enthousiasma. Un an plus tard, nous nous brouillâmes pour une bêtise ; mais, dès les premiers jours de notre amitié, il s’attacha à moi de tout son cœur et n’eut pas de repos qu’il ne fût arrivé à me convertir à ses croyances et incroyances. Du premier coup, il voulut me mener droit à l’athéisme. Il était admirablement apte à comprendre toutes les idées, à se reconnaître dans tous les arcanes de l’idée.

Quand l’« Internationale », dans l’un de ses premiers manifestes, se proclama de prime abord « la Société athée », elle eut toute l’approbation de Bielinsky. Mais bien qu’il appréciât avant tout la Raison, la Science et le Réalisme, il savait pertinemment que la Raison, la Science et le Réalisme ne peuvent, à eux seuls, créer qu’une fourmilière humaine et non l’« Harmonie Sociale » favorable à la vie et au vrai développement de l’homme. Il n’ignorait pas que les principes moraux sont la base de tout. Il croyait éperdument en les principes moraux sur lesquels repose le socialisme. Cependant comme socialiste il voulait tout d’abord le renversement du christianisme. Pour lui, la vraie révolution devait absolument commencer par l’athéisme. Il voulait comme début détruire cette religion chrétienne sur laquelle s’est appuyée l’ancienne société. Du reste la Famille, la Propriété, la Responsabilité humaine, il niait tout cela radicalement. (Je ferai remarquer toutefois que, semblable en cela à Herzen, il était bon père et bon mari.) D’autre part, il comprenait qu’en niant la responsabilité humaine il niait par cela-même la liberté ; mais il croyait fermement que, loin d’annihiler cette liberté, le socialisme la rétablirait plus réelle sur des bases nouvelles et déjà inébranlables. Bien plus qu’Herzen, qui, vers la fin, en douta, il avait foi en cette liberté promise.

Restait toujours la splendide personnalité du Christ, contre laquelle il était bien difficile de lutter. Mais, socialiste, Bielinsky était convaincu qu’il fallait détruire sa doctrine en déclarant qu’elle n’était qu’une philanthropie mensongère et ignorante condamnée par la science contemporaine. Certes, la figure même de l’Homme-Dieu est admirable, d’une beauté morale merveilleuse ; mais, dans son enthousiasme, Bielinsky ne s’arrêta même pas devant cet obstacle comme le fait Renan, qui, dans un livre athée, la Vie de Jésus, proclame que le Christ est un modèle sublime, inégalable pour la nature humaine.

« Mais savez-vous, me dit un soir Bielinsky d’une perçante ― (quand il s’échauffait, il parlait parfois sur le mode aigu) ― savez-vous qu’il est monstrueux de notre part de nous décharger de toutes nos fautes sur un homme rédempteur, alors que le monde est ainsi fait que nous sommes tous forcément des criminels… »

Nous n’étions pas seuls ce soir-là. Étaient aussi présents un ami de Bielinsky, que celui-ci estimait et écoutait beaucoup, et un tout jeune homme qui devait plus tard se faire un nom dans les lettres :

― « Tenez ? Cela me touche de le regarder ! s’écria Bielinsky d’un ton furieux en me désignant. Chaque fois que je mets en cause le Christ, ce malheureux change de visage comme s’il allait pleurer !… » Et il vint se planter en face de moi : « Mais croyez-moi donc, être naïf ! Si votre Christ reparaissait maintenant, ce serait l’homme le plus inaperçu, le plus ordinaire qu’on pût imaginer. Il s’effondrerait devant la science moderne et tout ce qui met en mouvement l’Humanité…

― « Non pas ! interrompit l’ami de Bielinsky. Pas du tout ! Si le Christ revenait en ce monde, il se joindrait au mouvement et en prendrai la direction.

― « Vous avez raison ! clama Bielinsky, immédiatement conquis à cette idée ; il nous tendrait la main et aiderait de toutes ses forces au triomphe du socialisme ! »

Les directeurs de ce mouvement auquel le Christ devait prêter un si puissant concours étaient alors presque tous des Français. Il y avait d’abord George Sand, puis Cabet aujourd’hui si oublié, puis Pierre Leroux, et enfin Proudhon, qui commençait à peine son œuvre. ― Bielinsky estimait tout particulièrement ces quatre là (Fourier était déjà beaucoup moins haut coté). Il y avait encore un Allemand que notre hôte appréciait et respectait singulièrement : c’était Feuerbach. Nous étions tous très épris aussi des idées de Strauss.

Quand il pouvait exprimer ses ardentes convictions, Bielinsky était le plus heureux des hommes.

C’est à tort que l’on a écrit que, s’il avait vécu plus longtemps, il se fût joint au mouvement slavophile. Non ! Si Bielinsky avait atteint un âge plus avancé, il eût très probablement émigré, et on le rencontrerait aujourd’hui, petit vieillard enthousiaste, suivant les travaux des Congrès allemands ou suisses, ou métamorphosé en aide de camp d’une Madame G. quelconque et bataillant pour le Féminisme.

C’était un homme admirablement naïf et dont la tranquillité de conscience était superbe. Parfois, cependant, il s’attristait, non qu’il connût le doute ou le désenchantement. Mais pourquoi ce qu’il rêvait ne se réalisait-il pas aujourd’hui, ― ou demain ? C’était l’homme le plus pressé de la Russie.

Une fois je le rencontrai à 3 heures de l’après-midi près de l’église Znamenskaia : « Je viens souvent ici, me dit-il, pour voir de combien a monté la bâtisse. » (Il s’agissait de la gare des chemins de fer Nikolaïevskaia, que l’on construisait alors.) ― « J’ai du plaisir à venir regarder ce travail. Enfin, nous aurons un chemin de fer ! Vous ne sauriez deviner à quel point cette pensée me réjouit ! »

C’était dit sincèrement, avec chaleur. Il n’y avait aucune affectation chez Bielinsky.

Nous fîmes un bout de chemin ensemble et je me souviens qu’il me dit tout en marchant : « Quand on m’enterrera ― (il se savait phtisique) ― on me jugera mieux, et l’on verra ce que l’on aura perdu. »

Pendant la dernière année de sa vie, je n’allai plus chez lui : il était fâché contre moi ; mais j’étais devenu un adepte passionné de ses doctrines.

Un an plus tard, à Tobolsk, comme nous étions, mes compagnons d’infortune et moi, dans la cour de la prison, attendant que l’on statuât sur notre sort, les femmes des Décembristes supplièrent le directeur de la maison d’arrêt de leur accorder une entrevue avec nous. Nous pûmes donc voir ces grandes martyres qui avaient suivi volontairement leurs maris en Sibérie. Elles avaient tout abandonné : rang, fortune, amitiés, famille, elles avaient tout sacrifié au devoir moral le plus haut qui soit. Absolument innocentes, elles avaient, pendant des vingt et vingt-cinq années, supporté tout ce que supportaient leurs maris, les condamnés.

Notre entrevue avec elles dura une heure : elles nous donnèrent leur bénédiction pour la route en faisant le signe de la croix et nous offrirent à chacun en présent un volume des Évangiles, seul livre autorisé par l’administration pénitentiaire. L’exemplaire qui me fut remis resta quatre ans sous mon oreiller, au bagne. Je le lisais parfois et le lisais aux autres détenus. À l’aide de ce livre, j’ai appris à lire à un forçat. Autour de moi étaient de ces hommes qui, selon la théorie de Bielinsky, n’eussent jamais pu ne pas commettre les crimes qu’on leur reprochait et qui étaient plus malheureux que les autres. Du reste, le peuple russe nomme tous les forçats « les malheureux », et mille fois j’ai entendu les gens nous désigner ainsi. Mais il y a peut-être une nuance entre l’idée populaire et l’idée de Bielinsky, plus semblable sans doute à celle qui dicte certains arrêts à nos jurés…

Mais mes quatre années de bagne furent pour moi un long temps d’école qui me permit de me faire une conviction en connaissance de cause. Et maintenant je voudrais justement parler de cela.