Journal (Eugène Delacroix)/9 mai 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 185-186).

Lundi 9 mai. — J’ai été le lendemain, vers dix ou onze heures, me promener vers les coupes nouvelles qu’on a faites le long des murs des propriétés de Quantinet et de Minoret, etc. Matinée délicieuse.

Arrivé au chêne d’Antain que je ne reconnaissais pas, tant il m’a paru petit ; fait de nouvelles réflexions, que j’ai consignées sur mon calepin, analogues à celles que j’ai écrites ici, sur l’effet que produisent les choses inachevées : esquisses, ébauches, etc.

Je trouve la même impression dans la disproportion. Les artistes parfaits étonnent moins à cause de la perfection même ; ils n’ont aucun disparate qui fasse sentir combien le tout est parfait et proportionné. En m’approchant, au contraire, de cet arbre magnifique, et placé sous ses immenses rameaux, n’apercevant que des parties sans leur rapport avec l’ensemble, j’ai été frappé de cette grandeur… J’ai été conduit à inférer qu’une partie de l’effet que produisent les statues de Michel-Ange est dû à certaines disproportions ou parties inachevées qui augmentent l’importance des parties complètes. Il me semble, si on peut juger de ses peintures par des gravures, qu’elles ne présentent pas ce défaut au même degré. Je me suis dit souvent qu’il était, quoi qu’il pût croire lui-même, plus peintre que sculpteur. Il ne procède pas, dans sa sculpture, comme les anciens, c’est-à-dire par les masses ; il semble toujours qu’il a tracé un contour idéal qu’il s’est appliqué à remplir, comme le fait un peintre. On dirait que sa figure ou son groupe ne se présente à lui que sous une face : c’est le peintre. De là, quand il faut changer d’aspect comme l’exige la sculpture, des membres tordus, des plans manquant de justesse, enfin tout ce qu’on ne voit pas dans l’Antique.

— Les soirs, je me promène avec Jenny ; je dîne de bonne heure et suis bien forcé de me coucher de même : cela fait la nuit trop longue. Plus je dors, moins je veux me lever le matin… Toujours triste dans ce moment-là… Il faut le travail pour secouer cette mauvaise disposition, qui est purement physique.