Journal (Eugène Delacroix)/1853 sans date

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 186-189).

Sans date[1]. — Je suis à Champrosay depuis samedi. — Je fais ce matin une promenade dans la forêt, en attendant que ma chambre soit en état pour me remettre au fameux Poussin. — En apercevant de loin le chêne d’Antain que je ne reconnaissais pas d’abord, tant je le trouve ordinaire, mon esprit s’est reporté sur une note de mon cahier de tous les jours que j’ai écrite, il y a quinze jours environ, sur l’effet de l’ébauche par rapport à l’ouvrage fini. J’y dis que l’ébauche d’un tableau, d’un monument, qu’une ruine, enfin que tout ouvrage d’imagination auquel il manque des parties, doit agir davantage sur l’âme, à raison de ce que celle-ci y ajoute, tout en recueillant l’impression de cet objet. J’ajoute que les ouvrages parfaits, comme ceux d’un Racine et d’un Mozart, ne font pas, au premier abord, autant d’effet que ceux des génies incorrects ou négligés, dont les parties saillantes le sont d’autant plus qu’il y en a d’autres à côté qui sont effacées ou complètement mauvaises.

En présence de ce bel arbre si bien proportionné, je trouve une nouvelle confirmation de ces idées. À la distance nécessaire pour en embrasser toutes les parties, il paraît d’une grandeur ordinaire ; si je me place au-dessous de ses branches, l’impression change complètement : n’apercevant que le tronc auquel je touche presque et la naissance de ses grosses branches, qui s’étendent sur ma tête comme d’immenses bras de ce géant de la forêt, je suis étonné de la grandeur de ses détails ; en un mot, je le trouve grand, et même effrayant de grandeur. La disproportion serait-elle une condition pour l’admiration ? Si, d’une part, Mozart, Cimarosa, Racine étonnent moins, à cause de l’admirable proportion de leurs ouvrages, Shakespeare, Michel-Ange, Beethoven ne devront-ils pas une partie de leur effet à une cause opposée ? Je le crois pour mon compte.

L’antique ne surprend jamais, ne montre jamais le côté gigantesque et outré ; on se trouve comme de plain-pied avec ces admirables créations ; la réflexion seule les grandit et les place à leur incomparable élévation. Michel-Ange étonne[2] et porte dans l’âme un sentiment de trouble qui est une manière d’admiration, mais on ne tarde pas à s’apercevoir de disparates choquants, qui sont le fruit d’un travail trop hâté, soit à cause de la fougue avec laquelle l’artiste a entrepris son ouvrage, soit à cause de la fatigue qui a dû le saisir à la fin d’un travail impossible à compléter ; cette dernière cause est évidente. Quand les historiens ne nous diraient pas qu’il se dégoûtait presque toujours en finissant, par l’impossibilité de rendre ses sublimes idées, on voit clairement, à des parties laissées à l’état d’ébauche, à des pieds enfoncés dans le socle et où la matière manque, que le vice de l’ouvrage vient plutôt de la manière de concevoir et d’exécuter que de l’exigence extraordinaire d’un génie fait pour atteindre plus haut, et qui s’arrête sans se contenter. Il est plus que probable que sa conception était vague, et qu’il comptait trop sur l’inspiration du moment pour les développements de sa pensée, et s’il s’est souvent arrêté avec découragement, c’est qu’effectivement il ne pouvait faire davantage.

  1. Extrait d’un album de dessins.
  2. Dans son article sur Michel-Ange, Delacroix écrivait : « Il ne faut pas être étonné du mépris des artistes médiocres pour ce sauvage génie… Ils ne peuvent s’empêcher de haïr ce style terrible, qui les subjugue malgré eux ; ils s’en prennent à lui du sentiment profond de leur impuissance et se rejettent alors sur les incorrections et les bizarreries, fruits de son caprice. »

Fac-simile d’une lettre
d’Eugène Delacroix à Ingres.

Ce 1er janvier 1851 Monsieur, Je m’étais flatté qu’il me serait possible de me présenter chez vous avant la séance de l’académie, pour y solliciter en personne, ainsi que l’usage et les convenances l’exigent impérieusement, l’honneur de vote suffrage. Il me faut renoncer à cette démarche dont je vous prie de vouloir bien n’attribuer l’abstention qu’à une indisposition obstinée, qui me retient chez moi depuis quinze jours et
Ce 1er janvier 1851
Monsieur,
Je m’étais flatté qu’il me serait possible de me présenter chez vous avant la séance de l’académie, pour y solliciter en personne, ainsi que l’usage et les convenances l’exigent impérieusement, l’honneur de vote suffrage. Il me faut renoncer à cette démarche dont je vous prie de vouloir bien n’attribuer l’abstention qu’à une indisposition obstinée, qui me retient chez moi depuis quinze jours et
qui pourrait compromettre gravement ma santé, si je m’exposais au froid avant la guérison. Veuillez agréer, monsieur, avec l’expression de l’admiration la plus sincère, celle de ma haute considération. Eg. Delacroix.
qui pourrait compromettre gravement ma santé, si je m’exposais au froid avant la guérison.
Veuillez agréer, monsieur, avec l’expression de l’admiration la plus sincère, celle de ma haute considération.
Eg. Delacroix.