Journal (Eugène Delacroix)/8 mai 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 182-185).

Dimanche 8 mai. — L’homme est capable des choses les plus diverses.

La Bruyère dit : « C’est un excès de confiance dans les parents d’espérer tout de la bonne éducation de leurs enfants, et une grande erreur de n’en attendre rien et de la négliger… » Et plus bas : « Quand il serait vrai, ce que plusieurs disent, que l’éducation ne donne pas à l’homme un autre cœur ni une autre complexion, qu’elle ne change rien dans son fond et ne touche qu’aux superficies, je ne me lasserais pas de dire qu’elle ne lui est pas inutile. »

Je suis tout à fait de son avis, et j’ajoute que l’éducation dure toute la vie[1] ; je la définis : une culture de notre âme et de notre esprit par l’effet de soins et par celui des circonstances extérieures. La fréquentation des honnêtes gens ou des méchants est la bonne ou mauvaise éducation de toute la vie. L’esprit se redresse avec les esprits droits ; il en est de même de l’âme. On s’endurcit dans la société des gens durs et froids, et s’il était possible qu’un homme de vertu seulement ordinaire vécût avec des scélérats, il faudrait qu’il finît par leur ressembler, pour peu qu’il n’en soit pas éloigné dès le premier moment.

Essayé pendant toute cette journée de débrouiller mon article du Poussin. Je me persuade qu’il n’y a qu’un moyen d’en venir à bout, si toutefois j’y parviens : c’est de ne point penser à la peinture, jusqu’à ce qu’il soit fait. Ce diable de métier[2] exige une contention plus grande que je ne suis habitué à en mettre à la peinture, et cependant j’écris avec une grande facilité ; je remplirais des pages entières sans presque faire de ratures. Je crois avoir consigné dans ce cahier même que j’y trouve plus de facilité que dans mon métier. La peine que j’éprouve vient de la nécessité de faire un travail dans une certaine étendue, dans lequel je suis obligé d’embrasser beaucoup de choses diverses ; je manque d’une méthode fixe pour coordonner les parties, les disposer dans leur ordre, et surtout, après toutes les notes que je prends à l’avance, pour me rappeler tout ce que j’ai résolu de faire figurer dans ma prose.

Il n’y a donc qu’une application assidue au même objet qui puisse m’aider dans ce travail. Je n’ose donc point penser à la peinture, de peur d’envoyer tout au diable. Je ne fais que rêver à un ouvrage dans le genre de celui du Spectateur : un article court de trois ou quatre pages et de moins encore, sur le premier sujet venu. Je me charge d’en extraire ainsi à volonté de mon esprit, comme d’une carrière inépuisable.

Promenade le soir assez insipide dans la plaine ; traversé la route qui va au pont ; été jusqu’au terrain de Delarche, et revenu par la ruelle avec Jenny, qui avait voulu aussi régaler Julie de la promenade pour son dimanche.

  1. Cette conviction du maître se réfère exactement à celle que nous indiquions dans notre Étude et qu’il formulait ainsi lui-même : « La connaissance du devoir ne s’acquiert que très lentement, et ce n’est que par la douleur, le châtiment et par l’exercice progressif de la raison que l’homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle. » (Voir t. I, p. ix, x.)
  2. A propos de cette difficulté d’écrire, qu’il constate à certains endroits de son Journal, il nous a paru intéressant de citer une page de Baudelaire qui est en même temps une appréciation définitive du talent et des défauts d’Eugène Delacroix comme écrivain : « Si sages, si sensés et si nets de tons et d’intention que nous apparaissent les fragments littéraires du grand peintre, il serait absurde de croire qu’ils furent écrits facilement et avec la certitude d’allure de son pinceau. Autant il était sûr d’écrire ce qu’il pensait sur une toile, autant il était préoccupé de ne pouvoir peindre sa pensée sur le papier. « La plume, disait-il souvent, n’est pas mon outil : je sens que je pense juste, mais le besoin de l’ordre auquel je suis contraint d’obéir, m’effraye. Croiriez-vous que la nécessité d’écrire une page me donne la migraine ? » C’est par cette gêne, résultant du manque d’habitude, que peuvent être expliquées certaines locutions un peu usées, un peu poncif, empire même, qui échappent trop souvent à cette plume naturellement distinguée. » (Baudelaire, L’Art romantique. L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix.)