Journal (Eugène Delacroix)/9 février 1847

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 263-264).

9 février. — Donc mal disposé.

— Venu Demay[1]. Pendant qu’il y était, M. Haussoullier[2]. Tous les jeunes gens de cette école d’Ingres ont quelque chose de pédant ; il semble qu’il y ait déjà un très grand mérite de leur part à s’être rangé du parti de la peinture sérieuse : c’est un des mots du parti. Je disais à Demay qu’une foule de gens de talent n’avaient rien fait qui vaille, à cause de cette foule de partis pris qu’on s’impose ou que le préjugé du moment vous impose. Ainsi, par exemple, de cette fameuse beauté, qui est, au dire de tout le monde, le but des arts ; si c’est l’unique but, que deviennent les gens qui, comme Rubens, Rembrandt, et généralement toutes les natures du Nord, préfèrent d’autres qualités ? Demandez la pureté, la beauté, en un mot, au Puget, adieu sa verve !… Développer tout cela. … En général, les hommes du Nord y sont moins portés ; l’Italien préfère l’ornement ; cela se retrouve dans la musique.

Vu Don Juan[3] le soir. Sensation pareille, en voyant la pièce. Le mauvais Don Juan (l’acteur) ! Est-ce l’exécution, le décousu qu’on met dans un ouvrage ancien ? Mais comme il grandit par le souvenir, et que, le lendemain, je me le suis rappelé avec bonheur ! Quel chef-d’œuvre de romantisme ! Et cela en 1785 ! L’acteur qui fait Don Juan ôte son manteau pour se battre avec le Père ; à la fin, ne sachant quelle contenance tenir, il se met à genoux devant le Commandeur ; je suis sûr qu’il n’y a pas deux personnes dans la salle qui s’en soient aperçues.

Je pensais à la dose d’imagination nécessaire au spectateur pour être digne d’entendre un tel ouvrage. Il me paraissait évident que presque tous les gens qui étaient là écoutaient avec distraction. Ce serait peu de chose ; mais les parties les plus faites pour frapper l’imagination ne les arrêtaient pas davantage. Il faut beaucoup d’imagination pour être saisi vivement au spectacle… Le combat avec le Père, l’entrée du Spectre frapperont toujours un homme d’imagination ; la plus grande partie des spectateurs n’y voient rien de plus intéressant que dans le reste.

  1. Jean-François Demay, peintre, né en 1798, qui exposa aux divers Salons de 18-27 à 1846.
  2. Haussoullier, peintre et graveur, élève de Delaroche.
  3. En 1847, Don Juan était chanté au théâtre Italien par Lablache, Tagliafico, Coletti, Mario, Mme Grisi, Persiani et Corburi.