Journal (Eugène Delacroix)/2 mars 1848

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 347-349).

Vendredi 2 mars. — Pelletier[1], que j’ai rencontré en omnibus, en allant chercher des lunettes, ma dit que je surmonterais la cacochymie du corps et de l’esprit en faisant de temps en temps un voyage, un séjour dans les montagnes par exemple. Il m’a parlé du Jura ; j’ai pensé aux Ardennes.

Descendu à Saint-Sulpice et visité la chapelle ; l’ornementation sera difficile sans dorure.

De là choisi des lunettes, et revenu à la maison de bonne heure. Au moment où je me remettais au tableau des Hortensias, est arrivé Dubufe pour me demander d’aller voir sa République. M. de Geloës survenu, puis Mornay, à qui l’on a fait des ouvertures. Enfin, vers trois heures et demie, j’ai pu travailler et j’ai donné bonne tournure au tableau.

— Le soir, sorti pour aller voir Chopin et rencontré Chenavard[2]. Nous avons causé près de deux heures. Nous nous sommes abrités pendant quelque temps dans le passage qui sert de lieu d’attente aux domestiques, à l’Opéra-Comique ; il me disait que les vrais grands hommes sont toujours simples et sans affectation. C’était la suite d’une conversation dans laquelle il m’avait beaucoup parlé de Delaroche[3], pour qui il professe peu d’admiration quant au talent et même quant à l’esprit, dont on lui accorde généralement une part. Il y a effectivement dans ce caractère une contradiction remarquable : il est évident qu’il s’est composé des dehors de franchise et même… de rudesse, qui semblent contraster avec la position qu’il occupe et à laquelle sa valeur, comme artiste, n’aurait pu le conduire sans beaucoup d’adresse.

Chenavard me disait que les vrais hommes de mérite n’avaient besoin de nulle affectation et n’avaient nul rôle à jouer, pour parvenir à l’estime. Voltaire était plein de petites colères qu’il laissait échapper devant tout le monde. Il me citait des caricatures qu’un certain Hubert avait faites de lui, qui le représentaient dans toutes sortes de situations ridicules dans lesquelles il se laissait très bien surprendre. Bossuet était l’homme le plus simple, coquetant avec les vieilles dévotes, etc. On connaît l’aventure de Turenne et de la claque que lui donne son palefrenier. Une autre fois, on le vit sur le boulevard, qui était alors un lieu à peu près désert, servant d’arbitre à des joueurs de boule, à qui il prêtait sa canne pour mesurer les distances, et se mettant lui-même de la partie.

Il m’a dit, en me quittant, que les hommes se divisaient en deux parties : les uns n’ont qu’une loi unique et qui est leur intérêt ; pour ceux-là, la ligne à suivre est bien simple, et ils n’ont en toutes choses qu’à suivre ce juge infaillible ; les autres ont le sentiment de la justice et l’intention de s’y conformer ; mais la plupart n’y obéissent qu’à moitié ou mieux n’y obéissent point du tout, tout en se faisant reproches ; ou bien, après avoir perdu de vue pendant quelque temps cette règle de leurs actions, y reviennent en donnant dans un excès qui leur ôte le fruit de leur conduite précédente, tout en leur laissant le blâme. Ainsi ils auront, par exemple, flatté les passions d’un protecteur dont ils attendent une faveur, et puis brusquement ils cesseront de le voir et iront jusqu’à se faire ses ennemis.

Pelletier m’avait dit le matin que, pour n’avoir rien à se reprocher, il avait mis son ambition dans sa poche. Je disais à Chenavard que je pensais qu’il était impossible de se trouver mêlé aux affaires des autres et de s’en tirer complètement honnête. « Comment voulez-vous, disait-il, qu’il en soit autrement ? Celui qui prend l’équité pour règle ne peut absolument lutter contre celui qui ne songe qu’à son intérêt : il sera toujours battu dans la carrière de l’ambition. »

  1. Laurent-Joseph Pelletier, paysagiste, né en 1810. Son œuvre est considérable et dénote un incontestable talent. Il a beaucoup travaillé dans la forêt de Fontainebleau.
  2. Chenavard devait être par la suite un des plus intimes amis de Delacroix, un de ceux avec lesquels il « aimait à s’expatrier en de longues causeries ». Si sévèrement qu’il ait pu le juger comme producteur, et l’on conçoit que les théories abstruses du peintre-philosophe aient été souvent en opposition avec les idées de Delacroix, il est une chose qu’il lui a toujours reconnue, c’est l’érudition profonde, l’amour des idées, par quoi il se différenciait si nettement de la plupart des peintres.
  3. Nous nous sommes expliqué dans notre étude sur l’opinion de Delacroix à l’égard de Paul Delaroche.