Journal (Eugène Delacroix)/5 mars 1848

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 350-351).

Lundi 5 mars. — Le matin, Dubufe[1] est venu me chercher pour voir à la Chambre des députés sa République ; il m’a ramené.

Soleil magnifique. Le temps, depuis quinze jours, et au reste pendant presque tout cet hiver, est d’une douceur extrême. Je n’en suis pas moins horriblement enrhumé, si bien que j’hésitais à aller ce soir chez Boissard.

J’y ai été cependant. La jeune somnambule pantomime devait y venir. Elle n’est venue qu’à onze heures passées, amenée par Gautier, qui avait été la chercher et l’avait trouvée couchée. Elle a une tête charmante et pleine de grâce ; elle a fait à merveille les simagrées de l’endormement. Ses poses contournées et pleines de charme sont tout à fait faites pour les peintres.

En attendant son arrivée, j’ai été avec Meissonier[2] chez lui, voir son dessin de la Barricade. C’est horrible de vérité, et quoiqu’on ne puisse dire que ce ne puisse être exact, peut-être manque-t-il le je ne sais quoi qui fait un objet d’art d’un objet odieux. J’en dis autant de ses études sur nature ; elles sont plus froides que sa composition et tracées du même crayon dont Watteau eût dessiné ses coquettes et ses jolies figures de bergers. Immense mérite malgré cela.

J’y vois de plus en plus, pour mon instruction et pour ma consolation, la confirmation de ce que Cogniet me disait l’année dernière, à propos de l’Homme dévoré par un lion[3], lorsqu’il voyait ce tableau à côté des vaches de Mlle Bonheur[4], à savoir qu’il y a dans la peinture autre chose que l’exactitude et le rendu précis d’après le modèle. J’ai éprouvé ce matin une impression analogue, mais beaucoup plus concevable, puisqu’il s’agissait d’une peinture d’un ordre tout à fait inférieur. En revenant de voir la figure de Dubufe, les peintures de mon atelier et entre autres mon triste Marc-Aurèle[5], que je me suis accoutumée dédaigner, m’ont paru des chefs-d’œuvre. À quoi tient donc l’impression ? Voici assurément : dans le dessin de Meissonier, elle était infiniment supérieure aux études d’après nature.

Fait la connaissance de Prudent[6] ; il imite beaucoup Chopin. J’en ai été fier pour mon pauvre grand homme mourant.

  1. Claude-Marie Dubufe, peintre, né à Paris en 1789, mort en 1864, élève de David. Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, ses œuvres eurent une vogue prodigieuse. C’est au Salon de 1849 qu’il exposa une République dont il est question ici.
  2. Delacroix appréciait le talent de Meissonier. On lui prête ce mot : « De nous tous, c’est encore lui qui est le plus sûr de vivre. » Baudelaire s’étonnait, au contraire, de ce jugement, et se demandait comment il se pouvait faire que « l’auteur de si grandes choses jalousât presque celui qui n’excellait que dans les petites ».
  3. Il est difficile de savoir exactement à quel tableau Delacroix fait ici allusion, car il fît en ces années 1847, 1848 et 1849 de nombreuses variantes de ce sujet. (Voir Catalogue Robaut, nos 1017, 1055.)
  4. Sans doute le Labourage nivernais.
  5. Marc-Aurèle mourant, exposé au Salon de 1845. La ville de Lyon acheta ce tableau à Delacroix en 1858 seulement et le paya 4,000 francs. (Voir Catalogue Robaut, no 924.) Cependant le catalogue du Musée de Lyon porte la mention : « Don du gouvernement. »
  6. Racine Gaultier, dit Prudent, pianiste et compositeur français, né en 1817, mort en 1863. Il fut un très remarquable virtuose.