Journal (Eugène Delacroix)/22 mai 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 356-358).

22 mai. — Avant d’aller à l’église[1], le matin, pour voir la cérémonie de la confirmation, Berryer, dans son cabinet qui précède sa chambre, m’a lu des fragments de manuscrits de son père, où il raconte le premier service que mon père lui a rendu. Mon père se trouvait dans la situation de disposer de tout, sous Turgot : son salon d’attente était rempli de cordons bleus, de grandes dames et de solliciteurs de tous étages. Cette position lui occasionnait une foule d’attaques, à cause, dit Berryer le père, de son austère probité. Il avait commencé par être avocat et regrettait cette profession ; de là tout naturellement le conseil qu’il donne à Berryer de s’y adonner, plutôt que de s’enterrer dans des bureaux. Plus tard, sous la Convention, Berryer, très compromis, est sauvé par lui.

Vu la bibliothèque, qui est tout au haut de la maison

Vers dix heures, on est venu chercher l’évêque en procession. Cette cérémonie m’a beaucoup touché.

Le père et la femme de Berryer sont enterrés dans l’église. L’idée m’est venue de leur faire un Saint Pierre[2] ; c’est le patron de la paroisse, et c’était celui de son père ; ce projet s’en ira peut-être avec mes sentiments catholiques du moment.

Après la cérémonie et l’exhortation de Monseigneur, nous avons assisté à la bénédiction des tombes dans le cimetière : c’est fort beau. L’évêque, tête nue, et dans ses habits, la crosse d’une main, le goupillon de l’autre, marche à grands pas et lance à droite et à gauche l’eau bénite sur les humbles sépultures. La religion est belle ainsi. Les consolations et les conseils que le prélat donnait dans l’église à ses rustiques ouailles, à ces hommes simples, brûlés par les travaux de la campagne et enchaînés à de dures nécessités, allaient à leur véritable adresse. Au retour, il a béni, avant de rentrer, les enfants que les mères lui présentaient.

Déjeuner très nécessaire, à midi et demi ou une heure, pour ces pauvres prêtres à jeun et pour nous-mêmes. A une heure et demie, arrivée de ces dames : point de princesse ! J’en ai été désappointé.

A partir de ce moment, le bon évêque a été un peu négligé pour les arrivantes ; il avait d’ailleurs quelque effroi à rester. Il est parti presque incognito. Son règne était fini.

Promenade dans le parc avec Batta et Hennequin.

  1. Berryer était très pieux et aimait la pompe des cérémonies catholiques. Ce trait de sa nature répond bien d’ailleurs au jugement que Delacroix porte sur son esprit.
  2. Il est probable que ce Saint Pierre ne fut jamais exécuté.