Journal (Eugène Delacroix)/23 mai 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 358-360).

23 mai. — Temps diluvial. On nous avait annoncé la princesse[1] pour aujourd’hui, mais le moyen d’y croire avec une pluie affreuse ! Elle est venue pourtant. Elle s’est mise à tout : point de fatigue et de grimace. Ces dames et nous, nous avons fait une grande promenade. La bonne princesse peut-être un peu ennuyée de la tournée du propriétaire. Elle avait très aimablement pris mon bras, et je ne me suis pas ennuyé une minute. C’est un caractère dans le genre du mien ; elle a l’envie de plaire. Elle serait gracieuse avec un bouvier, et elle ne se force point pour se livrer à ce penchant. Ce qui en reste de véritablement bon ou obligeant, le ciel le sait mieux que moi ou quelle-même peut-être… Je suis ainsi ; on est comme on peut.

Berryer, l’autre fois que nous nous promenions (c’était le lundi) en attendant ces dames, assis au bout de l’allée de tilleuls où il a fait un promenoir, me disait qu’il conseillait de la douceur à Villemain dans le jugement qu’il porte sur les hommes et sur leurs passions, dans ce qu’il écrit sur les hommes de notre temps : le point de vue est en raison des passions et des préjugés du moment. Martignac, le plus doux des hommes, voulait, après 1815, faire pendre lui et son père, après le fameux procès qu’ils avaient plaidé tous les deux pour les proscrits[2].

C’est ce même jour, c’est-à-dire le lundi, qu’au lieu de faire une promenade avec ces messieurs, je me suis trouvé vers trois heures avec lui seulement, que nous avons été en bateau et que, m’ayant laissé pour aller s’habiller, je suis revenu rattacher le bateau et l’ai trouvé tout vêtu, attendant ses hôtes (je me trompe encore, je crois que c’est le dimanche, quand il attendait l’évêque).

Ce jour, mardi, excellente musique[3] le soir, de la princesse et de Batta. Je me prends de passion pour ce dernier. J’étais content de voir que la princesse était frappée, je l’ai cru au moins, de sa manière de jouer. Franchomme me paraît froid et compassé en comparaison. La princesse m’a parlé beaucoup de Gounod et du club de Mozaristes dont elle me fait l’honneur de me faire membre. Ce sera pour tous les premiers vendredis de chaque mois. Malheureusement, elle va partir pour Vienne.

  1. La princesse Marcellini Czartoryska.
  2. Les procès du Maréchal Ney.
  3. Mme Jaubert décrit ainsi le salon de Berryer à Augerville : « Accoudé sur une table basse, notre grand peintre caressait de sa main pâle et nerveuse une abondante et sombre chevelure, à reflets bleuâtres comme de l’acier bronzé. Son regard, à la fois voilé et lointain, semblait atteindre la pensée du compositeur, tandis que le puissant orateur, l’œil humide, sa large poitrine oppressée, troublé par l’étrange harmonie des accords plaintifs, demeurait immobile. »