Journal (Eugène Delacroix)/21 mai 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 355-356).

21 mai. — L’évêque d’Orléans arrivé l’après-midi, dans sa tournée pour la confirmation. Il est très bien, très distingué et homme d’esprit[1].

Le matin, ma première promenade, seul, par un beau soleil. Je me suis échappé par le pont de pierre, que j’ai atteint non sans avoir très chaud : je suis toujours vêtu très chaudement[2] maintenant, à cause de mon dernier mal de gorge. À ce pont de pierre, petits garçons pêchant je ne sais quoi avec leurs mains, les jambes à l’eau, de l’autre côté du pont où l’eau de la rivière coule sur un lit de cailloux charmants.

Berryer et ces messieurs avaient été à la messe ; j’ai été un peu honteux à leur retour de ne les avoir pas suivis. J’avais été aussi, en suivant la rivière, jusqu’à l’endroit presque où elle sort de la propriété. Remarqué le château, à peu près, de cet endroit, encadré dans les arbres. En revenant, fait un croquis de l’angle et du côté de la cour.

Dans la journée, nous avons été avec des hommes et le furet pour prendre des lapins. Vu les rochers et les pins d’Italie.

L’évêque arrive vers quatre ou cinq heures. Dîner d’ecclésiastiques avec un M. de Rocheplate ou de Rocheville, voisin de campagne de Berryer. J’aime beaucoup cet évêque. Je suis de la nature de la cire ; je me fonds facilement sitôt que j’ai l’esprit échauffé par un spectacle, ou par la présence d’une personne qui a quelque chose d’imposant ou d’intéressant. J’ai parlé du péché originel d’une façon qui a dû donner à ces messieurs une grande idée de mes convictions. La soirée s’est passée ainsi très convenablement.

  1. Mgr Dupanloup.
  2. « Delacroix, aimable, séduisant, d’une politesse exquise, sans aucune exigence, jouissait pleinement à Augerville d’une sorte de vacance qu’il s’accordait. Il se prêtait à toutes les distractions : très empressé aux promenades, à cette seule condition qu’il lui fût accordé le temps de se costumer. Irait-on en bateau, à pied, ou en voiture ? Aussitôt la décision prise, il s’éclipsait, puis reparaissait, ayant combiné ses vêtements pour affronter soit la mer de glace, le soleil du désert ou le vent de la montagne. Cette manœuvre nous divertissait, ayant découvert, par une de ces trahisons du séjour à la campagne, que sur son lit demeuraient étalés des gilets, des cache-nez, des coiffures, numérotés et correspondant aux degrés du thermomètre. Nous ignorions alors de quelle déplorable délicatesse de larynx il était affligé. »

    (Souvenirs de Mme Jaubert, p. 36.)