Journal (Eugène Delacroix)/1er janvier 1857

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 189-192).

1857

1er janvier[1]. — Poussin définit le beau[2] la délectation. Après avoir examiné toutes les pédantesques définitions modernes, telles que la splendeur du vrai ou que le beau est la régularité, qu’il est ce qui ressemble le plus à Raphaël ou à l’antique, et autres sottises, j’avais trouvé en moi sans beaucoup de peine la définition que je trouve dans Voltaire, article Aristote, Poétique, du Dictionnaire philosophique, quand il cite la sotte réflexion de Pascal, qui dit qu’on ne dit pas beauté géométrique ou beauté médicinale, et qu’on dit à tort beauté poétique, parce qu’on connaît l’objet de la géométrie et de la médecine, mais qu’on ne sait pas ce que c’est que le modèle naturel qu’il faut imiter pour trouver cet agrément qui est l’objet de la poésie. A cela Voltaire répond : « On sent assez combien ce morceau de Pascal est pitoyable. On sait bien qu’il n’y a rien cle beau dans une médecine, ni dans les propriétés d’un triangle, et que nous n’appelons beau que ce qui cause à notre âme et à nos sens du plaisir et de l’admiration. »

Sur le Titien[3]. — On fait l'éloge d’un contemporain dont la place n’est pas marquée encore ; ce sont même souvent les moins dignes d'être loués qui sont l’objet des éloges. Mais l'éloge du Titien !… On me dira que je rappelle ce jurisconsulte dévot qui avait fait le Mémoire en faveur de Dieu

Il se passe de mes éloges[4]… sa grande ombre…

Il semble effectivement que ces hommes du seizième siècle ont laissé peu de chose à faire : ils ont parcouru le chemin les premiers et semblent avoir touché la borne dans tous les genres ; et pourtant dans le chemin de ces gens, on a vu des talents montrant quelque nouveauté. Ces talents, venus dans des époques de moins en moins favorables aux grandes tentatives, à la hardiesse, à la nouveauté, à la naïveté, ont rencontré des bonnes fortunes, si l’on veut, qui n’ont pas laissé de plaire à leur siècle moins favorisé, mais avide également de jouissances.

Dans cette heptarchie ou gouvernement de sept, le sceptre, le gouvernement se partage avec une certaine égalité, sauf le seul Titien qui, bien que faisant partie, etc., ne ferait qu’une manière de vice-roi dans ce gouvernement du beau domaine de la peinture. On peut le regarder comme le créateur du paysage. Il y a introduit cette largeur qu’il a mise dans le rendu des figures et des draperies.

On est confondu de la force, de la fécondité, de cette universalité[5] de ces hommes du seizième siècle. Nos petits tableaux misérables faits pour nos misérables habitations,… La disparition de ces Mécènes dont les palais étaient pendant une suite de générations l’asile des beaux ouvrages, qui étaient dans les familles comme des titres de noblesse… Ces corporations de marchands commandaient des travaux qui effrayeraient les souverains de nos jours et des artistes de taille à accomplir toutes les tâches… Déjà moins de cent ans après, le Poussin ne fait que de petits tableaux.

Il faut renoncer à imaginer même ce que devaient être des Titien dans leur nouveauté et leur fraîcheur[6]. Nous voyons ces admirables ouvrages après trois cents ans de vernis, d’accidents, de réparations pires que leurs malheurs…

  1. Nous donnons ci-contre le fac-similé d’une lettre adressée à cette date par Delacroix à Ingres, à propos de sa candidature à l’Académie des Beaux-Arts et dont nous devons la communication à l’obligeance de M. Chéramy.
  2. Sur la question du Beau et la conception de Delacroix touchant ce point, voir notre Étude, à la page xxviii, ainsi que l’appréciation de M. Paul Mantz que nous avons rapportée dans l’annotation.
  3. Tout ce passage sur le Titien a une très grande importance pour quiconque veut suivre, en l’approfondissant, le développement esthétique de Delacroix. Il présente un double intérêt, tant au point de vue du jugement en lui-même, qui précise le dernier état de son opinion sur le maître vénitien, qu’au point de vue du contraste de cette opinion avec celles qu’il avait précédemment émises. Il n’est point d’artiste en effet sur le compte duquel il ait autant varié que Titien. On se rappelle certains passages, notamment une page sur l’Ensevelissement, à laquelle nous n’avons voulu croire qu’après l’avoir collationnée minutieusement sur les manuscrits originaux. Tout ce début de l’année 1857 est donc une véritable réparation à la mémoire du grand Vénitien.
  4. La disposition de ce passage, la concision avec laquelle les idées sont jetées, sans souci de forme définitive ni de phrases terminées, marque suffisamment l’intention qu’avait Delacroix de revenir sur ce sujet et de le traiter avec les développements qu’il comporte. Il indique à la hâte, se réservant d’y insister, les principaux points de vue auxquels on pouvait les reprendre. Il n’est pas jusqu'à cet essai de Dictionnaire des Beaux-Arts auquel nous allons arriver et qui constitue l’intérêt capital de cette publication, qui ne nous apparaisse comme un canevas, comme une brève esquisse destinée à se transformer en études suivies.
  5. Personne mieux que Taine n’a compris l’universalité de génie de ces hommes du seizième siècle. Dans son Voyage en Italie, et à propos des mêmes Vénitiens qu’il avait, lui le premier de tous les critiques français, su percer à jour, il écrit : « Partout les grands artistes sont les héros et les interprètes de leur peuple, Jordaëns, Grayer, Rubens en Flandre, Titien, Tintoret, Véronèse à Venise. Leur instinct et leur intuition les font naturalistes, psychologues, historiens, philosophes : ils repoussent l’idée qui constitue leur race et leur âge, et la sympathie universelle et involontaire qui fait leur génie rassemble et organise en leur esprit, avec les proportions véritables, les éléments infinis et entre-croisés du monde où ils sont compris. »
  6. Se rappeler que dans un autre passage du Journal, directement opposé à l’opinion de ceux qui considèrent comme un bienfait la patine du temps, Delacroix déclare que les maîtres ne reconnaîtraient point leurs chefs-d'œuvre dans les croûtes enfumées que nous voyons aujourd’hui. Ceci s’accorde parfaitement d’ailleurs avec les doléances qu’il répétait souvent, au dire de ceux qui l’ont connu, sur la fragilité de la peinture.