Journal (Eugène Delacroix)/4 janvier 1857

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 192-198).

4 janvier. — Les Cyclopes préparant l’appartement de Psyché. (Contrastes, Vénus ou Psyché est là, etc.)

On ne peut nier que dans le Raphaël l'élégance ne l’emporte sur le naturel, et que cette élégance ne dégénère souvent en manière. Je sais bien qu’il y a le charme, le je ne sais quoi. (C’est comme dans Rossini : Expression, mais surtout élégance.)

Si l’on vivait cent vingt ans, on préférerait Titien à tout. Ce n’est pas l’homme des jeunes gens. Il est le moins maniéré et par conséquent le plus varié des peintres. Les talents maniérés n’ont qu’une pente, qu’une habitude ; ils suivent l’impulsion de la main bien plus qu’ils ne la dirigent. Le talent le moins maniéré doit être le plus varié : il obéit à chaque instant à une émotion vraie, il faut qu’il rende cette émotion ; la parure, une vaine montre de sa facilité ou de son adresse ne l’occupent point ; il méprise au contraire tout ce qui ne le conduit pas à une plus vive expression de sa pensée : c’est celui qui dissimule le plus l’exécution ou qui a l’air d’y prendre le moins garde.

Sur le Titien, Raphaël et Corrège, voir Mengs[1]… Il y a un travail à faire là-dessus.

Il y a des gens qui ont naturellement du goût, mais chez ceux-là même il s’augmente avec l’âge et s’épure. Le jeune homme est pour le bizarre, pour le forcé, pour l’ampoulé. N’allez pas appeler froideur ce que j’appelle goût. Ce goût que j’entends est une lucidité de l’esprit qui sépare à l’instant ce qui est digne d’admiration de ce qui n’est que faux brillant. En un mot, c’est la maturité de l’esprit.

Chez Titien commence cette largeur de faire qui tranche avec la sécheresse de ses devanciers et qui est la perfection de la peinture. Les peintres qui recherchent cette sécheresse primitive toute naturelle dans des écoles qui s’essayent et qui sortent de sources presque barbares, sont comme des hommes faits qui, pour se donner un air naïf, imiteraient le parler et les gestes de l’enfance. Cette largeur du Titien, qui est la fin de la peinture, est aussi éloignée de la sécheresse des premiers peintres que de l’abus monstrueux de la touche et de la manière lâche des peintres de la décadence de l’art. L’antique est ainsi.

J’ai sous les yeux maintenant les expressions de l’admiration de quelques-uns de ses contemporains. Leurs éloges ont quelque chose d’incroyable : que devaient être en effet ces prodigieux ouvrages dans lesquels aucune partie ne portait de traces de négligence, mais dans lesquels, au contraire, la finesse de la touche, le fondu, la vérité et l'éclat incroyable des teintes étaient dans toute leur fraîcheur, et auxquelles le temps ni les accidents inévitables n’avaient encore rien enlevé ! Arétin[2], dans un dialogue instructif sur les peintures de ce temps, après avoir détaillé avec admiration quantité de ses ouvrages, s’arrête en disant : « Mais je me retiens et passe doucement sur ses louanges, parce que je suis son compère et parce qu’il faudrait être absolument aveugle pour ne pas voir le soleil. »

Il dit après et je pourrais le mettre avant : « Notre Titien est donc divin et sans égal dans la peinture, etc.» Il ajoute : « Concluons que, quoique jusqu’ici il y ait en plusieurs excellents peintres, ces trois méritent et tiennent le premier rang : Michel-Ange, Raphaël et Titien. »

… Je sais bien que cette qualité de coloriste est plus fâcheuse que recommandable auprès des écoles modernes qui prennent la recherche seule du dessin pour une qualité et qui lui sacrifient tout le reste. Il semble que le coloriste n’est préoccupé que des parties basses[3] et en quelque sorte terrestres de la peinture, qu’un beau dessin est bien plus beau quand il est accompagné d’une couleur maussade, et que la couleur n’est propre qu’à distraire l’attention qui doit se porter vers des qualités plus sublimes, qui se passent aisément de son prestige. C’est ce qu’on pourrait appeler le côté abstrait de la peinture, le contour étant l’objet essentiel ; ce qui met en seconde ligne, indépendamment de la couleur, d’autres nécessités de la peinture telles que l’expression, la juste distribution de l’effet et la composition elle-même.

L’école qui imite avec la peinture à l’huile les anciennes fresques commet une étrange méprise. Ce que ce genre a d’ingrat, sous le rapport de la couleur et des difficultés matérielles qu’il impose à un talent timide, demande chez le peintre une légèreté, une sûreté, etc… La peinture à l’huile porte au contraire à une perfection dans le rendu qui est le contraire de cette peinture à grands traits ; mais il faut que tout y concorde, la magie des fonds, etc…

C’est une espèce de dessin plus propre à s’allier aux grandes lignes de l’architecture dans des décorations qu’à exprimer les finesses et le précieux des objets. Aussi le Titien, chez lequel le rendu est si prodigieux, malgré l’entente large des détails, a-t-il peu cultivé la fresque. Paul Véronèse lui-même, qui y semble plus propre par une largeur plus grande encore et par la nature des scènes qu’il aimait à représenter, en a fait un très petit nombre[4].

Il faut dire aussi qu'à l'époque où la fresque fleurit de préférence, c’est-à-dire dans les premiers temps de la renaissance de l’art, la peinture n'était pas encore maîtresse de tous les moyens dont elle a disposé depuis. A partir des prodiges d’illusion dans la couleur et dans l’effet dont la peinture à l’huile a donné le secret, la fresque a été peu cultivée et presque entièrement abandonnée.

Je ne disconviens pas que le grand style, le style épique dans la peinture, si l’on peut ainsi parler, n’ait vu en même temps décroître son règne ; mais des génies tels que les Michel-Ange et les Raphaël sont rares. Ce moyen de la fresque qu’ils avaient illustré et dont ils avaient fait l’emploi aux plus sublimes conceptions, devait périr dans des mains moins hardies. Le génie d’ailleurs sait employer avec un égal succès les moyens les plus divers. La peinture à l’huile sous le pinceau de Rubens a égalé, pour le feu et la largeur, l’ampleur des fresques les plus célèbres, quoique avec des moyens différents ; et pour ne pas sortir de cette école vénitienne dont Titien est le flambeau, les grands tableaux de ce maître admirable, ceux de Véronèse et même du Tintoret[5] sont des exemples de la verve unie à la puissance, aussi bien que dans les fresques les plus célèbres : ils montrent seulement une autre face de la peinture. Le perfectionnement des moyens matériels, en perdant peut-être du côté de la simplicité de l’impression, découvre des sources d’effets de variété et de richesse, etc…

Ces changements sont ceux qu’amènent nécessairement le temps et des inventions nouvelles : il est puéril de vouloir remonter le courant des âges et d’aller chercher dans des maîtres primitifs. Ils semblent croire que l’indigence du moyen est sobriété magistrale, etc…

La fresque dans nos climats est sujette à plus d’accidents. Encore dans le Midi est-il bien difficile de la maintenir. Elle pâlit, elle se détache du mur.

La plupart des livres sur les arts sont faits par des gens qui ne sont pas artistes[6] : de là tant de fausses notions et de jugements portés au hasard du caprice et de la prévention. Je crois fermement que tout homme qui a reçu une éducation libérale peut parler pertinemment d’un livre, mais non pas d’un ouvrage de peinture ou de sculpture.

  1. Raphaël Mengs (1728-1779), peintre allemand, auteur d’un grand nombre d’œuvres importantes en Italie et en Espagne. Il a laissé plusieurs écrits sur les arts, recueillis et publiés en 1780 à Parme, sous le titre d’Opère di Antonio Raffaelle Mengs, et qui ont été depuis traduits en français.
  2. Dans son éloge de Venise, l’Arétin écrit : « Jamais, depuis que Dieu l’a fait, ce ciel n’a été embelli d’une si charmante peinture d’ombres et de lumières. L’air était tel que le voudraient faire ceux qui portent envie à Titien, parce qu’ils ne peuvent être Titien… Oh ! les beaux coups de pinceau qui, de ce côté, coloraient l’air et le faisaient reculer derrière les palais, comme le pratique Titien dans ses paysages ! En certaines parties apparaissait un vert azuré, en d’autres un azur verdi, véritablement mélangés par la capricieuse invention de la nature, maîtresse des maîtres. C’est elle ici qui, avec des teintes claires ou obscures, noyait ou modelait des formes selon son idée. Et moi qui sait comme votre pinceau est l'âme de votre âme, je m'écriai trois ou quatre fois : Titien, où êtes-vous ? »
  3. Sur cette éternelle question du dessin et de la couleur, à propos de cette division entre dessinateurs et coloristes qui durera sans doute tant qu’il y aura des dessinateurs et des peintres, Baudelaire écrivait dans son Salon de 1846, se faisant l’interprète de la pensée du maître qu’il avait défendu toute sa vie : « On peut être à la fois coloriste et dessinateur, mais dans un certain sens. De même qu’un dessinateur peut être coloriste par les grandes masses, de même un coloriste peut être dessinateur, par une logique complète de l’ensemble des lignes ; mais l’une de ces qualités absorbe toujours le détail de l’autre. Les coloristes dessinent comme la nature : leurs figures sont naturellement délimitées par la lutte harmonieuse des masses colorées. » Dans tous les passages de ses œuvres critiques où il traite ces intéressantes questions de technique picturale, on retrouve, commentées et renouvelées par son talent de vision originale et personnelle, les idées du maître qu’il chérissait, si bien que l’Art romantique et les Curiosités esthétiques donnent comme un avant-goût des plus curieux passages de cette année 1857.
  4. Ici encore, et à propos de la fresque, nous ne pouvons que répéter ce que nous avons déjà dit dans notre étude, à savoir qu’il manqua toujours à Delacroix de n’avoir pas vu les maîtres vénitiens chez eux. Nous nous figurons aisément ce qu’eût été son enthousiasme s’il avait vu au Musée de Vérone l’admirable fresque de Paul Véronèse symbolisant la musique. Il avait d’ailleurs lui-même parfaitement conscience des lacunes de ses connaissances en ce qui touche les maîtres italiens, puisqu’il écrivait à Burty, avec une modestie vraiment admirable chez un homme de génie : « Qu’il ne voudrait rien publier avant d’avoir vu les maîtres italiens sur place, et que l'état de sa santé lui interdisait l’espérance d’un tel voyage. » (Corresp., t. II, p. 179.)
  5. Voir notre Étude, p. xlix et l.
  6. Delacroix ne voulait pas seulement indiquer par là les gens qui n’ont point de compétence technique dans chaque art individuel, mais surtout ceux qui n’ont pas le sentiment profond et vivace de la Beauté, c’est-à-dire ce qui ne saurait s’acquérir.