Journal (Eugène Delacroix)/18 janvier 1860

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 367-369).

18 janvier. — Malheureusement, chaque homme ne peut suffire qu'à une tâche restreinte ; peut-être que beaucoup d’hommes capables d'écrire d’excellentes choses sur la peinture ou sur les arts en général (je parle toujours, non de simples critiques, mais d’hommes du métier en état de répandre une véritable instruction) ont été retenus par l’idée de l’insuffisance d’un seul homme, occupé d’ailleurs de l’exercice même de sa profession, à faire un ouvrage sur ces matières si peu approfondies.

Faire un livre[1] est une besogne à la fois si respectable et si menaçante, qu’elle a glacé plus d’une fois l’homme de talent prêt à prendre la plume pour consacrer quelques loisirs à l’instruction de ceux qui sont moins avancés que lui dans la carrière. Le livre a mille avantages sans doute : il enchaîne, il déduit les principes, il développe, il résume, il est un monument ; enfin, à ce titre, il flatte l’amour-propre de son auteur au moins autant qu’il éclaire les lecteurs ; mais il faut un plan, des transitions ; l’auteur d’un livre s’impose la tâche de ne rien omettre de ce qui a trait à sa matière.

Le dictionnaire, au contraire, supprime une grande partie… S’il n’a pas le sérieux du livre, il n’en offre pas la fatigue ; il n’oblige pas le lecteur haletant à le suivre dans sa marche et dans ses développements ; bien que le dictionnaire soit ordinairement l’ouvrage des compilateurs proprement dits, il n’exclut pas l’originalité des idées et des aperçus : mal inspiré serait celui qui ne verrait dans le dictionnaire de Bayle, par exemple, que des compilations. Il soulage l’esprit, qui a tant de peine à s’enfoncer dans de longs développements, à suivre avec l’attention convenable ou à classer et à diviser les matières. On le prend et on le quitte ; on l’ouvre au hasard, et il n’est pas impossible d’y trouver, dans la lecture de quelques fragments, l’occasion d'une longue et fructueuse méditation.

  1. « L’auteur a le plus grand respect pour ce qu’on appelle un livre ; mais combien y a-t-il de gens qui lisent véritablement un livre ? Il en est bien peu, à moins que ce ne soit un livre d’histoire ou un roman. » (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 434.)