Journal (Eugène Delacroix)/19 janvier 1860

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 369-370).

19 janvier. — Il s’est trouvé un homme comme Michel-Ange, qui était peintre, architecte, sculpteur et poète. Un tel homme serait le plus prodigieux des phénomènes, s’il était un grand poète en même temps qu’il est le plus grand des sculpteurs et des peintres ; mais la nature, heureusement pour les artistes qui marchent de loin sur ses traces, et pour les consoler apparemment de lui être si inférieurs, n’a pas permis qu’il fût aussi le premier des poètes. Il a écrit sans doute, quand il était las de peindre ou d'édifier ; mais sa vocation était d’animer le marbre et l’airain, et non de disputer la palme aux Dante et aux Virgile, ni même aux Pétrarque. Il a fait des pièces de courte haleine, comme il convient à un homme qui a autre chose à faire que de méditer longuement sur des rimes. S’il n’eût fait que ses sonnets, il est probable que la postérité ne se fût pas occupée de lui. Cette imagination dévorante avait besoin de se répandre sans cesse, et quoique sans cesse rongé de mélancolie et même de découragement, — son histoire le dit à chaque instant, — il avait besoin de s’adresser à l’imagination des hommes en même temps qu’il en évitait la société. Il n’admettait près de lui que des petites gens, que des subalternes, ses praticiens qu’il pouvait à son gré écarter de son chemin, qu’il aimait à ses heures et qu’il accueillait volontiers, quand il était fatigué de la fréquentation forcée des grands qui lui dérobaient son temps et le forçaient à des observances de civilité.

La pratique d’un art demande un homme tout entier[1] ; c’est un devoir de s’y consacrer pour celui qui en est véritablement épris. Peinture, sculpture, sont presque le même art dans ces siècles de renouvellement où les encouragements vont trouver le talent, où la foule des talents médiocres n’a pas encore éparpillé la bonne volonté des Mécènes et dérouté l’admiration du public ; mais quand les écoles se sont multipliées, que les médiocres talents abondent, qu’ils réclament chacun une part de la munificence publique ou de celle des grands, à qui accordera-t-on de prendre la place de plusieurs hommes en exerçant à soi tout seul ?… Que si l’on peut concevoir un seul homme professant à la fois la sculpture, la peinture et même l’architecture, à cause des liens qui unissent ces arts qui ne sont séparés que dans les époques de décadence, on ne reconnaîtra pas aussi facilement la possibilité de joindre[2]

  1. C’est ce que Molière a si bien exprimé dans ce beau vers de sa Gloire du Val-de-Grâce :
    Et les emplois de feu demandent tout un homme !
  2. La suite manque dans le manuscrit.