Journal (Eugène Delacroix)/13, 14 et 15 septembre 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 74-75).

13, 14 et 15 septembre. — Tous ces jours jusqu'à dimanche, jour de mon départ, la même vie à peu près ; je suis seul, suivant mes habitudes, jusqu’au déjeuner. L’avant-dernier jour, le 15, je dessine une partie de la journée les montagnes, de ma fenêtre. Je dessine après déjeuner et par la chaleur le joli vallon où François a planté des peupliers ; je suis charmé de cet endroit ; je remonte par un soleil que je trouve cuisant et qui me fait toujours une impression de fatigue pour le reste de la journée ; je cueille avec délices quelques figues, quelques pêches ; bien entendu que je m’accuse de mes larcins.

Comment décrire ce que je trouve charmant dans ce lieu ?… C’est un mélange de toutes les émotions agréables et douces au cœur et à l’imagination : je pense aux lieux que j’ai vus avec un calme bonheur dans ma jeunesse, je pense en même temps à mes chers amis, à mon bon frère, à mon cher Charles, à ma bonne sœur ! Seul comme je suis à présent, il me semblait dans ce lieu, dans ce pays déjà méridional, me retrouver avec ces êtres chers dans la Touraine, dans la Charente, lieux qui sont beaux pour moi, beaux pour mon cœur.

La négligence qui est partout dans ce pauvre Crose, et qui m’avait choqué d’abord, avait fini par me plaire : rien n’y ressemble à nos habitations d’aujourd’hui… L’herbe pousse où elle veut, la maison se conserve toute seule.

Promenade à Turenne[1] un de ces jours ; la première fois, elle avait été marquée par l'événement de la fuite des deux juments, après lesquelles on avait couru longtemps. Le jour que nous y sommes allés, il faisait une pluie diluvienne ; j’ai été pourtant satisfait de cette excursion ; ce château perché sur le rocher, comme sur un piédestal, est tout à fait extraordinaire[2].

Nous faisons ces courses avec le jeune Dussol, très bon garçon, qui a dîné presque tous les jours avec nous.

L'église de Turenne remarquable par un grand air ; sa simplicité et même son dénuement ne lui nuisent pas.

  1. On voit, à Turenne, les ruines d’un ancien château fort dont il une tour gigantesque, dite Tour de César.
  2. A cet endroit du manuscrit se trouve une esquisse presque informe qui représente la tour du château. Elle fait invinciblement penser aux dessins de Victor Hugo, faits par le poète dans son voyage sur les bords du Rhin.