Journal (Eugène Delacroix)/16 septembre 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 75-79).

16 septembre. — Parti à sept heures pour Brive avec François et Dussol. Nous rencontrons en route le médecin Masseur, et ensuite la servante de François avec sa charmante sœur, celle que j’avais vue en guenilles et pieds nus auprès des chevaux, le jour de la course à Turenne ; cette fois, elle était vêtue coquettement et allait à Brive pour faire des emplettes pour sa noce qui est dans huit jours ; son mari sera un heureux drôle pendant quelques moments… C’est de l’espèce la plus fine et la plus piquante, la blonde armée de tous ses attraits particuliers et qui sont incomparables. Je l’avais bien devinée la première fois.

Nous parcourons la ville, après avoir assuré ma place pour une heure, pour Périgueux et Angoulême ; nous allons au séminaire, où je dessine, et nous revenons déjeuner.

Ce déjeuner, à cette heure, m’a rendu toute la journée insensible aux beautés du pays que je traversais. La chaleur aussi était excessive ; le coupé de cette diligence était affreux : pas une vitre ne tenait, j’ai été tantôt grillé par le soleil, tantôt gelé sans pouvoir m’en défendre par le courant d’air établi entre les deux portières.

Dans la première partie du voyage, je guettais la maison de campagne de Mme Rivet, que définitivement je n’ai pas vue.

Il y avait avec moi dans le coupé un gros et frais jeune homme qui m’a conté, avec un grand contentement de lui-même, qu’il venait de Limoges où il avait été faire emplettes de ses cadeaux de noces pour une jeune personne qu’il allait épouser aussi dans huit jours ; je n’ai côtoyé ainsi, au milieu de mes souffrances, que des gens heureux ou sur le point de l'être. Il m’a fait entendre, en relevant à tout moment sa petite moustache blonde, que sa situation ne lui permettait pas d’aspirer à ce parti, mais que ses avantages extérieurs lui avaient valu cette aubaine, dont il rendait grâces au dieu Cupidon. Mon homme, plus amoureux de lui-même que de sa future, fleur de provincial et de Périgourdin, me quitta sur la route, non sans m’avoir fait admirer de loin la propriété, la maison la plus belle du pays, disait-il, enfin toutes les solides perfections que l’amour jetait à ses pieds, sans compter celle de la jeune infante ; il a oublié de me dire si cette dernière était douée de grâces et d’attraits ; mais ce n'était pas là la partie intéressante pour lui.

Je traverse, jusqu'à Périgueux, le pays le plus riche et le plus riant, mais toujours sous le poids de cette chaleur ou de ce vent cuisant.

J’arrive à Périgueux à la chute complète du jour ; une jeune femme toute pimpante m’avait été donnée pour compagne de prison dans la boîte incommode où je me trouvais, une poste avant la ville ; je traverse cette jolie ville au milieu des transparents et des illuminations, à propos des bonnes nouvelles de Sébastopol.

Je m’informe des places ; je suis forcé de changer mes combinaisons. J’irai à Montmoreau prendre le chemin de fer par Ribérac dans une espèce de cabriolet portant les dépêches, et je vais dîner à l’hôtel de France, en face du bureau de la voiture.

Le repas assez médiocre, servi par une fille très piquante, quoique déjà mûre, me fait merveille ; il n’est pas trop gâté par le voisinage de commis voyageurs, dont la langue est la même partout et un mélange curieux d’ineptie et de fatuité ; j’avais déjà déjeuné à Brive quand j’y arrivai de Limoges, en attendant l’heure de partir pour Crose, avec une réunion semblable.

À Périgueux, après dîner et en payant à Mme l’hôtesse mes 3 fr. 50, j’admire la rotondité de sa robe à la mode et cette magnifique toilette qu’elle promène, de la cour à la cuisine et à la salle à manger. Je sors enchanté de tout ce que je voyais et particulièrement de la beauté des femmes que je trouve, dans tous les environs, on ne peut plus piquantes. Je me promène assez tard sur la grande promenade remplie de promeneurs de tous étages, de marchands forains, de musiques, de faiseurs de tours et de loteries. Je trouve même de la vraie beauté, le piquant uni à une grâce et à une correction qui n’est pas dans le Nord et que Paris n’offre jamais.

Enfin, je pars à neuf heures, je crois. Arrangement qui me paraît d’abord impossible et qui finit par aller tant bien que mal ; mon grand manteau me rend grand service, serré, emboîté et enveloppé jusque par-dessus les yeux, de peur du serein ; je finis par m’engourdir et enfin j’arrive à Ribérac vers deux heures du matin.

Arrivée dans cette petite ville où quelques chandelles achevaient de brûler aux fenêtres, en témoignage de l’allégresse, mais dans une solitude complète. Entrée sous cette remise d’auberge ; prise de possession d’une chambre, où j’ai dormi tout habillé et profondément jusqu'à cinq heures du matin.