Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français), 1898, pp. 36–80).
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CHAPITRE II

l’encyclopédie


Que devait être l’Encyclopédie ? Qu’a-t-elle été ? Qu’en reste-t-il ?

Un chapitre, l’un des plus considérables qui soient, mais encore et de longtemps inachevé, de l’histoire de l’esprit humain tient dans cette question. Née d’une spéculation de libraires, la masse de l’Encyclopédie domine le siècle ; la Révolution en sort directement, comme le fleuve de la montagne, et le fleuve n’a pas encore achevé de creuser son cours, il est encore loin, très loin de la mer, nul ne sait quand il la rencontrera — et ceci seulement est certain, c’est que, le jour où cette source serait tarie, la terre entière se dessécherait.

Peu d’origines sont plus humbles. Vers 1745, quelques libraires, parmi lesquels Le Breton, imprimeur de l’Almanach Royal, et Briassou, reçoivent la visite de deux étrangers, l’Anglais Mills et l’Allemand Sellius, qui leur proposent de traduire l’Encyclopédie britannique de Chambers. Ce répertoire, compilé d’ailleurs, sans mesure et sans choix, sur des ouvrages français, avait eu à Londres « un grand nombre d’éditions rapides » et enrichissait ses éditeurs ; les libraires parisiens entrevoient un même succès pour une adaptation française, et examinent l’affaire. Brouillé bientôt avec Mills et Sellius qui voulaient pour eux le bénéfice du privilège que Le Breton entendait se réserver, celui-ci s’adresse à l’abbé de Gua de Malves. Cette nouvelle négociation échoue. Diderot, qui venait de se marier et n’avait pas le sou, traduisait alors, en collaboration avec Eidous et Toussaint, les six volumes in-folio du Dictionnaire de Médecine de Robert James. Le chancelier d’Aguesseau l’indique aux libraires, le philosophe accepte d’enthousiasme une besogne qui lui donnera, avec douze cents livres par an, « le bonheur suprême d’exercer ses talents et de connaître tous les arts en étant forcé de les décrire », et le privilège de la nouvelle Encyclopédie est revêtu, le 21 janvier 1746, du sceau royal de Louis XV.

Diderot s’était contenté de traduire le dictionnaire médical de James ; l’Encyclopédie lui ouvrait d’autres horizons ; il ne s’arrêta pas un instant à l’idée « d’une traduction pure et simple ». Cette besogne de manœuvres « eût excité, avec l’indignation des savants, le cri du public à qui on n’eût présenté, sous un titre fastueux et nouveau, que des richesses qu’il possédait depuis longtemps ». Diderot eut tout de suite l’intuition de quelque chose de plus grand, « d’un livre où seraient tous les livres », d’un cadre immense qui réunirait « le tableau général des efforts de l’esprit humain dans tous les genres et dans tous les siècles », d’un monument que sa masse même mettrait à l’abri des révolutions, d’un sanctuaire qui assurerait à la postérité et « à l’être qui ne meurt point » le dépôt du savoir de l’homme depuis l’origine de la civilisation.

Assurément, et dès la Renaissance, de Bacon à Leibniz, plus d’une tentative avait eu lieu pour réduire sous la forme de dictionnaire tout ce qui concerne l’ensemble des connaissances humaines. Mais le grand chancelier « avait jeté le plan d’un dictionnaire universel des sciences et des arts en un temps où il n’y avait, pour ainsi dire, ni sciences ni arts », et les essais de ses successeurs avaient été également prématurés. « Quel progrès n’a-t-on pas fait depuis ? Combien de vérités découvertes aujourd’hui qu’on n’entrevoyait pas alors ? La vraie philosophie était au berceau ; la géométrie de l’infini n’était pas encore ; la physique expérimentale se montrait à peine ; il n’y avait point de dialectique ; les lois de la saine critique étaient entièrement ignorées. L’esprit de recherche et d’émulation n’animait pas les savants : un autre esprit, moins fécond peut-être, mais plus rare, celui de justesse et de méthode, ne s’était point soumis les différentes parties de la littérature ; et les académies, dont les travaux ont porté si loin les sciences et les arts, n’étaient pas instituées. » Au contraire, au moment où Diderot acceptait les propositions des libraires et résumait dans le Prospectus les idées directrices de l’Encyclopédie, l’humanité, riche des progrès immenses accomplis depuis trois siècles, atteignait dans sa marche l’un de ses tournants d’où il était possible enfin d’embrasser d’un regard « le vaste latifundium du règne philosophique », de résumer les milliers de détails infinis qui s’étaient accumulés depuis l’origine des sociétés, et de distinguer, du sommet où l’on était parvenu, « les liaisons éloignées ou prochaines », mais jusque-là inconnues ou seulement soupçonnées, « des êtres qui composent la nature et qui ont occupé les hommes ». Ce que le « génie extraordinaire de Bacon » avait rêvé au xvie siècle, préparer et hâter l’avenir par l’inventaire du passé, l’heure était venue de le réaliser. Le mérite de Diderot fut de l’avoir compris, d’avoir saisi au vol le moment précis où faire un corps général des connaissances innombrables, mais encore fragmentaires, qui attendaient un système et une interprétation, c’était donner à l’idée nouvelle, « non encore formulée » et seulement flottante, sa base d’opérations contre le passé. Diderot communique son enthousiasme à Le Breton. Il est convenu que l’imparfaite publication de Chambers ne servira que de point de départ ; l’auteur anglais « rentrera simplement dans la classe de ceux qui seront particulièrement consultés » ; mais l’Encyclopédie française aura de bien autres assises, elle sera vraiment l’Instauratio Magna qu’avait conçue Bacon, l’apothéose de l’esprit humain.

Le Prospectus de l’Encyclopédie « ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » parut au mois d’octobre 1750. Après avoir informé le public des origines de l’entreprise, Diderot en établit le double objet. Il s’agit d’abord « de former un arbre généalogique de toutes les sciences et de tous les arts qui marque l’origine de chaque branche de nos connaissances et les liaisons qu’elles ont entre elles et avec la tige commune ». La nature est une, a dit Buffon ; la science est une, ajoute Diderot. Mais, d’autre part, « bien que la nature ne nous offre que des choses particulières, infinies en nombre et sans aucune division fixe ou déterminée ; bien que tout s’y succède par des nuances insensibles », et qu’enfin, « sur cette mer d’objets qui nous environnent », ceux qui paraissent, comme des pointes de rochers, perçant la surface et dominant les autres, « ne doivent cet avantage qu’à des systèmes particuliers et qu’à des conventions vagues » ; s’il a été déjà impossible d’assujettir l’histoire seule de la nature « à une distribution qui embrassât tout », il en sera de même a fortiori pour le sujet beaucoup plus étendu qui est celui de l’Encyclopédie. Il faudra s’en tenir dès lors « à quelque méthode satisfaisante pour les bons esprits qui comprennent ce que la nature des choses comporte ou ne comporte pas ». « Les êtres physiques agissent sur les sens ; l’entendement ne s’occupe de ses perceptions que de trois façons, selon ses trois facultés principales. » Or, « ou l’entendement fait un dénombrement pur et simple de ses perceptions par la mémoire ; ou il les examine, les compare et les digère par la raison ; ou il se plaît à les imiter et à les contrefaire par l’imagination » ; et, par conséquent, la distribution générale de la connaissance humaine sera, elle aussi, tripartite. Elle comprendra l’histoire, qui se rapporte à la mémoire ; la philosophie ou science, qui émane de la raison ; la poésie, qui naît de l’imagination. Et l’on objectera que l’ordre alphabétique, auquel il a fallu se résigner pour la commodité des recherches, détruit la liaison du système de la connaissance humaine. Mais, comme « cette liaison consiste moins dans l’arrangement des matières que dans les rapports qu’elles ont entre elles », rien ne peut l’anéantir. « On aura soin de la rendre sensible par la disposition des matières dans chaque article, par l’exactitude et la fréquence des renvois. » L’essentiel, d’ailleurs, n’est-il pas de proclamer au frontispice même de l’ouvrage, avec l’unité de la nature, l’unité, supérieure encore, de la science ?

Voilà donc le premier objet de l’Encyclopédie : elle montrera l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines ; elle sera ensuite, ce second objet n’étant au surplus que la conséquence du premier, le dictionnaire raisonné des sciences proprement dites, des arts libéraux et des arts mécaniques ou métiers. Diderot expose d’abord pourquoi il lui a paru indispensable « d’allier partout aux principes des sciences et des arts libéraux l’histoire de leurs origines et de leurs progrès successifs ». Mais si déjà « l’on a trop écrit sur les sciences », et si, encore, « l’on n’a pas assez bien écrit sur la plupart des arts libéraux », on n’a presque rien écrit sur les arts mécaniques et voici, peut-être, l’originalité la plus hardie de l’Encyclopédie. Diderot, au xviiie siècle, est, par excellence, le philosophe ; oui, sans doute ; mais il est le fils d’un coutelier de Langres et il ne l’oublie pas. Le jour donc où la fortune lui apporte l’instrument qui, poussé vigoureusement et dans le bon sens, peut et doit donner à l’esprit humain une impulsion et à la société des directions nouvelles, il met son honneur à tirer le travail manuel de l’obscurité méprisée où il était relégué depuis des siècles. Il lui rendra son rang et ses droits dans la civilisation. Il sera ainsi non pas seulement le prophète de l’industrie moderne, mais le précurseur de la démocratie elle-même.

Ce dont nous jouissons sans crainte et en toute sécurité, nous croyons l’avoir toujours possédé ; nous cessons, de jour en jour, d’en connaître le prix : c’est l’une des infirmités les plus misérables de notre nature. Le monde du travail a conquis depuis cent ans une telle place qu’il a tout simplement oublié l’époque où il était le travail servile, où l’État ne s’occupait de lui que pour le broyer sous sa meule militaire ou fiscale, où la Pensée même, plus dure encore et non moins ingrate, ne se salissait pas à descendre jusqu’à lui. Cependant cette époque n’est pas si loin de nous et l’on a pu fixer la date où, pour la première fois, entre le Prospectus de l’Encyclopédie et l’article de Quesnay sur les fermiers, entre 1750 et 1760, les philosophes entreprirent de découvrir les classes ouvrières, de faire connaître le travail sans lequel la civilisation ne serait qu’un rêve, et de préparer ainsi, révolution à la fois intellectuelle, politique et sociale, l’avènement du tiers état à la liberté et au pouvoir. Et, certes, ni Diderot d’abord, ni Quesnay ou Turgot après lui, ne pouvaient soupçonner ni la force du mouvement qu’ils provoquaient, ni quelles en seraient les conséquences, que, peut-être même, ils n’auraient pas toutes souhaitées. Est-ce qu’aujourd’hui même nous connaissons tout ce qu’il y a de force dans l’évolution qui, après avoir fait de l’industrie la reine du monde, porte l’ouvrier vers la souveraineté ? Qui peut prévoir par quels anneaux se continuera la chaîne invincible des effets et des causes ? À quelque horizon restreint que vous borniez la vision prophétique de Diderot, il n’en reste pas moins qu’il a, le premier, deviné et salué le monde moderne.

Évidemment, quand il demandait aux arts libéraux, « qui s’étaient assez chantés eux-mêmes », d’employer désormais leur voix à célébrer les arts mécaniques et « à les tirer de l’avilissement où le préjugé les avait tenus si longtemps » ; quand, s’adressant ensuite aux artisans eux-mêmes. « qui ne se sont crus méprisables que parce qu’on les a méprisés », il les invitait à mieux penser d’eux-mêmes ; Diderot obéissait surtout à l’instinct de justice qui était en lui, et se souvenait pieusement, pour les réhabiliter, de l’atelier et de l’établi paternels. Mais, ici encore, il subissait et suivait cette force qui, toute sa vie, dans toutes les questions, le poussait vers les solutions de l’avenir et vers les soleils levants. Il ne cherche, du moins en apparence, qu’à faire pénétrer dans l’obscurité des ateliers et des fabriques la lumière qui ne s’était arrêtée, jusqu’alors, que sur les nobles sommets de la science pure et de l’art. Mais chercher à faire connaître dans leurs moindres détails les milliers d’outils qui ont élevé la pyramide de la civilisation et qui sont les instruments indispensables de l’intelligence, c’est faire connaître aussi à ceux qui les manient leurs droits, leur puissance et leur force. C’est ouvertement d’ailleurs et même très haut qu’il réclame pour les artisans et les « journaliers » une part de cette gloire dont le monopole était accaparé par les rois, les guerriers et les artistes. Écoutez comment, dans des termes qui nous sont devenus familiers, mais dont l’audace alors était singulière, il va les définir et les présenter : « Journalier, ouvrier qui travaille de ses mains, et qu’on paye au jour la journée. Cette espèce d’hommes forme la plus grande partie d’une nation ; c’est son sort qu’un bon gouvernement doit avoir principalement en vue. Si le journalier est misérable, la nation est misérable. » Et, dès lors, comment nier qu’en dressant l’exposé de la science des métiers, il ait entrevu dans ce monument qu’il élevait aux classes ouvrières les assises d’un monde nouveau ?

On annonce simplement les choses qui sont vraiment grandes ; au milieu de l’emphase qui obscurcit souvent, comme une buée opaque, la phrase de Diderot, une gravité inusitée fait jaillir d’un vif relief les pages du Prospectus qui servent d’introduction à l’histoire du travail manuel et de ses génies anonymes. Il expose en quelques lignes les raisons qui l’ont déterminé à faire dans l’Encyclopédie une part considérable et toute nouvelle aux arts mécaniques et, plus simplement encore, résume la méthode de l’immense enquête qu’il a commencée. « On s’est adressé aux plus habiles ouvriers de Paris et du royaume ; on s’est donné la peine d’aller dans leurs ateliers, de les interroger, d’écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d’en tirer les termes propres à leurs professions, d’en dresser des tables, de les définir, de converser avec ceux dont on avait obtenu des mémoires, et (précaution presque indispensable) de rectifier, dans de longs et fréquents entretiens avec les uns, ce que d’autres avaient imparfaitement, obscurément et, quelquefois, infidèlement exprimé. » Non seulement il se fera apprenti lui-même pour connaître le détail des industries, mais, ayant observé qu’« à peine, entre mille artisans, en trouve-t-on une douzaine capables de s’exprimer avec quelque clarté sur les instruments qu’ils emploient et sur les ouvrages qu’ils fabriquent », il entreprendra la théorie des professions dont ils ne savent que la pratique. Il caresse d’une même sympathie les métiers les plus humbles et les métiers les plus compliqués. Il s’attache à la glorification de cette machine où des esclaves ignorants ont vu l’œuvre du démon et que d’autres barbares, plus tard, non moins stupides, mais plus ingrats, dénonceront à leur tour. Il devine en elle l’instrument du progrès ; alors même qu’il ne la comprend pas, son instinct l’avise qu’une force bienfaisante doit être en elle ; « il ose donner aux savants l’avis de ne pas juger des choses avec trop de précipitation, de ne pas proscrire une invention comme inutile, parce qu’elle n’aura pas dans son origine tous les avantages qu’on pourrait en tirer ». L’esprit moderne, dans ce qu’il a de plus hardi, est en ces quelques pages et dans l’article Art qui en est le développement. Il trace « le projet d’un traité général des arts mécaniques » et, rêvant d’une méthode de découverte, esquisse la science expérimentale. « Nous devons au hasard un grand nombre de connaissances ; il nous en a présenté de fort nombreuses que nous ne cherchions pas : est-il à présumer que nous ne trouverons rien quand nous ajouterons nos efforts à son caprice et que nous mettrons de l’ordre et de la méthode dans nos recherches ? » Aucun progrès industriel, mécanique, scientifique ne lui paraît impossible. « Pour nous encourager dans nos recherches, ne suffit-il pas d’ailleurs du spectacle des siècles qui se sont écoulés, sans que les hommes se soient aperçus des choses importantes qu’ils avaient sous les yeux ? » L’esprit humain est bizarre : « S’agit-il de découvrir, il se défie de sa force, il s’embarrasse dans les difficultés qu’il se fait, les choses paraissent impossibles à trouver ; sont-elles trouvées, il ne conçoit plus comment il a fallu les chercher si longtemps, et il a pitié de lui-même. » Il a, lui, l’oreille toujours tendue, l’œil toujours ouvert ; il est déjà le voyant qui, dans une lettre à Mlle Volland, devinera le télégraphe électrique. « Qui sait si cet homme-là (le physicien Camus) n’étendra pas un jour la correspondance d’une ville à une autre, d’un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit ? La jolie chose ! il ne s’agirait plus que d’avoir chacun sa boîte ; ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries où tout ce qui s’imprimerait dans l’une subitement s’imprimerait dans l’autre. » Aucun obstacle ne lui paraît invincible ; l’homme peut et doit triompher de la nature. Ce doit être l’un des objets principaux de l’Encyclopédie que de préparer ces victoires de la civilisation, d’abord en réhabilitant les arts mécaniques, en dressant ensuite le bilan exact des progrès, déjà accomplis, de l’industrie scientifique. Il passera donc en revue tous les arts sans exception, et, « comme le peu d’habitude qu’on a et d’en écrire et d’en lire rend ces choses difficiles à expliquer d’une manière intelligible », le texte de l’Encyclopédie sera complété par une vaste série de planches. « On enverra des dessinateurs dans les ateliers ; on prendra l’esquisse des machines et des outils ; on n’omettra rien de ce qui peut les montrer distinctement aux yeux. » Diderot, pendant tout le temps que durera la publication de l’Encyclopédie, reverra lui-même ces deux à trois mille dessins, en corrigera toutes les épreuves, ne permettra à personne d’empiéter sur ce domaine qui est le sien. « Votre unique affaire, écrira-t-il plus tard à l’imprimeur Le Breton, a été de payer les travailleurs que j’occupais et j’aurais trouvé mauvais que vous prissiez un autre soin. » Et l’âme même de Diderot, en effet, anime cette collection de planches, belles par l’exactitude, la clarté et l’intelligence du dessin, mais plus belles encore par la sensation de vie intense qui s’en dégage et qui n’a pas peu contribué à fixer l’attention sur ce monde, jusqu’alors ignoré et dédaigné, du travail. Un Anglais, à la fois politique et philosophe[1], tournant les feuilles de ces volumes, croit y voir défiler devant lui « le panorama splendide de l’activité humaine » ; il en est émerveillé comme à la vue même de la ruche immense qui s’appelle Paris, la première fois qu’il la contempla des hauteurs de Montmartre, et qui est tout simplement « l’un des plus beaux spectacles du globe ».

Le plan général de l’Encyclopédie une fois arrêté, Diderot chercha des collaborateurs. Peu connu du public (il n’avait encore rien publié sous son nom), connu du gouvernement surtout par ses « fautes », il eut l’habileté de s’adresser d’abord à d’Alembert qui était membre des Académies, « n’avait jamais eu d’aventures » et jouissait de ce crédit moral qui n’est pas seulement l’apanage légitime de la probité, mais le bénéfice, non moins légitime d’ailleurs, de la tenue même dans la vie. D’Alembert accepta, non pas une simple collaboration, mais la véritable association qui lui était offerte, prit la direction de toute la partie mathématique et écrivit le Discours préliminaire, servant de préface. Ce morceau de grande allure, d’une élégance simple et vraiment exquise de style, courageux sans témérité, sagace sans profondeur, vigoureux sans éloquence, lumineux sans éclairs, fut reçu par un immense applaudissement qui s’étendit à toute l’Europe et décida du succès de l’Encyclopédie. La mode — mais en fut-il jamais de plus belle ? — était à l’étude des origines. Montesquieu venait de retrouver dans l’Esprit des lois les titres égarés du genre humain ; Buffon avait essayé de décrire les premières émotions du premier homme s’éveillant à la vie ; Rousseau recherchait les causes de l’inégalité parmi les hommes ; la statue de Condillac expliquait la génération des facultés de l’âme. Quand d’Alembert, descendant à son tour dans l’arène, retraça dans son Discours la généalogie des connaissances humaines, ce fut un événement ; l’admiration fut unanime, les salons s’enflammèrent, Voltaire proclama que la méthode de Descartes était surpassée, et les critiques réputés les plus impitoyables désarmèrent.

Ce qui fait, entre tous les siècles, la noblesse et la grandeur du xviiie siècle, c’est que l’âme française ne fut jamais, précisément pendant le cycle de l’Encyclopédie, plus assoiffée de vérité et de justice, plus éprise de claire lumière. Sous le gouvernement le plus vil qu’elle eût encore subi, elle se redressait de toute la force invincible de l’esprit. Le combat n’était pas encore pour les réalités pratiques ; il était tout entier pour les idées. L’image de Pascal : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant », ne fut jamais plus vraie que des philosophes et de leurs amis. Entre la Bastille et le donjon de Vincennes toujours menaçants, entre la brutalité de la censure et la haine exaspérée des Jésuites, les philosophes étaient les plus faibles des roseaux, mais ils pensaient, et leur pensée, alors même qu’elle ne se risquait au dehors que voilée, avait tous les rayonnements du glaive. Chaque pensée nouvelle, au fur et à mesure quelle éclatait, chassait et dissipait devant elle un pan d’ombre, un peu de superstition et de tyrannie. Cette marche, lentement, mais irrésistiblement ascendante, de la philosophie envahissait le ciel comme une aurore. Dès qu’eurent résonné la fanfare du Prospectus de Diderot et le pæan du Discours préliminaire de d’Alembert, tous les yeux se tournèrent du côté où l’armée de l’avenir se faisait précéder de cette musique ; les vieux murs de Jéricho tremblèrent sur leurs bases.

Regardons cette armée qui se forme dans le silence pendant près de trois années et dont la marche à travers un quart de siècle n’a pas fini d’éveiller les échos.

Au premier rang, les deux co-directeurs, Diderot et d’Alembert ; celui-ci, faible et maladif, sceptique et prudent, géomètre n’ayant eu encore d’autres maîtresses que les mathématiques, penseur n’ayant encore appliqué l’ingéniosité de son esprit délicat et subtil qu’à la science pure, mais subissant déjà l’impulsion violente du siècle et, par amour du vrai plus que par goût, retournant peu à peu son activité vers la philosophie et les polémiques ; celui-là, au contraire, robuste et fort, d’un enthousiasme inextinguible et toujours prêt à la bataille, ayant connu tout de la vie de très bonne heure et ne s’étant dégoûté de rien, d’une curiosité insatiable et d’une force de labeur que rien ne lasse, ayant pour domaine la nature et comme elle toujours en travail de conception et d’enfantement, passant avec la même facilité « des hauteurs de la métaphysique au métier d’un tisserand[2] » et de l’anatomie au théâtre, dressant sur son col nu « cette tête universelle qu’on regardera de loin comme nous considérons aujourd’hui la tête des Platon et des Aristote[3] ». Voilà les deux généraux de la légion encyclopédique, la raison sereine qui domine tout, la passion débordante qui réchauffe tout.

Et quel état-major à leurs côtés, autour d’eux ! D’abord, Voltaire lui-même, le roi Voltaire, qui s’est enrôlé des premiers, dont le rire sonne comme un clairon et qui, dans son ardeur toujours plus juvénile à mesure qu’il vieillit, ne trouve jamais le mouvement assez rapide, la fusillade assez nourrie. Montesquieu vient ensuite, déjà frappé de mort, promettant plus qu’il ne peut tenir, mais qui n’a pas voulu manquer à l’appel et laissera en mourant l’admirable article sur le Goût. Puis Rousseau, qui a pris pour sa part la théorie et la pratique de la musique ; Buffon le superbe, avec son inséparable Daubenton, à qui l’histoire naturelle revient de droit ; le jeune Turgot, modeste autant que profond, qui apporte, sous l’anonyme, ses riches études sur la linguistique, l’administration et l’économie politique naissante ; d’Holbach et Duclos ; l’infatigable chevalier de Jaucourt qui lit, dicte et écrit de treize à quatorze heures par jour, que « Dieu fit pour moudre des articles » et dont la physionomie s’allongera lamentablement quand on lui annoncera la fin de son travail, matelot désolé de toucher terre ; Marmontel et Morellet, La Condamine et le président de Brosses, Quesnay le physiocrate qui porte trois fleurs de pensée dans son blason, Georges le Roy et Forbonnais. À chaque volume, devant le front de chaque nouveau régiment, d’Alembert fait l’appel, n’oubliant personne, depuis les savants qui se contentent de fournir des notes jusqu’aux industriels et aux simples ouvriers qui, eux aussi, groupés pour la première fois autour d’une bannière philosophique, ont collaboré à l’œuvre commune en démontant et remontant leurs métiers sous les yeux de Diderot. Et voici Toussaint l’avocat pour la jurisprudence, La Chapelle pour les sciences élémentaires, Dumarsais pour la grammaire, Le Blond pour l’art militaire et la tactique, de Vandenessé pour la médecine. Tarin pour l’anatomie, Louis pour la chirurgie, Bellin pour la marine, d’Argenville pour l’hydraulique et le jardinage, Malouin pour la chimie, Blondel pour l’architecture, Landois pour les beaux-arts, Cahuzac pour la technique théâtrale, Goussier qui dessine les planches, tous, artistes ou savants, ayant donné des preuves d’habilité dans leurs genres, spécialistes accomplis, « n’ayant été occupés, chacun, que de ce qu’il entendait », recrutés avec un soin jaloux « pour juger sainement de ce qu’ont écrit les anciens et les modernes de leur sujet et pour y ajouter de leurs propres fonds ». Et encore — car l’énumération se pourrait continuer pendant des pages entières comme celle des héros et des guerriers de l’Iliade, — le père Jodin et le vieux docteur Falconet, le lieutenant général d’Hérouville et le fermier général Dupin, Lemonnier et Papillon, Borrat et Pichard, Miel et Bourgelat, Buisson et Prévost, Lenglet du Fresnoy et Devienne, La Brassée et Fournier, J.-B. Leroy et Donnet. L’armée enfin a jusqu’à ses aumôniers, l’abbé Yvon, l’abbé Bernier et l’abbé Mallet, assignés, par précaution, à la garde de la métaphysique orthodoxe et de la théologie ; jusqu’à ses vivandières, les grandes dames et les couturières qui rédigent les articles sur les modes et la toilette, et, pour tout dire, jusqu’à ses goujats dont les articles, « bons pour le Journal de Trévoux », finiront par exaspérer Voltaire et par faire comparer l’Encyclopédie, dans une boutade de d’Alembert, à un habit d’arlequin où il y a nombre de morceaux de bonne étoffe, mais aussi beaucoup de haillons.

Telle est cette légion bariolée et la voici enfin en marche, vers le printemps de 1751, mais non sans avoir eu à subir, au cours de sa mobilisation, un premier accident, « l’impression était décidée, les rôles distribués et les matériaux en grande partie rassemblés », lorsque la publication de la Lettre sur les Aveugles, au mois de juillet 1749, s’ajoutant à des rancunes féminines[4], avait valu « au sieur Diderot, accusé d’avoir écrit pour le déisme et contre les mœurs », une villégiature forcée au donjon de Vincennes. Les libraires aussitôt d’intervenir auprès de d’Argenson, « suppliant Sa Grandeur de vouloir bien se laisser toucher par l’embarras ruineux dans lequel les jette l’éloignement de leur éditeur, et de leur accorder son retour à Paris en faveur de l’impossibilité où il est de travailler en prison ». Le ministre se trouva un peu honteux, à la réflexion, d’avoir accordé l’incarcération du philosophe à la vanité blessée d’une Salomé bourgeoise ; Diderot, après avoir promis à M. de Malesherbes d’« être sage », avait repris ses travaux.

Tout en se cabrant contre l’iniquité, il avait compris pourtant l’avertissement ; rien que par les noms de ses auteurs, l’Encyclopédie est déjà, avant de naître, suspecte au pouvoir ou plutôt aux deux pouvoirs, le trône et l’autel ; dès lors, si l’on veut arriver au but et non se livrer à une manifestation stérile, il va falloir s’imposer la plus sévère réserve. Et nulle contrainte évidemment ne saurait peser davantage à Diderot qui avoue lui-même « avoir toujours eu la fureur de dire tout ce qu’il est de la prudence de taire ». Mais s’il ne se résigne pas et s’il ne prêche pas lui-même d’exemple, comment vivre ? c’est encore la première condition pour pouvoir philosopher, et ne serait-ce pas trahir encore les libraires qui ont engagé, avec quelques associés, une si énorme fortune dans l’entreprise ? Diderot fait donc à l’Encyclopédie le plus grand sacrifice qu’il puisse faire, celui de Diderot. Vingt ans de suite, et tous les jours pendant vingt ans, dès qu’il a touché le seuil de son bureau, il congédie brusquement le révolté qui est en lui. Il a reçu de la nature une voix de tonnerre dont le roulement libre éveillerait les morts ; il l’étouffe et met lui-même la pédale sourde à sa musique.

Il ne se contente pas de se taire ; il se condamne à se mentir à lui-même. Il a écrit que « le premier pas vers la philosophie, c’est l’incrédulité » ; il enregistre maintenant les définitions et s’incline devant l’autorité de l’Église. Il est l’ennemi personnel de la religion chrétienne, qu’il appelle, dans ses lettres, avec une violence d’iconoclaste, « la plus absurde et la plus atroce dans ses dogmes, la plus funeste à la tranquillité publique, la plus dangereuse pour les souverains, la plus inintelligente et la plus gothique » ; mais il proclamera dans l’Encyclopédie, et d’Alembert professe avec lui que « seule la religion révélée peut nous instruire de notre existence présente ou future, de l’essence de l’Être auquel nous la devons et du genre de culte qu’il exige de nous ». Il n’y a jamais eu de déterministe plus ardent et il a écrit vingt fois que le mot de liberté est un mot vide de sens. « Nous ne sommes que ce qui convient à l’ordre général, à l’organisation, à l’éducation et à la chaîne des événements ; voilà ce qui dispose de nous invinciblement ; on ne conçoit non plus qu’un être agisse sans motifs qu’un des bras d’une balance agisse sans l’action d’un poids ; le motif nous est toujours extérieur, étranger, et ce qui nous trompe, c’est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l’habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre[5]. » Mais, dans l’article Liberté, il déclarera, sans broncher, que « la pensée et la volonté ne sont ni ne peuvent être des qualités de la matière ; que prétendre, avec Spinoza (et avec lui-même), qu’il n’y a aucun motif qui dépend de nous, soit eu égard à sa production, soit eu égard à son énergie, c’est avancer une absurdité ; que la liberté brille dans tout son jour, soit qu’on la considère dans son esprit, soit qu’on l’examine par rapport à l’empire qu’elle exerce sur les corps ; et qu’enfin la ruine de la liberté renversant avec elle tout ordre et toute police, confondant le vice et la vertu, autorisant toute infamie monstrueuse, éteignant toute pudeur et tout remords, dégradant et défigurant sans ressource tout le genre humain, une doctrine si énorme ne doit point être examinée dans l’école, mais punie par le magistrat ». Et la honte assurément de ces crimes contre l’esprit retombe sur le régime qui les impose ; mais quelle misère pourtant et quelle pitié ! Il y a plusieurs façons de souffrir pour sa cause ; la plus courageuse, quoi qu’on pense, n’est pas toujours dans l’intransigeance des doctrines.

On ne saurait dire, puisque l’Encyclopédie a pu s’achever, que tant de sacrifices ont été inutiles. Ils faillirent l’être cependant et les heures où les philosophes purent croire qu’ils avaient renié leurs propres croyances en pure perte leur furent doublement cruelles. Diderot, en effet, a beau replier les grandes ailes que lui avait données la nature, on devinait partout les siennes. Ce génie essentiellement créateur a beau se contraindre à n’être que narrateur ; alors même qu’il raconte les évolutions de la philosophie au lieu d’exposer sa propre doctrine et qu’il décrit le métier à tisser les bas au lieu de proclamer son audacieuse sociologie, la flamme révolutionnaire qu’il s’est efforcé d’éteindre jaillit encore en mille étincelles et il n’y a pas jusqu’au cynisme navrant de ses palinodies qui ne trahisse et révolte contre les dogmes patentés. Les philosophes ne se proposent en apparence que de dresser uni inventaire complet de l’histoire et de la nature ; ils ne peuvent s’empêcher pourtant, même quand ils s’en défendent, même sans le vouloir, de mettre chaque page, en regard de ce qui est, ce qui devrait être — et cette comparaison seule est séditieuse. La science est pour les encyclopédistes, même pour les collaborateurs les plus humbles, l’explication naturelle de la nature ; par conséquent elle ne rend pas assurément Dieu inutile, mais elle peut évidemment s’en passer et elle peut l’ignorer. Elle s’efforce en vain d’être modeste et humble ; elle n’en est pas moins « l’ambition indomptable de l’esprit, l’investigatrice sans fin, l’impatience du mystère », et ce n’est pas sa moindre beauté que tous ces despotismes politiques, sociaux ou religieux la tiennent pour leur ennemie-née. « Les siècles, qui se racontent eux-mêmes », racontent surtout leurs erreurs, leurs failles, leurs crimes, leurs espérances brisées. Et c’est encore la condamnation du régime, c’est-à-dire encore et toujours la Révolution.

Aussi Diderot et d’Alembert ont beau rivaliser de circonspection et de diplomatie, dissimuler leurs ambitions et leurs négations, étaler partout, à chaque volume, sous les articles « dangereux », les signatures rassurantes de l’abbé Mallet, de l’abbé Yvon et de l’abbé La Chapelle : leur pensée intime n’en rayonne pas moins sur toute l’Encyclopédie et c’est une pensée de destruction. Confus de ses ruses et des basses précautions qu’il doit prendre, Diderot écrit à Voltaire : « Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé de ce que nous avons écrit ». Le temps ne se fit pas attendre, et, tout de suite, le ministère, l’Église et les Jésuites distinguèrent sous ce qu’il écrivait ce qu’il pensait. Invinciblement, par la seule force des idées qui sont en elle, l’Encyclopédie est ainsi et dès le premier jour autre chose qu’un dictionnaire : elle est une faction, l’école de la grande démolition, le cheval de Troie introduit dans la vieille société. Et, par conséquent, c’est la guerre.

Le premier acte d’hostilité des autorités constituées suivit de près le premier volume de l’Encyclopédie. Dès qu’il parut, et, pour être exact, avant même qu’il fût sorti des presses, les Jésuites, avec leur perspicacité habituelle, avaient poussé un cri de fureur ; M. de Mirepoix, qui était leur homme et qui avait un grand crédit ecclésiastique sur l’esprit du roi », s’était mis aussitôt en campagne pour réclamer le retrait du privilège. On a vu que Diderot, en distribuant les postes de l’Encyclopédie, avait trouvé habile d’installer des abbés aux articles les plus difficiles de la théologie et de la métaphysique ; par une ironie habituelle au sort, ce fut l’un de ces paratonnerres qui alluma l’incendie. Comme M. de Malesherbes et Mme de Pompadour, qui avaient pris la défense des philosophes, croyaient avoir cause gagnée auprès de Louis XV, les Jésuites s’emparèrent de la thèse que l’abbé de Prades, qui était l’un des collaborateurs de l’Encyclopédie, venait de soutenir en Sorbonne avec l’approbation du syndic, la dénoncèrent à la faculté de théologie et, l’ayant fait condamner au feu par le parlement de Paris, attribuèrent à Diderot les hérésies de la Jérusalem céleste. Tout en soutenant contre Leibniz et Buffon la tradition littérale du déluge, l’abbé n’avait-il pas émis quelques doutes sur les trois chronologies qu’on trouve dans la Bible et qui, étant contradictoires, ne lui paraissaient pas avoir Moïse lui-même pour auteur ? L’affaire fut menée rondement ; la thèse ayant été censurée et brûlée les 28 et 29 janvier 1752 pendant que paraissait le second volume de l’Encyclopédie, un arrêt du conseil du 7 février suspendit le Dictionnaire raisonné comme « tendant à établir à la fois l’esprit de révolte et celui d’immoralité ».

Cette première campagne des Jésuites contre l’Encyclopédie avait eu ceci de particulier que les révérends pères tenaient surtout à hériter des philosophes qu’ils assassinaient. Les compilateurs du dictionnaire de Trévoux avaient à peine obtenu l’arrêt royal, qu’ils réclamèrent l’autorisation de continuer à leur profit l’Encyclopédie. L’idée n’était pas mauvaise, « bien qu’il fût moins facile d’enlever à Diderot sa tête et son génie que ses papiers[6] », mais elle avait été dévoilée trop vite, avec une impudence vraiment trop hâtive. Ce ne fut plus seulement l’opinion qui s’indigna ; le roi se crut joué et Diderot fut engagé « à reprendre un ouvrage inutilement tenté par des gens qui depuis longtemps tiennent la dernière place dans la littérature ».

Nécessairement, ce ne fut qu’une trêve. D’une part, encouragés par le succès, « si toutefois l’humiliation d’un tas d’ennemis aussi méprisables peut flatter des philosophes », Diderot et d’Alembert donnèrent à leur entreprise une impulsion plus vigoureuse ; ce fut l’époque la plus brillante de l’Encyclopédie, celle où arrivaient de toutes parts les plus précieux concours, ceux « des vrais doctes quoique docteurs[7] », où les salons mirent la science investigatrice à la mode, où, à Versailles même, la marquise de Pompadour se targuait, comme de la plus flatteuse galanterie qui lui eût été faite, de ce compliment de Voltaire : « Elle est des nôtres ». Mais, d’autre part, la Société de Jésus préparait patiemment sa revanche et travaillait à mettre dans son jeu, non seulement l’Église de France, mais le Parlement et, avec tout le parti dévot de la cour, toute la canaille littéraire de la ville. À l’armée de l’Encyclopédie, qui était celle de l’avenir, elle opposa une autre armée, celle du passé, non moins nombreuse et de plus en plus alarmée dans ses intérêts, et, en attendant d’avoir recours au bras séculier, engagea une guerre de plume où les ennemis de la philosophie essayèrent et réussirent parfois à retourner contre elle l’arme du ridicule. C’est l’avocat Moreau qui jette à la tête des encyclopédistes le sobriquet sanglant de Cacouacs les « méchants ». C’est le convulsionnaire en disponibilité Abraham Chaumeix qui les assomme des vingt pavés énormes de la Réfutation des auteurs impies. C’est l’abbé de Saint-Cyr avec le Catéchisme des consciences. C’est Boyer, l’une de Mirepoix, et le père Berthier. C’est les deux Pompignan, l’évêque et l’autre, l’académicien, celui qui « croit être quelque chose ». C’est Palissot, que le roi Stanislas a chassé honteusement de Nancy, mais que le ministère protège et défend contre ses adversaires à grands coups de lettres de cachet. C’est Desfontaines et Fréron. Et quand l’Encyclopédie, laborieusement arrivée à travers tant de récifs à son septième volume et à son quatrième millier de souscripteurs, essaye, dans un magnifique effort, de se redresser contre les vents déchaînés, c’est Rousseau enfin qui fait défection tout à coup et passe avec armes et bagages à l’ennemi.

Il n’y a pas d’exemple, dans l’histoire de la philosophie, d’une pareille trahison. Les conversions à l’esprit religieux s’expliquent et n’ont pas besoin d’être justifiées ; la foi entre dans les cœurs comme le doute dans les cerveaux. Ici rien de tel, rien que la jalousie et l’ingratitude. Rousseau ne devait à Diderot que la connaissance de son propre génie. Pendant sa captivité de Vincennes, c’était Diderot qui lui avait soufflé l’étincelante et paradoxale réponse à la question de l’académie de Dijon sur l’utilité des sciences. Non seulement il lui avait inspiré le fameux discours qui devait, du jour au lendemain, « porter tout par-dessus les nues » ; mais il l’avait revu, corrigé, semé de traits de flamme et d’éloquence ; depuis, pendant près de dix années, jamais la chaude amitié de Diderot n’avait été plus inépuisablement bienfaisante que pour Jean-Jacques. Et maintenant, au fort de la mêlée et du péril, alors que la coalition des Jésuites, des Parlements et de Fréron fait rage contre l’Encyclopédie, au lendemain de l’horrible déclaration royale de 1757 qui, vengeant sur les philosophes la piqûre d’épingle de Damiens, porte à chaque ligne la peine de mort contre les auteurs, éditeurs ou colporteurs d’écrits attentatoires à la religion, quand tous les tocsins sonnent à la fois, c’est ce moment précis que choisit Rousseau pour lancer, en réponse à l’article Genève, sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles.

Que Diderot, dans la querelle de Mme d’Épinay et de Jean-Jacques, ait pris trop vivement, comme il prenait toutes choses, le parti de son amie qui n’avait, au surplus, d’autre tort que sa trop longue bonté et sa charité pour un malade, cela est possible. Mais à quels autres sentiments, dans une pareille heure, n’eût-il pas convenu d’imposer silence ? Au contraire, Rousseau jette dans la bataille toute sa passion qui n’a peut-être jamais été plus éloquente et plus séductrice. Sous le masque de l’impartialité, il feint de tenir la balance égale entre les deux partis qu’il compare l’un et l’autre « à des loups enragés », dénonce l’« âme basse » de Voltaire, flétrit la corruption des philosophes qui méditent d’élever des théâtres dans les petites villes pures, et proclame enfin qu’« on ne peut être vertueux sans religion ». C’est la grande félonie du siècle. « Vous n’ignorez pas, lui écrit Saint-Lambert qui parle visiblement au nom de Mme d’Houdetot, quelles persécutions essuie Diderot et vous allez mêler la voix d’un ancien ami aux cris de l’envie ; je ne puis vous dissimuler combien cette atrocité me révolte. » Diderot, qui reçoit le coup en plein cœur, essaye, lui, de douter encore, se précipite chez Rousseau, le supplie au nom de sa propre gloire. En rentrant, accablé de douleur, il écrit ce seul mot : « J’ai vu un damné ! » On a dit que c’était déjà un fou ; ce qui est certain, c’est que ce fou raisonnait à merveille sa vengeance. Diderot n’a pas repassé sa porte que Rousseau court diffamer les philosophes chez Mme de Luxembourg. La belle-fille de la maréchale était la princesse de Robecq, la maîtresse de Choiseul ; le 23 janvier, le procureur général Omer Joly de Fleury déférait à l’assemblée des chambres réunies au Palais la société encyclopédique, « formée pour soutenir le matérialisme, détruire la religion, inspirer l’indépendance et nourrir la corruption des mœurs ».

D’Alembert, qui avait prévu le coup, ne l’avait pas attendu. Dès le mois de janvier précédent, il avait fait part à Voltaire de sa résolution d’abandonner l’Encyclopédie.


Oui, sans doute, écrivait-il, l’Encyclopédie est devenue un ouvrage nécessaire et se perfectionne à mesure qu’elle avance ; mais il est devenu impossible de l’achever dans le maudit pays où nous sommes. Les brochures, les libelles, tout cela n’est rien ; mais croiriez-vous que tel de ces libelles a été imprimé par des ordres supérieurs dont M. de Malesherbes n’a pu empêcher l’exécution ? Croiriez-vous qu’une satire atroce contre nous, qui se trouve dans une feuille périodique, a été envoyée de Versailles à l’auteur avec ordre de l’imprimer, et qu’après avoir résisté tant qu’il a pu, jusqu’à s’exposer à perdre son gagne-pain, il a enfin imprimé cette satire en l’adoucissant de son mieux ? Ce qui en reste, après cet adoucissement fait par la discrétion du préteur, c’est que nous formons une secte qui a juré la ruine de toute société, de tout gouvernement et de toute morale. Cela est gaillard ; mais vous sentez que, si on imprime aujourd’hui de pareilles choses par ordre exprès de ceux qui ont l’autorité en main, ce n’est pas pour en rester là ; cela s’appelle amasser les fagots au septième volume pour nous jeter dans le feu au huitième… Mon avis est donc qu’il faut laisser là l’Encyclopédie et attendre un temps plus favorable (qui ne viendra peut-être jamais) pour la continuer.


Ainsi tout se réunissait, à la fois, pour accabler Diderot : l’assaut exaspéré de tous ses ennemis coalisés, Jésuites et évêques, Parlement et Sorbonne ; la terreur du roi encore tremblant de l’attentat de Damiens, la versatilité de Choiseul, la trahison de Rousseau, le dégoût, pour ne pas dire la pusillanimité de d’Alembert, le découragement de Voltaire lui-même qui ne voyait d’autre parti à prendre que de transporter l’Encyclopédie à Genève. Il tint bon cependant et, restant seul à porter sur ses épaules, « comme Atlas et comme Hercule », le poids de ce monde nouveau qui était sa création, refusa de tourner le dos sur la brèche. C’est l’heure de beaucoup la plus honorable de sa vie. Abandonner l’ouvrage, c’est ruiner les libraires qui ont eu confiance en lui : il ne manquera pas à ses engagements ; c’est « faire ce que désirent les coquins » qui le persécutent : il ne leur donnera pas cette satisfaction. La belle humeur ne lui fait défaut à aucun moment de la tourmente ; il ne désespère pas une minute de reprendre le dessus. Tour à tour il plaide et négocie. Quand le Parlement, sur le réquisitoire d’Omer, condamne l’Encyclopédie, « non seulement sans aucun examen, mais sans en avoir lu une page », il se pourvoit devant le chancelier, exposant que ledit Parlement n’a le droit ni de réformer les privilèges accordés par le roi ni de nommer une commission pour décider si les sept volumes imprimés doivent ou non être brûlés sur place de Grève. Quand le chancelier de Lamoignon, sous la pression des Jésuites, révoque les lettres de privilège[8], « vu que l’avantage qu’on pourrait retirer de l’Encyclopédie pour le progrès des sciences et des arts ne saurait balancer le tort irréparable qui résulte d’un tel ouvrage pour les mœurs et pour la religion », il en appelle au conseil d’État dans l’intérêt des libraires. Quand un nouvel arrêt, rendu le roi étant en son conseil et de l’avis du chancelier, et signé encore Phélypeaux, « ordonne aux libraires de restituer la somme de soixante-douze livres à chacun de ceux qui ont souscrit d’avance pour le dictionnaire », il promet à Le Breton que pas un liard ne lui sera réclamé et le décide à préparer dans le secret, pour les lancer ensuite à la fois, les dix derniers volumes de texte et la collection complète des planches. Le nouveau traité qu’il signe avec les libraires n’a plus rien d’avantageux pour lui : « C’est celui du diable et du paysan de La Fontaine ; les feuilles sont pour moi, le grain est pour eux » ; mais au moins ces feuilles lui sont assurées. Il s’est juré d’achever l’Encyclopédie à Paris ; il se tiendra parole, repousse obstinément les propositions du roi de Prusse et de l’impératrice de Russie qui lui offrent de transporter son entreprise à Pétersbourg ou à Berlin.

Sans vouloir diminuer le mérite de Diderot dans cette crise, il convient pourtant de ne pas la prendre trop au tragique. En fait, l’Encyclopédie ne fut supprimée qu’officiellement, pour la galerie, et la révocation du privilège n’en arrêta pas le travail pour plus de six mois. Dès l’automne de 1759, au moment même où le pape Clément XIII lançait son bref d’excommunication, les presses de Le Breton avaient recommencé à marcher ; l’ouvrage entier, moins les onze volumes de planches qui ne furent complétés qu’en 1772, pourra être achevé en moins de six ans. Choiseul, en effet, s’il n’aimait pas les encyclopédistes, aimait encore moins les Jésuites et, s’il voulait bien donner au clergé des satisfactions apparentes, n’était point disposé à laisser le champ libre aux grenadiers de la foi. Sartine, d’ailleurs, et surtout Malesherbes n’avaient pas cessé d’être favorables à Diderot. Quand le conseil avait ordonné au directeur de la librairie de saisir tous les papiers de l’Encyclopédie, Malesherbes avait fait prévenir secrètement Diderot, et comme le philosophe avait observé qu’il ne pourrait pas les déménager en vingt-quatre heures chez des amis : « Envoyez-les tous chez moi, avait été la réponse, l’on ne viendra pas les y chercher ! » La bourrasque passée, la police fut invitée à fermer les yeux sur la reprise clandestine de l’entreprise, et l’impression put continuer comme si de rien n’était. Ce gouvernement de Louis XV était brutal et lâche, mais il n’était pas moins inconséquent ; l’habileté de Diderot consista précisément à escompter ses sautes de vent. « L’état d’homme de lettres étant à Paris immédiatement au-dessus de celui d’un bateleur », Voltaire avait jugé qu’« il vaut mieux bâtir un beau château, y jouer la comédie et y faire bonne chère que d’être levraudé à Paris par les gens tenant la cour du parlement et par les gens tenant l’écurie de la Sorbonne[9] ». Et le « sublime, honnête et cher antéchrist » raisonnait fort bien, mais seulement comme philosophe ; Diderot, lui, agissait en politique. Tout volcanique qu’il fût, il savait ruser avec les événements et jouer avec les hommes ; il savait surtout qu’à donner sa démission, même avec un geste superbe de mépris, l’on ne fait les affaires que de ses ennemis. Il continua donc à lutter, négociant et bataillant à la fois, criant depuis le matin jusqu’au soir, las des tracasseries, mais toujours prêt à leur faire face, excitant les traînards, découvrant de nouvelles recrues, multipliant sa propre collaboration, faisant tout ensemble le métier de directeur, de rédacteur, de reviseur et de prote, se demandant plus d’une fois « s’il y a grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte », mais toujours repris bien vite par l’action et se persuadant qu’il faut « travailler et être utile aux hommes ». Ses meilleurs articles sont de cette époque, la très belle série sur Leibniz, Platon, Pythagore et Spinoza, vingt autres tableaux détachés qui font de lui le véritable initiateur de l’histoire de la philosophie, les fragments politiques (notamment l’article Représentant) où il esquisse d’une main si ferme le plan d’un gouvernement parlementaire, les morceaux célèbres sur la Jouissance et les sensations. La cabale, d’autre part, est repartie en guerre avec une nouvelle violence ; elle multiplie les pamphlets et les libelles ; Fréron ne tarit plus ; Palissot traîne les Philosophes jusque sur la scène de Molière. Mais la fureur même de cette nouvelle campagne va contribuer à retourner les pouvoirs publics ; bientôt Choiseul déclare la guerre aux Jésuites, et, moins de trois ans après la révocation du privilège de l’Encyclopédie, le parlement de Paris prononce la dissolution de la société se disant de Jésus, la proclame déchue de sa première admission, enjoint à ses membres de vider leurs maisons et collèges sous huitaine. L’Encyclopédie n’était pas seulement vengée, mais, de persécutée, elle devenait, sinon l’inspiratrice, du moins l’alliée du pouvoir. La patience de Diderot, cette fidélité à son œuvre, meilleure, a-t-on pu dire, que l’œuvre elle-même, était récompensée avec éclat. Son monument s’achevait et ses ennemis étaient chassés.

Une dernière amertume lui était cependant réservée. Au moment même où le gouvernement se relâchait de ses sévérités, l’imprimeur Le Breton, crainte d’être inquiété, s’était érigé lui-même en censeur de l’Encyclopédie et, après le bon à tirer de Diderot, s’était livré en secret à une véritable mutilation de ses articles, supprimant, modifiant, rognant, tronquant d’une main imbécile toutes les idées un peu hardies qui l’effrayaient. Ayant eu à rechercher quelque chose dans l’un de ses articles déjà tirés. Diderot découvrit la trahison ; il pensa en tomber malade et entra dans une furieuse colère. Il voulut même se retirer


Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite, écrit-il à Le Breton ; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées. C’est une atrocité dont il n’y a pas d’exemple depuis l’origine de la librairie. J’en ai perdu le boire, le manger et le sommeil ; j’en ai pleuré de rage en votre présence ; j’en ai pleuré de douleur chez moi… Et voilà donc ce qui résulte de vingt-cinq ans de travaux, de peines, de dépenses, de dangers, de mortifications de toute espèce ! un inepte, un ostrogoth détruit tout en un moment et il se trouve à la fin que le plus grand dommage que nous ayons souffert, que le mépris, la honte, le discrédit, la ruine, la risée nous viennent du principal propriétaire de la chose ! Quand on est sans énergie, sans vertu, sans courage, il faut se rendre justice, et laisser à d’autres les entreprises périlleuses. Votre femme n’eût jamais fait comme vous[10].


Mais Briassou, l’associé, et sans doute Mme Le Breton intervinrent ; Diderot reprit une dernière fois le collier, posant seulement comme condition qu’« il irait chez Le Breton sans l’apercevoir et que ledit libraire l’obligerait de ne pas l’apercevoir davantage ».

Les dix derniers volumes parurent en 1765, mais ne purent être distribués d’abord qu’en cachette et seulement aux personnes agréées par le lieutenant de police. Ils portaient, comme lieu de provenance, l’indication : Neufchâtel, et étaient censés venir de cette petite ville.

Voltaire a raconté, ou peut-être inventé, une jolie anecdote où l’on voit quelles nouveautés firent au xviiie siècle le succès de l’Encyclopédie :


Un domestique de Louis XV me contait qu’un jour, le roi, son maître, soupant à Trianon en petite compagnie, la conversation roula d’abord sur la chasse, ensuite sur la poudre à tirer. Quelqu’un dit que la meilleure poudre se faisait avec des parties égales de salpêtre, de soufre, de fer et de charbon. Le duc de la Vallière, mieux instruit, soutint que, pour faire de bonne poudre à canon, il fallait une seule partie de soufre et une de charbon sur cinq parties de salpêtre bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé.

« Il est plaisant, dit M. le duc de Nivernois, que nous nous amusions tous les jours à tuer des perdrix dans le parc de Versailles, et quelquefois à tuer des hommes et à nous faire tuer à la frontière, sans savoir précisément avec quoi l’on tue.

— Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce monde, répondit Mme de Pompadour ; je ne sais de quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues, et on m’embarrasserait fort si on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis chaussée.

— C’est dommage, dit alors le duc de la Vallière, que Sa Majesté ait confisqué notre Dictionnaire encyclopédique, qui nous a coûté à chacun cent pistoles ; nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions. »

Le roi chercha à justifier sa confiscation en lui donnant le caractère d’une suspension : il avait été averti que ces gros volumes in-folio, qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France, et il avait voulu savoir par lui-même si le fait était vrai, avant de permettre qu’on lût ce livre. Il envoya, sur la fin du souper, chercher un exemplaire par trois garçons de la chambre, qui l’apportèrent avec bien de la peine. On vit à l’article Poudre que le duc de la Vallière avait raison ; et bientôt Mme de Pompadour apprit la différence entre l’ancien rouge d’Espagne dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la poudre qui sortait du murex, et que, par conséquent, notre écarlate était la pourpre des anciens ; qu’il entrait plus de safran dans le rouge d’Espagne et plus de cochenille dans celui de France. Elle vit comment on lui faisait ses bas au métier, et la machine de cette manœuvre la saisit d’étonnement.

« Ah ! le beau livre ! s’écria-t-elle. Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de toutes les choses utiles, pour le posséder seul et pour être le seul savant de votre royaume…

Chacun se jetait sur les volumes, comme les filles de Lycomède sur les bijoux d’Ulysse ; chacun y trouvait à l’instant tout ce qu’il cherchait. Ceux qui avaient des procès étaient surpris d’y trouver la décision de leurs affaires. Le roi y lut tous les droits de la couronne.

« Mais vraiment, dit-il, je ne sais pourquoi on m’avait dit tant de mal de ce livre.

— Eh ! ne voyez-vous pas, sire, lui dit le duc de Nivernois, que c’est parce qu’il est fort bon ? On ne se déchaîne contre le médiocre et le plat en aucun genre. Si les femmes cherchent à donner du ridicule à une nouvelle venue, il est sûr qu’elle est plus jolie qu’elles. »

Pendant ce temps, on feuilletait, et le comte de Coigny dit tout haut :

« Sire, vous êtes trop heureux qu’il se soit trouvé sous votre règne des hommes capables de connaître tous les arts et de les transmettre à la postérité. Tout est ici : depuis la manière de faire une épingle jusqu’à celle de fondre et de pointer vos canons ; depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand. Remerciez Dieu d’avoir fait naître dans votre royaume ceux qui ont servi ainsi l’univers entier. Il faut que les autres peuples achètent l’Encyclopédie ou qu’ils la contrefassent. Prenez tout mon bien, si vous voulez, mais rendez-moi mon Encyclopédie.

— On dit pourtant, repartit le roi, qu’il y a bien des fautes dans cet ouvrage si nécessaire et si admirable.

— Sire, reprit le comte de Coigny, il y avait à votre souper deux ragoûts manqués ; nous n’en avons pas mangé, et nous avons fait très bonne chère. Auriez-vous voulu qu’on jetât tout le souper par la fenêtre, à cause de ces deux ragoûts ? »


Il y a peut-être, dans l’Encyclopédie, plus de deux articles manqués, mais Mme de Pompadour n’avait pas moins trouvé la juste formule : c’est comme « magasin de toutes les choses utiles » que le dictionnaire des sciences et des arts réussissait auprès du public ; c’était la première fois qu’on lui présentait un répertoire de toutes les connaissances humaines ; chacun, après l’avoir feuilleté, se croyait le plus savant homme du royaume. Et ce mérite, sans doute, est réel ; bien que l’œuvre de tant de mains soit fort inégale, que nombre de questions soient faiblement traitées et que l’ensemble de l’ouvrage, à part deux ou trois douzaines d’articles, n’offre plus qu’un intérêt historique, l’Encyclopédie de Diderot reste, même aujourd’hui, le modèle et le prototype de tous les ouvrages du genre. Pourtant le véritable mérite des encyclopédistes, leur titre de gloire devant la postérité n’est pas là : il est dans le branle qu’ils ont donné à leur siècle et, par lui, à l’humanité elle-même.

Monument plus vaste que grand, chef-d’œuvre avorté, monstre sans proportions, Évangile selon Satan, Babel vite écroulée, que n’a-t-on dit de l’Encyclopédie et, parfois, avec raison ? Diderot d’ailleurs avait pris les devants sur toutes les critiques et personne, dans l’article Encyclopédie, n’a parlé avec plus de sévérité de son œuvre, même avant la défection de d’Alembert et l’affreuse mutilation des libraires. « Ici, écrit-il, nous sommes boursouflés et d’un volume exorbitant ; là, maigres, petits, mesquins, secs et décharnés. Dans un endroit, nous ressemblons à des squelettes ; dans un autre, nous avons l’air hydropique. Nous sommes alternativement nains et géants, colosses et pygmées : droits, bien faits et proportionnés ; bossus, boiteux et contrefaits… » Et tout cela est exact ; et évidemment le monument s’est vite effondré, à peine quelques pans de murailles et quelques colonnes restent debout, l’herbe couvre depuis un siècle les mille pierres émiettées qui jonchent le sol ; mais l’âme encyclopédique a survécu à l’Encyclopédie. L’esprit qui animait cet édifice d’un jour n’a pas cessé de souffler sur le monde, et partout où il a passé, il a vivifié tout ce qui mérite de vivre.

Cet esprit, quel est-il ? Tout simplement celui de la liberté. Non pas, sans doute, qu’il se soit révélé d’abord dans toute sa force ; il n’est au début que le vieux scepticisme philosophique, peu différent de celui de Montaigne ou de Bayle, curieux de vérité et déjà impatient de tout dogme imposé, négatif surtout et plus railleur que créateur. Mais les obstacles mêmes qu’il rencontre et les résistances qui lui sont opposées, non seulement lui révèlent bientôt toute sa puissance, mais surtout développent avec une rapidité qui tient du prodige tout ce qui est naturellement en lui. L’esprit de libre examen ne s’était appliqué jusqu’alors, à ses rares éveils et à de longs intervalles, qu’à un petit nombre de croyances ou de préjugés ; il soufflait sur la métaphysique, s’arrêtait devant la théologie, ignorait le reste. Cette fois, au contraire, et pour la première fois, la conception même de l’œuvre encyclopédique veut que, s’élevant toujours plus haut, il emplisse l’atmosphère tout entière. La loi pesante du monde avait été depuis des siècles le respect des autorités et des traditions que la force avait établies ; nul n’avait l’audace de leur demander si elles étaient conformes à la justice ou seulement au bien général : elles existaient, cela suffisait, et tout pliait et s’inclinait devant elles. Or, maintenant, ce qui se dresse, à la place du respect aveugle et muet, c’est la raison ; et cette raison qui s’éveille interroge tout ce qui existe. Que demande-t-elle ? En apparence peu de chose. Rien que de savoir et de se rendre compte. Mais par cela seul qu’elle prend le droit d’analyser toute chose et de porter son investigation sur la société tout entière et sur toute la nature, du même coup elle s’est proclamée souveraine, et tout ce qui ne pourra supporter son examen va se trouver frappé de mort. Du moment que la raison insurgée ne se reconnaît plus de maître, le charme est rompu à la fois de toutes les traditions. La pensée, esclave hier, est devenue libre ; peu importe que momentanément, elle seule soit libre ; cette liberté est déjà le levier qui soulèvera le vieux monde. La raison, par cela seul encore qu’elle est la raison, est l’auxiliaire nécessaire de la justice, de la tolérance et de l’humanité ; donc, rien qu’en montrant ce qu’il y a d’iniquité, d’oppression et de cruauté dans les institutions du passé, elle les condamne, les dépouille de leur prestige, les voue aux destructions immanentes. Elle proclame le droit pour les esprits de ne rien admettre que ce que peut accepter le libre examen ; le reste viendra par surcroît ; la conséquence nécessaire, inéluctable de l’Encyclopédie qui émancipe les esprits, c’est la Révolution qui affranchira les corps.

On a essayé[11] d’opposer aux Actes des apôtres chrétiens, sur qui le monde reposait depuis dix-huit siècles, les Actes des philosophes français. Rien de plus superficiel, partant de plus injuste, que de faire de l’œuvre encyclopédique un simple canon antichrétien. Les philosophes, il est certain, étaient anticatholiques et, dans l’ardeur de la bataille, confondaient le plus souvent la religion officielle et toute politique qui les opprimait, avec le christianisme dont elle n’était que la contrefaçon. S’ils faisaient dire la messe par une demi-douzaine d’abbés dans les bureaux de l’Encyclopédie, ce n’était que contraints et forcés ; rien qu’à leur attitude, il était visible que l’esprit encyclopédique protestait contre cette comédie ; tous les autres écrits des philosophes, leurs moindres propos, respiraient la haine de l’infâme. Cette haine cependant, pour vigoureuse qu’elle soit, implique-t-elle une absolue incompatibilité entre les doctrines générales du christianisme et celles des encyclopédistes ? La contradiction, ici encore, n’est qu’apparente. Dans ce xviiie siècle où les princes de l’Église s’appelaient le cardinal Dubois et le cardinal de Fleury, où La Barre mourait sur le bûcher et Calas sur la roue, si les philosophes s’insurgeaient, c’était, en effet, eux aussi, contre un fanatisme stupide, contre des pharisiens, contre une religion d’État qui ne ressemblait pas davantage à l’Évangile que jadis le cléricalisme de la Jérusalem romaine à la morale des prophètes. Les principes éternels qui font la beauté de la morale évangélique, non seulement les philosophes ne les condamnent pas, mais leur crime est précisément de les revendiquer soit qu’ils opposent la tolérance à l’oppression, soit qu’ils rappellent aux puissances consacrées les droits des humbles et des petits. Seulement, la différence essentielle est là, ils ne se résignent point. Ils ne contestent point qu’il faut rendre à César ce qui est à César. Mais ils demandent à quoi César a réellement droit. La Révolution est, tout entière, dans cette question.

Le rationalisme, c’est-à-dire le libre emploi de la raison et du raisonnement dans l’étude de tous les problèmes, tel est donc le caractère dominant de l’école encyclopédique. Elle ne dit point que la raison soit infaillible ; mais elle tient que la faiblesse de la raison ne peut être constatée que par la raison elle-même, et refuse en conséquence d’admettre d’autre principe de la connaissance. Dans le domaine de la religion, l’esprit encyclopédique oppose ainsi, par cela seul qu’il est l’esprit de liberté, la raison, toute débile qu’elle puisse être, à la révélation qui est l’abdication de la raison, et, dans le domaine politique ou social, la raison, encore et toujours, à la tradition. Tant pis pour les religions ou pour ces parties de la religion qui reposent exclusivement sur la révélation ; tant pis pour les régimes politiques et les organisations sociales qui n’ont plus d’autres assises que la tradition. La raison, évidemment, sera forcée souvent de convenir qu’elle ignore et qu’elle ignorera longtemps, même qu’elle ignorera toujours ; mais elle a le droit de se dire capable de certitude et de vérité. Où la lumière abonde, elle affirme ; où la lumière s’affaiblit, elle cherche ; où la lumière s’éteint, elle attend. Mais, comme elle a le droit de ne croire que ce qui est démontré par elle, le rationalisme encyclopédique se trouve être à la fois le scepticisme, c’est-à-dire un doute systématique et universel, aussi précis que la science, aussi vaste que l’esprit humain, et le positivisme, c’est-à-dire la limitation de la croyance à ce qui a été établi par les faits et par l’expérience. Tout l’esprit encyclopédique est là : dans quelque ordre d’idées que ce soit, il est l’ennemi naturel et violemment déclaré du dogmatisme ; qu’il s’agisse du trône ou de l’autel, de la religion ou de la métaphysique, il est essentiellement critique, il repousse toute règle qui n’est pas fondée sur la raison, il fait profession de tout examiner. Il ne nie pas systématiquement : nier n’est pas douter ; mais il doute tant que son jugement ne s’est point assis sur des preuves positives, ce qui ne veut pas dire, du moins exclusivement, matérielles. Et, dès lors, par la force même des choses, l’esprit encyclopédique s’attaque à toutes les tyrannies, qu’elles soient politiques ou qu’elles soient religieuses, et tous les despotismes le redoutent, le dénoncent et s’acharneront éternellement contre lui.

Il ne serait ni juste ni vrai de dire que les encyclopédistes ont inventé la lumière, comme Prométhée avait inventé le feu ; nous savons quelles mains pieuses se sont transmises de siècle en siècle l’étincelle sacrée. Mais ils ont soufflé sur l’étincelle, et cette étincelle est devenue la grande flamme qui éclaire l’humanité et ne s’éteindra plus qu’avec elle.

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  1. Morley, Diderot, t. I, p. 190.
  2. Voltaire à Thiriot. Corr., 19 novembre 1760.
  3. Rousseau, Confessions, livre VI. 1
  4. Mme de Vandeul a raconté l’anecdote dans ses mémoires sur son père. « Une plaisanterie de Diderot ayant déplu à Mme Dupré de Saint-Maur qui paraissait aimable à M. d’Argenson, alors ministre de la guerre, elle s’irrita », et, quelques jours après, le 21 juillet 1749, un commissaire, nommé Rochebrune, était venu perquisitionner chez Diderot et le conduire à Vincennes.
  5. Lettre à Landois, 26 juin 1756. — Tout le traité de Schopenhauer sur le libre arbitre tient dans ces lignes.
  6. Grimm, Correspondance, I, 81.
  7. Voltaire, Siècle de Louis XV, p. 496.
  8. 8 mars 1759.
  9. Mémoires, 91.
  10. 12 novembre 1764.
  11. Carlyle, Essais, t. II, p, 415.