Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 354-361).
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RETOUR DE NAPOLÉON DE L’ÎLE D’ELBE. – FOURIER PRÉFET DU RHÔNE. – SA NOMINATION À LA PLACE DE DIRECTEUR DU BUREAU DE LA STATISTIQUE DE LA SEINE.


Je viens de faire passer sous vos yeux les fruits scientifiques des délassements du préfet de l’Isère. Fourier occupait encore cet emploi lorsque Napoléon arriva à Cannes. Sa conduite, pendant cette grave conjoncture, a été l’objet de cent rapports mensongers. J’accomplirai donc un devoir en rétablissant les faits dans toute leur vérité, d’après ce que j’ai entendu de la bouche même de notre confrère.

À la nouvelle du débarquement de l’Empereur, les principales autorités de Grenoble se réunirent à la préfecture. Là, chacun exposa avec talent, mais surtout, disait Fourier, avec beaucoup de détails, les difficultés qu’il entrevoyait. Quant aux moyens de les vaincre, on se montrait beaucoup moins fécond. La confiance dans l’éloquence administrative n’était pas encore usée à cette époque ; on se décida donc à recourir aux proclamations. Le général commandant et le préfet présentèrent chacun un projet. L’assemblée en discutait minutieusement les termes, lorsqu’un officier de gendarmerie, ancien soldat des armées impériales, s’écria rudement : « Messieurs, dépêchez-vous ; sans cela toute délibération deviendra inutile. Croyez-moi, j’en parle par expérience ; Napoléon suit toujours de bien près les courriers qui l’annoncent. » Napoléon arrivait en effet. Après un court moment d’hésitation, deux compagnies de sapeurs, qui avaient été détachées pour couper un pont se réunirent à leur ancien général. Un bataillon d’infanterie suivit bientôt cet exemple. Enfin, sur les glacis mêmes de la place, en présence de la nombreuse population qui couronnait les remparts, le 5e régiment de ligne tout entier prit la cocarde tricolore, substitua au drapeau blanc l’aigle témoin de vingt batailles qu’il avait conservé, et partit aux cris de vive l’Empereur ! Après un semblable début, essayer de tenir la campagne eût été une folie. Le général Marchand fit donc fermer les portes de la ville. Il espérait encore, malgré les dispositions évidemment hostiles des habitants, pouvoir soutenir un siège en règle, avec le seul secours du 3e régiment du génie, du 4e d’artillerie et des faibles détachements d’infanterie qui ne l’avaient pas abandonné.

Dès ce moment, l’autorité civile avait disparu. Fourier crut donc pouvoir quitter Grenoble et se rendre à Lyon, où les princes étaient réunis. À la seconde Restauration, ce départ lui fut imputé à crime. Peu s’en fallut qu’il ne l’amenât devant une cour d’assises, ou même devant une cour prévôtale. Certains personnages prétendaient que la présence du préfet au chef-lieu de l’Isère aurait pu conjurer l’orage ; que la résistance serait devenue plus vive, mieux ordonnée. On oubliait que nulle part et à Grenoble moins encore que partout ailleurs, on ne put organiser même un simulacre de résistance. Voyons enfin comment cette ville de guerre, dont la seule présence de Fourier eût prévenu la chute, voyons comment elle fut prise. Il est huit heures du soir. La population et les soldats garnissent les remparts. Napoléon précède sa petite troupe de quelques pas ; il s’avance jusqu’à la porte, il frappe (rassurez-vous, Messieurs, ce n’est pas une bataille que je vais décrire), il frappe avec sa tabatière ! « Qui est là ? crie l’officier de garde. – C’est l’Empereur ! ouvrez ! – Sire, mon devoir me le défend. – Ouvrez vous dis-je ; je n’ai pas de temps à perdre. – Mais, sire, lors même que je voudrais vous ouvrir, je ne le pourrais pas : les clefs sont chez le général Marchand. – Allez donc les chercher. – Je suis certain qu’il me les refusera. – Si le général les refuse, dites-lui que je le destitue. »

Ces paroles pétrifièrent les soldats. Depuis deux jours, des centaines de proclamations désignaient Bonaparte comme une bête fauve, qu’il fallait traquer sans ménagement ; elles commandaient à tout le monde de courir sus, et cet homme cependant menaçait le général de destitution ! Le seul mot destituer effaça la faible ligne de démarcation qui sépara un instant les vieux soldats des jeunes recrues ; un mot plaça la garnison tout entière, dans les intérêts de l’Empereur.

Les circonstances de la prise de Grenoble n’étaient pas encore connues, lorsque Fourier arriva à Lyon. Il y apportait la nouvelle de la marche rapide de Napoléon ; celle de la défection de deux compagnies de sapeurs, d’un bataillon d’infanterie, du régiment commandé par Labédoyère. De plus il avait été témoin, sur toute la route, de la vive sympathie des habitants des campagnes pour le proscrit de l’île d’Elbe.

Le comte d’Artois reçut fort mal le préfet et ses communications. Il déclara que l’arrivée de Napoléon à Grenoble n’était pas possible ; que l’on devait être rassuré sur les dispositions des campagnards. « Quant au fait, dit-il à Fourier, qui se serait passé en votre présence, aux portes mêmes de la ville ; quant à des cocardes tricolores substituées à la cocarde d’Henri IV ; quant à des aigles qui auraient remplacé le drapeau blanc, je ne suspecte pas votre bonne foi, mais l’inquiétude vous aura fasciné les yeux. Monsieur le préfet, retournez donc sans retard à Grenoble ; vous me répondez de la ville sur votre tête. »

Vous le voyez, Messieurs, après avoir si longtemps proclamé la nécessité de dire la vérité aux princes, les moralistes feront sagement d’inviter les princes à vouloir bien l’entendre.

Fourier obéit à l’ordre qu’on venait de lui donner. Les roues de sa voiture avaient à peine fait quelques tours dans la direction de Grenoble, qu’il fut arrêté par des hussards et conduit à Bourgoin, au quartier général, L’Empereur, étendu alors sur une grande carte, un compas à la main, lui dit en le voyant entrer : « Eh bien ! monsieur le préfet ! vous aussi, vous me déclariez la guerre ? – Sire, mes serments m’en faisaient un devoir ! — Un devoir, dites-vous ? et ne voyez-vous pas qu’en Dauphiné personne n’est de votre avis ? N’allez pas, au reste, vous imaginer que votre plan de campagne m’effrayât beaucoup. Je souffrais seulement de voir parmi mes adversaires un Égyptien, un homme qui avait mangé avec moi le pain du bivouac, un ancien ami ! »

Il m’est pénible d’ajouter qu’à ces paroles bienveillantes succédèrent celles-ci : « Comment, au surplus, avez-vous pu oublier, monsieur Fourier, que je vous ai fait ce que vous êtes ? »

Vous regretterez avec moi, Messieurs, qu’une timidité, que les circonstances expliquaient d’ailleurs si bien, ait empêché notre confrère de protester sur-le-champ, de protester avec force, contre cette confusion que les puissants de la terre veulent sans cesse établir entre les biens périssables dont ils sont les dispensateurs, et les nobles fruits de la pensée. Fourier était préfet et baron de par l’Empereur ; il était une des gloires de la France de par son propre génie !

Le 9 mars, dans un moment de colère, Napoléon, par un décret daté de Grenoble, ordonnait à Fourier d’évacuer le territoire de la 7e division militaire, dans le délai de cinq jours, sous peine d’être arrêté et traité comme ennemi de la nation ! Le lendemain notre confrère sortit de la conférence de Bourgoin avec la charge de préfet du Rhône et avec le titre de comte, car l’Empereur en était encore là à son retour de l’île d’Elbe.

Ces témoignages inespérés de faveur et de confiance étaient peu agréables à notre confrère, mais il n’osa pas les refuser, quoiqu’il aperçût bien distinctement l’immense gravité des événements dans lesquels le hasard l’appelait à jouer un rôle.

« Que pensez-vous de mon entreprise ? lui dit l’Empereur le jour de son départ de Lyon. — Sire, répondit Fourier, je crois que vous échouerez. Qu’il se rencontre sur votre route un fanatique, et tout est fini. — Bah ! s’écria Napoléon ; les Bourbons n’ont personne pour eux, pas même un fanatique. À propos, vous avez lu dans les journaux qu’ils m’ont mis hors de la loi. Je serai plus indulgent, moi : je me contenterai de les mettre hors des Tuileries ! »

Fourier conserva la préfecture du Rhône jusqu’au 1er mai seulement. On a dit, on a imprimé qu’il fut révoqué pour n’avoir pas voulu se rendre complice des actes de terrorisme que lui prescrivait le ministère des Cent-Jours ! L’Académie me verra, en toute circonstance, recueillir, enregistrer avec bonheur des actions qui, en honorant ses membres, ajouteront un nouvel éclat à l’illustration du corps entier. Je sens même qu’à cet égard je pourrai être enclin à quelque peu de crédulité. Cette fois, le plus rigoureux examen m’était commandé. Si Fourier s’honorait en refusant d’obéir à certains ordres, que faudrait-il penser du ministre de l’intérieur de qui ces ordres émanaient ? Or, ce ministre, je n’ai pas dû l’oublier, était aussi un académicien, illustre par ses services militaires, distingué par ses ouvrages de mathématiques, estimé et chéri de tous ses confrères. Eh bien ! je le déclare avec une satisfaction que vous partagerez, Messieurs, les recherches les plus scrupuleuses sur tous les actes des Cent-Jours ne m’ont rien fait entrevoir qui doive affaiblir les sentiments dont vous avez entouré la mémoire de Carnot.

En quittant la préfecture du Rhône, Fourier vint à Paris. L’Empereur, qui allait partir pour l’armée, l’aperçut dans la foule aux Tuileries, l’accosta amicalement, l’avertit que Carnot lui expliquerait pourquoi son remplacement à Lyon était devenu indispensable, et promit de s’occuper de ses intérêts dès que les affaires militaires lui laisseraient quelque loisir. La seconde Restauration trouva Fourier dans la capitale, sans emploi et justement inquiet sur son avenir. Celui qui, pendant quinze ans, administra un grand département ; qui dirigea des travaux si dispendieux ; qui, dans l’affaire des marais de Bourgoin, eut à stipuler pour tant de millions avec les particuliers, les communes et les compagnies, ne possédait pas vingt mille francs de capital. Cette honorable pauvreté, le souvenir des plus importants, des plus glorieux services, devaient peu toucher des ministres voués alors aux colères de la politique et aux caprices de l’étranger. Une demande de pension fut donc repoussée avec brutalité. Qu’on se rassure ! la France n’aura pas à rougir d’avoir laissé dans le besoin une de ses principales illustrations. Le préfet de Paris, je me trompe, Messieurs, un nom propre ne sera pas de trop ici, M. de Chabrol apprend que son ancien professeur à l’École polytechnique, que le secrétaire perpétuel de l’Institut d’Egypte, que l’auteur de la Théorie analytique de la chaleur va être réduit, pour vivre, à courir le cachet. Cette idée le révolte. Aussi se montre-t-il sourd aux clameurs des partis, et Fourier reçoit de lui la direction supérieure du Bureau de la statistique de la Seine, avec six mille francs d’appointements. J’ai cru, Messieurs, ne pas devoir taire ces détails. Les sciences peuvent se montrer reconnaissantes envers tous ceux qui leur donnent appui et protection quand il y a quelque danger à le faire, sans craindre que le fardeau devienne jamais trop lourd !

Fourier répondit dignement à la confiance de M. de Chabrol. Les mémoires dont il enrichit les intéressants volumes publiés par la préfecture de la Seine, serviront désormais de guide à tous ceux qui ont le bon esprit de voir dans la statistique autre chose qu’un amas indigeste de chiffres et de tableaux.