Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 342-354).
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CHALEUR CENTRALE DU GLOBE TERRESTRE.


Dans tous les temps, la Théorie mathématique de la chaleur aurait excité un vif intérêt parmi les hommes réfléchis, puisqu’en la supposant complète, elle éclairerait les plus minutieux procédés des arts. De nos jours, ses nombreux points de contact avec les curieuses découvertes des géologues, en ont fait, j’ose le dire, une œuvre de circonstance. Signaler la liaison intime de ces deux genres de recherches, ce sera présenter le côté le plus important des découvertes de Fourier, et montrer combien notre confrère, par une de ces inspirations réservées au génie, avait heureusement choisi le sujet de ses méditations.

Les parties de l’écorce minérale du globe, que les géologues appellent les terrains de sédiment, n’ont pas été formées d’un seul jet. Les eaux couvrirent anciennement à plusieurs reprises, des régions situées aujourd’hui au centre de continent. Elles y déposèrent, par minces couches horizontales, diverses natures de roches. Ces roches, quoique immédiatement superposées entre elles, comme le sont les assises d’un mur, ne doivent pas être confondues ; leurs différences frappent les yeux les moins exercés. Il faut même noter cette circonstance capitale, que chaque terrain a une limite nette, parfaitement tranchée ; qu’aucune transition ne le lie au terrain différent qu’il supporte. L’Océan, source première de ces dépôts, éprouvait donc jadis, dans sa composition chimique, d’énormes changements auxquels il n’est plus sujet aujourd’hui.

À part quelques rares exceptions, résultats de convulsions locales dont les effets sont d’ailleurs manifestes, l’ordre relatif d’ancienneté des lits pierreux qui forment la croûte extérieure du globe, doit être celui de leur superposition. Les plus profonds ont été les plus anciennement produits. L’étude attentive de ces diverses enveloppes peut nous aider à remonter la chaîne des temps jusque par delà les époques les plus reculées, et nous éclairer sur le caractère des révolutions épouvantables qui, périodiquement, ensevelissaient les continents au sein des eaux ou les remettaient à sec.

Les roches cristallines granitiques sur lesquelles la mer a opéré ses premiers dépôts, n’ont jamais offert aucun vestige d’être vivant. Ces vestiges, on ne les trouve que dans les terrains sédimenteux.

C’est par les végétaux que la vie paraît avoir commencé sur le globe. Des débris de végétaux sont tout ce que l’on rencontre dans les plus anciennes couches déposées par les eaux ; encore appartiennent-ils aux plantes de la composition la plus simple : à des fougères, à des espèces de joncs, à des lycopodes.

La végétation devient de plus en plus composée dans les terrains supérieurs. Enfin, près de la surface, elle est comparable à la végétation des continents actuels, avec cette circonstance, cependant, bien digne d’attention, que certains végétaux qui vivent seulement dans le Midi ; que les grands palmiers, par exemple, se trouvent, à l’état fossile, sous toutes les latitudes et au centre même des régions glacées de la Sibérie.

Dans le monde primitif, ces régions hyperboréennes jouissaient donc, en hiver, d’une température au moins égale à celle qu’on éprouve maintenant sous les parallèles où les grands palmiers commencent à se montrer : à Tobolsk, on avait le climat d’Alicante ou d’Alger !

Nous ferons jaillir de nouvelles preuves à l’appui de ce mystérieux résultat, d’un examen attentif de la taille des végétaux.

Il existe aujourd’hui des prêles ou joncs marécageux, des fougères et des lycopodes, tout aussi bien en Europe que dans les régions équinoxiales ; mais on ne les rencontre avec de grandes dimensions que dans les climats chauds. Ainsi, mettre en regard les dimensions des mêmes plantes, c’est vraiment comparer, sous le rapport de la température, les régions où elles se sont développées. Eh bien, placez à côté des plantes fossiles de nos terrains houillers, je ne dirai pas les plantes européennes analogues, mais celles qui couvrent les contrées de l’Amérique méridionale les plus célèbres par la richesse de leur végétation, et vous trouverez les premières incomparablement plus grandes que les autres.

Les flores fossiles de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Scandinavie, offrent, par exemple, des fougères de 15 mètres de haut, et dont les tiges (des tiges de fougères !) avaient jusqu’à 1 mètre de diamètre, ou trois mètres de tour.

Les lycopodiacées qui, aujourd’hui, dans les pays froids ou tempérés, sont des plantes rampantes s’élevant à peine d’un décimètre au-dessus du sol ; qui, à l’équateur même, au milieu des circonstances les plus favorables, ne montent pas à plus d’un mètre, avaient en Europe, dans le monde primitif, jusqu’à 25 mètres de hauteur.

Il faudrait être aveugle pour ne point trouver dans ces énormes dimensions, une nouvelle preuve de la haute température dont jouissait notre pays avant les dernières irruptions de l’Océan !

L’étude des animaux fossiles n’est pas moins féconde. Je m’écarterais de mon sujet, si j’examinais ici comment l’organisation animale s’est développée sur la terre ; quelles modifications, ou, plus exactement, quelles complications elle a éprouvées après chaque cataclysme, si même je m’arrêtais à décrire une de ces antiques époques pendant lesquelles la terre, la mer et l’atmosphère n’avaient pour habitants que des reptiles à sang froid de dimensions énormes ; des tortues à carapaces de 3 mètres de diamètre ; des lézards de 17 mètres de long ; des ptérodactyles, véritables dragons volants aux formes si bizarres, qu’on a pu vouloir, d’après les arguments d’une valeur réelle, les placer tour à tour parmi les reptiles, parmi les mammifères ou parmi les oiseaux, etc. Le but que je me propose n’exige pas d’aussi grands détails ; une seule remarque suffira.

Parmi les ossements que renferment les terrains les plus voisins de la surface actuelle du globe, il y en a d’hippopotame, de rhinocéros, d’éléphant. Ces restes d’animaux des pays chauds, existent sous toutes les latitudes. Les voyageurs en ont même découvert à l’île Melville, où la température descend aujourd’hui jusqu’à 50 degrés au-dessous de zéro. En Sibérie, on les trouve en si grande abondance, que le commerce s’en est emparé. Enfin, sur les falaises dont la mer Glaciale est bordée, ce ne sont plus des fragments de squelette qu’on rencontre, mais des éléphants tout entiers, recouverts encore de leur chair et de leur peau.

Je me tromperais fort, Messieurs, si chacun de vous n’avait pas tiré de ces faits remarquables une conséquence très-remarquable aussi, à laquelle, au surplus, la flore fossile nous avait habitués ; c’est qu’en vieillissant, les régions polaires de notre globe éprouvèrent un refroidissement prodigieux.

Dans l’explication d’un phénomène si curieux, les cosmologues n’assignent aucune part à des variations possibles dans l’intensité du soleil ; et, cependant, les étoiles, ces soleils éloignés, n’ont pas la constance d’éclat que le vulgaire leur attribue ; et quelques-unes, dans un espace de temps assez court, se sont trouvées réduites à la centième partie de leur intensité primitive ; et plusieurs ont même totalement disparu. On a préféré tout attribuer à une chaleur propre ou d’origine, dont la terre aurait été jadis imprégnée, et qui se serait graduellement dissipée.

Dans cette hypothèse, les terres polaires ont pu évidemment jouir, à des époques très-anciennes, d’une température égale à celle des régions équatoriales où vivent aujourd’hui les éléphants, tout en restant privées, pendant des mois entiers, de la vue du soleil.

Ce n’est pas, au reste, comme explication de l’existence des éléphants en Sibérie, que l’idée de la chaleur propre du globe a pénétré, pour la première fois, dans la science. Quelques savants l’avaient adoptée avant la découverte d’aucun de ces animaux fossiles. Ainsi, Descartes croyait qu’à l’origine (je cite ses propres expressions), la terre ne différait en rien du soleil, sinon qu’elle était plus petite. Il faudrait donc la considérer comme un soleil éteint. Leibnitz fit à cette hypothèse l’honneur de se l’approprier. Il essaya d’en déduire le mode de formation des diverses enveloppes solides dont notre globe se compose. Buffon lui donna aussi le poids de son éloquente autorité. On sait que d’après ce grand naturaliste, les planètes de notre système seraient de simples parcelles du soleil qu’un choc de comète en aurait détachées, il y a quelques milliers d’années.

À l’appui de cette origine ignée de notre globe, Mairan et Buffon citaient déjà les hautes températures des mines profonde, et entre autres, celles des mines de Giromagny. Il semble évident que si la terre a été jadis incandescente, on ne saurait manquer de rencontrer dans les couches intérieures, c’est-à-dire dans celles qui ont dû se refroidir les dernières, des traces de leur température primitive. L’observateur qui, en pénétrant dans la terre, n’y trouverait pas une chaleur croissante, pourrait donc se croire amplement autorisé à rejeter les conceptions hypothétiques de Descartes, de Leibnitz, de Mairan, de Buffon. Mais la proposition inverse a-t-elle la même certitude ? Les torrents de chaleur que le soleil lance depuis tant de siècles n’auraient-ils pas pu se distribuer dans la masse de la terre, de manière à y produire des températures croissantes avec la profondeur ? C’est là une question capitale. Certains esprits, faciles à satisfaire, croyaient consciencieusement l’avoir résolue, après avoir dit que l’idée d’une température constante était de beaucoup la plus naturelle ; mais malheur aux sciences si elles rangeaient ainsi des considérations vagues et qui échappent à toute critique, au nombre des motifs d’admettre ou de rejeter les faits et les théories ! Fontenelle, Messieurs, aurait tracé leur horoscope dans ces paroles, bien faites pour humilier notre orgueil, et dont, cependant l’histoire des découvertes dévoile en mille endroits la vérité : « Quand une chose peut être de deux façons, elle est presque toujours de celle qui nous semblait d’abord la moins naturelle. »

Quelle que soit l’importance de ces réflexions, je m’empresse d’ajouter qu’aux arguments sans valeur réelle de ses devanciers, Fourier a substitué des preuves, des démonstrations, et l’on sait ce que de pareils termes signifient à l’Académie des sciences.

Dans tous les lieux de la terre, dès qu’on est descendu à une certaine profondeur, le thermomètre n’éprouve plus de variation diurne, ni de variation annuelle. Il marque le même degré et la même fraction de degré, pendant toute la durée d’une année, et pendant toutes les années. Voilà le fait ; que dit la théorie ?

Supposez, un moment, que la terre ait constamment reçu toute la chaleur du soleil. Pénétrez dans sa masse d’une quantité suffisante, et vous trouverez avec Fourier, à l’aide du calcul, une température constante pour toutes les époques de l’année. Vous reconnaîtrez de plus que cette température solaire des couches inférieures varie d’un climat à l’autre ; que dans chaque pays, enfin, elle doit être toujours la même, tant qu’on ne s’enfonce pas de quantités fort grandes relativement au rayon du globe. Eh bien les phénomènes naturels sont en contradiction manifeste avec ce résultat. Les observations faites dans une multitude de mines ; les observations de la température de l’eau de fontaines jaillissantes venant de différentes profondeurs, ont toutes donné un accroissement d’un degré centigrade pour vingt à trente mètres d’enfoncement. Ainsi, il y avait quelque chose d’inexact dans l’hypothèse que nous discutions sur les pas de notre confrère. Il n’est pas vrai que les phénomènes de température des couches terrestres puissent être attribués à la seule action des rayons solaires. Cela bien établi, l’accroissement de chaleur qui s’observe sous tous les climats, quand on pénètre dans l’intérieur du globe, est l’indice manifeste d’une chaleur propre. La terre, comme le voulaient Descartes et Leibnitz, mais sans pouvoir s’appuyer sur aucun argument démonstratif, devient définitivement, grâce au concours des observations des physiciens et des calculs analytiques de Fourier, un soleil encroûté, dont la haute température pourra être hardiment invoquée toutes les fois que l’explication des anciens phénomènes géologiques l’exigera.

Après avoir établi qu’il y a dans notre terre une chaleur propre, une chaleur dont la source n’est pas le soleil, et qui, si l’on en juge par les accroissements rapides que donnent les observations, doit être déjà assez forte, à la petite profondeur de sept à huit lieues, pour tenir en fusion toutes les matières connues, il se présente la question de savoir quelle est sa valeur exacte à la surface du globe ; quelle part il faut lui faire dans l’évaluation des températures terrestres ; quel rôle elle joue dans les phénomènes de la vie.

Suivant Mairan, Buffon, Bailly, ce rôle serait immense. Pour la France, ils évaluent la chaleur qui s’échappe de l’intérieur de la terre à vingt-neuf fois en été et à quatre cents fois en hiver celle qui nous vient du soleil. Ainsi, contre le sentiment général, la chaleur de l’astre qui nous éclaire ne formerait qu’une très-petite partie de celle dont nous ressentons l’heureuse influence.

Cette idée a été développée avec habileté et une grande éloquence, dans les Mémoires de l’Académie, dans les Époques de la nature de Buffon, dans les lettres de Bailly à Voltaire sur l’Origine des sciences et sur l’Atlantide. Mais l’ingénieux roman auquel elle sert de base s’est dissipé comme une ombre devant le flambeau des mathématiques.

Fourier ayant découvert que l’excès de la température totale de la surface terrestre sur celle qui résulterait de la seule action des rayons solaires, a une relation nécessaire et déterminée avec l’accroissement des températures à différentes profondeurs, a pu déduire de la valeur expérimentale de cet accroissement une détermination numérique de l’excès en question. Cet excès est l’effet thermométrique que la chaleur centrale produit à la surface ; or, au lieu des grands nombres adoptés par Mairan, Bailly, Buffon, qu’a trouvé notre confrère ? un trentième de degré, pas davantage.

La surface du globe, qui, à l’origine des choses, était peut-être incandescente, s’est donc refroidie dans le cours des siècles, de manière à conserver à peine une trace sensible de sa température primitive. Cependant, à de grandes profondeurs, la chaleur d’origine est encore énorme. Le temps altérera notablement les températures intérieures ; mais à la surface (et les phénomènes de la surface sont les seuls qui puissent modifier ou compromettre l’existence des êtres vivants), tous les changements sont à fort peu près accomplis. L’affreuse congélation du globe, dont Buffon fixait l’époque au moment où la chaleur centrale se sera totalement dissipée, est donc un pur rêve. À l’extérieur, la terre n’est plus imprégnée que de chaleur solaire. Tant que le soleil conservera le même éclat, les hommes, d’un pôle à l’autre, rettrouveront sous chaque latitude, les climats qui leur ont permis d’y vivre et de s’y établir.

Ce sont là, Messieurs, de grands, de magnifiques résultats. En les consignant dans les annales de la science, les historiens ne négligeront pas de signaler cette particularité singulière, que le géomètre à qui l’on dut la première démonstration certaine de l’existence, au sein de notre globe, d’une chaleur indépendante de l’action solaire, a réduit à néant le rôle immense qu’on faisait jouer à cette chaleur d’origine dans l’explication des phénomènes de température terrestre.

Au mérite d’avoir débarrassé la théorie des climats d’une erreur qui restait debout, appuyée sur l’imposante autorité de Mairan, de Bailly, de Buffon, Fourier a joint un mérite plus éclatant encore : il a introduit, dans cette théorie, une considération totalement négligée jusqu’à lui ; il a signalé le rôle que doit y jouer la température de ces espaces célestes, au milieu desquels la terre décrit autour du soleil son orbe immense.

En voyant, même sous l’équateur, certaines montagnes couvertes de neiges éternelles ; en observant le décroissement rapide de température des couches de l’atmosphère, pendant les ascensions aérostatiques, les météorologistes avaient cru que dans les régions d’où l’extrême rareté de l’air tiendra toujours les hommes éloignés, et surtout qu’en dehors de l’atmosphère, il doit régner des froids prodigieux. Ce n’était pas seulement par centaines, c’était par milliers de degrés qu’ils les eussent volontiers mesurés. Mais, comme d’habitude, l’imagination, cette folle du logis, avait dépassé toutes les bornes. Les centaines, les milliers de degrés, sont devenus, après l’examen rigide de Fourier, 50 à 60 degrés seulement. 50 à 60 degrés au-dessous de zéro, telle est la température que le rayonnement stellaire entretient dans les espaces indéfinis sillonnés par les planètes de notre système.

Vous vous rappelez tous, Messieurs, avec quelle prédilection Fourier nous entretenait de ce résultat. Vous savez combien il se croyait assuré d’avoir assigné la température de l’espace à 8 ou 10 degrés près. Par quelle fatalité le Mémoire où, sans doute, notre confrère avait consigné, tous les éléments de cette importante détermination ne s’est-il pas retrouvé ? Puisse cette perte irréparable, prouver du moins à tant d’observateurs qu’au lieu de poursuivre obstinément une perfection idéale, qu’il n’est pas donné à l’homme d’atteindre, ils feront sagement de mettre le public, le plus tôt possible, dans la confidence de leurs travaux.

J’aurais encore une longue carrière parcourir, si, après avoir signalé quelques-uns des problèmes dont l’état des sciences a permis à notre savant confrère de donner des solutions numériques, je voulais analyser tous ceux qui, renfermés encore dans des formules générales, n’attendent que les données de l’expérience pour prendre rang parmi les plus curieuses acquisitions de la physique moderne. Le temps dont je puis disposer m’interdit de pareils développements. Je commettrais cependant un oubli sans excuse si je ne disais que parmi les formules de Fourier, il en est une, destinée à donner la valeur du refroidissement séculaire du globe, et dans laquelle figure le nombre de siècles écoulés depuis l’origine de ce refroidissement. La question, si vivement controversée, de l’ancienneté de notre terre, même en y comprenant sa période d’incandescence, se trouve ainsi ramenée à une détermination thermométrique. Malheureusement ce point de théorie est sujet à des difficultés sérieuses. D’ailleurs la détermination thermométrique, à cause de son excessive petitesse, serait réservée aux siècles à venir.