Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/05

Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 28-33).

CONFESSION

D’EUPHRASIE PIED COQUET

Je ne puis vous dissimuler, mesdames, que ma fierté ne laisse pas d’être justement blessée de succéder à Manon ; une femme comme moi, la veuve d’un riche marchand de drap de la rue Saint-Honoré, me mésallier à ce point !… Fi donc !… Enfin, oublions cette humiliation, pour vous ouvrir mon âme tout entière.

J’étais née avec une telle perversité, que tous les caissiers et commis de mon père furent mes amants ; tels que les Turcs ont un sérail de femmes, j’en avais un dans tous les jolis hommes qui m’approchaient. Mariée à l’âge de dix-sept ans, le front marital devint pour ma folle volupté un champ commode où je me plus à semer les affronts et les outrages. Je vais cependant vous raconter un trait dans lequel je n’ai pas brillé, mais qui n’en est pas moins piquant.

Un jour que mon pointu d’époux partit pour la campagne, ou du moins le feignit, je reçus ses tendres adieux dans ma salle de bains, et vous pouvez bien imaginer, mes bonnes amies, que je n’épargnai pas les grimaces pour lui faire croire tout le chagrin que j’allais ressentir de son absence ; mais à peine eut-il les talons tournés que, sortant de ma baignoire demi nue, j’allais d’un pied furtif et le cœur palpitant de joie, ouvrir l’étui de ma harpe, dans lequel un beau lycéen, frais comme un chérubin, était blotti. Lui servant de femme de chambre, je le dépouillai aussitôt de ses vêtements qui me dérobaient les grâces et les voluptés de sa personne, et le parfumant moi-même de maintes essences odoriférantes, je l’aidai à entrer dans une baignoire jumelle et toute voisine de la mienne : dans cette situation délicieuse, j’avoue que je jouissais du plaisir des dieux, et voulant économiser mes richesses de toute la journée, je me bornai à quelques baisers de feu auxquels je me gardai bien encore de donner toute leur chaleur, ne cherchant qu’à temporiser ma félicité. Adolphe avait les plus belles dents du monde, figurez-vous trente-deux perles enchâssées dans du corail. Non, il n’est pas possible de presser sur son sein un être plus séduisant, de respirer une haleine plus suave…

Ici madame la présidente fit observer à Euphrasie qu’elle blessait la décence, en offrant à cette chaste et honorable assemblée, des images trop chaudes ; Euphrasie promit de gazer désormais davantage ses expressions, et continua ses délicats aveux.

— Après avoir préludé, dit-elle, avec le bel Adolphe, par maints épisodes folâtres, avoir éparpillé, effeuillé quelques roses de plaisir sur les lis de sa poitrine, l’amour irrité par tant de retardements, échauffé, stimulé d’ailleurs par les liqueurs fortifiantes et les petites gourmandises que ma femme de chambre nous avait servies dans le bain, j’allais céder aux transports d’Adolphe, quand une voix de stentor, partie d’un tableau représentant un satyre, et qui se trouvait absolument en face de nos baignoires, nous arracha douloureusement de ce doux sommeil de volupté ; c’était mon épouvantable lui-même qui, loin de partir pour le voyage qu’il méditait, n’avait employé ce stratagème que pour mieux épier ma conduite dans l’hôtel ; le traître, connaissant parfaitement la disposition des couloirs de nos appartements, avait malignement fait une ouverture derrière le tableau du satyre, et imitant entièrement la conduite du Cassandre dans le Tableau parlant, il avait prétendu comme ce rusé vieillard,

Aux dépens de la copie,
Sauver l’original.


en enlevant avec un couteau la figure du satyre, et en y substituant la sienne : vous jugez donc, mesdemoiselles, que de cette manière il avait pu être témoin oculaire et auriculaire de mes galantes folies, et le sournois eut la cruauté de me faire subir le sort de Tantale, en m’arrachant la coupe du plaisir au moment que j’allais la porter à mes lèvres… Vous pensez bien que le divorce suivit de près une telle incartade : je ne demandai pas mieux, puisque je recouvrai toute ma précieuse liberté. C’est alors que je me livrai à mes passions sans aucun frein ; pour vous en donner une juste idée, permettez-moi, mesdames, de vous prendre pour exemple.

Ici, madame la présidente fit un signe obligeant de tête, pour marquer combien elle était flattée de cette ingénieuse comparaison,

— Un de mes goûts particuliers, reprit Euphrasie, était de me mêler dans le bal masqué de l’Opéra au carnaval et dans la foule, seulement vêtue d’un domino rose. Quel plaisir ! il me semblait être dans un océan de délices ; mes formes, livrées aux aimables téméraires qui m’entouraient, recevaient les hommages les plus flatteurs : je me rappellerai toute ma vie à cet égard que deux jolis hommes s’étant mis à mes trousses, se permirent sur ma personne les plus vives atteintes, quand l’un d’eux demanda à l’autre d’un ton mystérieux :

— Poire ou pomme ?

— Pomme, répondit avec orgueil ce dernier, tout ce qu’il y a de plus pomme.

Personne, il est vrai, n’avait de plus heureux contours que moi : les loges du cintre, si favorables aux amours d’honnêtes bourgeoises, étaient aussi mes galeries favorites.

Madame la présidente arrêta encore ici Euphrasie, en l’assurant qu’on l’entendait du reste, et que, quant à ses confessions, la plupart des plus honnêtes femmes de Paris en pourraient dire non seulement autant, mais mille fois plus. Euphrasie voulut encore citer les fiacres comme ses boudoirs de prédilection ; mais cette matière paraissant usée, Eulalie, le secrétaire-rédacteur, lui demanda si elle n’avait rien à ajouter à ses galantes dépositions. Euphrasie répondit qu’en fait de péchés d’amour, elle les avait tous commis.

— Allons, c’est très-bien, interrompit la présidente ; dans notre examen et conclusion, nous établirons le degré de culpabilité : passons à la belle Galatée.

Euphrasie se retira donc modestement, en faisant une humble révérence ; mais toutes ses camarades ne manquèrent pas de lui dire que si elle espérait obtenir le prix des roueries, avec pasquinades conjugales à l’eau de rose, elle se trompait grossièrement, et qu’il n’y avait pas une d’entre elles qui n’eût fait quatre fois plus et beaucoup mieux. Eulalie, après avoir pris note des déclarations d’Euphrasie, ouvrit donc la lice à la belle Galatée, qui, après s’être placée sur la sellette, comme sur un piédestal, entama ce noble discours :