Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/06

Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 34-39).

CONFESSION

DE LA BELLE GALATÉE

Malgré que je sois fille patentée du Palais, enregistrée au contrôle-matricule du sérail immortel du no 113, et aux ordres du public, je n’en suis pas moins issue d’une des meilleures maisons de Normandie : je reçus d’excellents principes, une très bonne éducation ; mais telle est la fatalité de nos destinées, mesdames, que la sagesse que nous cherchons à embrasser, nous échappe comme malgré nous, pour nous laisser en proie à toutes les séductions de nos sens. Vous serez peut-être curieuses de connaître la cause de ce sobriquet allégorique et mythologique de Galatée ; je vais vous l’apprendre : jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, j’avais été d’une froideur glaciale, j’ignorais en vérité de quel sexe j’étais ; mes sentiments étaient comme enveloppés d’un voile épais, et enfin je n’étais femme que par mes habits, ce qui me fit d’abord appeler la belle Statue dans toutes les sociétés de Caen, ensuite la Galatée de marbre, par le premier amant qui sut animer mon être insensible d’une nouvelle vie : que Saint-Ange était beau ! c’était le nom de mon aimable Pygmalion ; il avait une voix charmante, des joues de rose, de superbes favoris noirs qui tranchaient si bien avec la blancheur de son teint, l’oreille admirable, la taille haute et bien prise, et une cuisse filée amoroso son sourire… oh ! que son sourire était fripon et gueux ! le bel Elleviou en eût été jaloux : ses yeux noirs en amandes et en coulisses traînantes semaient des grains de volupté dans tous les lieux, et le cœur palpitait soudain quand il vous approchait, car ses belles mains blanches, d’ailleurs fort entreprenantes, étaient les adroites messagères de ses désirs. Bref, reprit Galatée, tout dans Saint-Ange portait le délire dans les sens, et il était impossible de le voir sans l’adorer ; il fit donc dans toute ma personne une révolution subite : le feu y succéda à la glace, le marbre s’anima, mon sein, jusqu’alors muet, se souleva délicieusement, et enfin mon Pygmalion devint mon époux aux autels de la nature. Comme je dois ici un entier hommage à la vérité, je ne célerai pas les comiques circonstances dans lesquelles j’accordais mes premières faveurs ; elles sont tout à fait triviales et burlesques, et l’Enfant du carnaval fut fait dans un plat d’épinards, le mien prit naissance dans un pâté d’oies de Strasbourg.

Ma mère m’épiant chaque jour davantage, il nous fallait prendre de grandes précautions pour satisfaire les élans de notre amour mutuel ; enfin ma mère étant allée à complies, mon père faisant sa sieste dans un berceau du jardin, nous gagnâmes à prix d’argent le silence des domestiques, et, à la faveur des ombres de la nuit, nous nous glissâmes dans la salle de l’office. L’ardeur de Saint-Ange ne lui permettant pas de distinguer les objets, il me jeta sur une table : son amour fut heureux ; mais quelle fut ma surprise et ma honte, quand, au cercle du soir, une de mes amies me détacha une tête d’oie, une autre de perdrix, de la farce et quelques pieds d’alouettes qui s’étaient collées à mes jupes ; je compris de suite le motif, et ma vive rougeur n’apprit que trop aux femmes du cercle que l’amour seul pouvait avoir part à cette aventure bizarre.

Bientôt l’histoire courut dans la ville, brodée, commentée et augmentée de variantes ; il n’était question que de mes jupes et de mon derrière à la tête d’oie : vous sentez bien que, pour ma réputation, je ne pouvais rester longtemps dans cette situation humiliante. Saint-Ange, également affligé de mes affronts, consentit à m’enlever, et je n’oubliai pas de me munir de mes diamants et de tout l’or que je pus enlever ; il est vrai que dans la brusquerie de mon départ, j’emportai les pierreries de ma mère…

Bref, reprit la narratrice, bientôt grosse à pleine ceinture, j’allai faire mes couches à Bordeaux ; le régiment dans lequel servait mon amant venant à partir pour l’Espagne, il fallut m’en séparer… Moment cruel, et qui ne s’effacera jamais de ma mémoire ; mais comme le temps finit par nous consoler de tout, j’oubliai insensiblement Saint-Ange ; un banquier lui succéda ; il vint à propos, car les pierreries de ma mère étaient déjà mangées ; après le banquier, j’eus pour entreteneur un armateur, après l’armateur un auteur dramatique, après l’auteur un libraire, après le libraire un imprimeur, après l’imprimeur…

— Eh ! mon Dieu, interrompit vivement Rose-Pompon, pourquoi ne pas dire de suite, Galatée, que vous fûtes à tout le monde ?…

— J’y consens, reprit cette dernière ; à Bordeaux, j’avais été l’épouse du midi de la France ; à Bruxelles, où je me rendis bientôt, je fus l’épouse du nord.

Ici la conteuse fut troublée dans son récit, mademoiselle de la chambre, ainsi que les huissières et les dames d’annonces de service annoncèrent une députation composée de trois membres féminins, envoyée par madame Lachauve, célèbre matrone de la Chaussée-d’Antin, qui désirait s’affilier à la loge, et avoir des cartes d’entrée pour elle et ses vestales. Après avoir été introduite avec le cérémonial d’usage, c’est-à-dire en baisant le pied de la statue de Vénus aux belles fesses, qui était placée dans une niche au fond du sanctuaire de cette docte assemblée, elles prirent place dans les fauteuils, honneur que la présidente n’accordait qu’à des femmes du premier rang dans la catégorie du monde galant. Cette grande dame saisit même cette agréable occasion pour faire circuler par mademoiselle de la chambre un rafraîchissement de punch dont nos actrices s’humectèrent agréablement le gosier.

Tout alla donc le mieux du monde, on se préparait à écouter le reste des aventures de Galatée, quand le contre-temps le plus scandaleux vint jeter le trouble et l’indignation parmi les nymphes : c’est dans ce moment terrible qu’on vit tout à coup la statue de Vénus se couvrir d’un long crêpe ; la déesse, irritée, témoignait sa colère d’une manière éclatante ; des personnes dignes de foi assurent qu’on la vit frapper du pied dans un mouvement de fureur ; d’autres assurent même jusqu’à se donner des claques sur le derrière… Qu’était-ce enfin que la cause de ce grand événement ?… La voici :

Parmi les trois ambassadrices admises dans le conseil, un beau jeune homme aux joues de pêche s’était introduit sous des habits féminins dans cet asile de pudeur, et profitant des dispositions trop commodes de ses complaisantes voisines, il faisait l’amour sans respect pour la solennité du lieu ; il fut sur-le-champ arrêté et placé sur la sellette pour être jugé suivant la rigueur des règlements. Comme il avait été pris en flagrant délit, le jugement ne fut pas long, enfin il fut condamné à faire, dans un discours improvisé, l’éloge de la vertu, et surtout de l’utilité de la gent putanière : ce dont il s’acquitta avec infiniment d’esprit.

Quant à Galatée, n’ayant plus que quelques légères circonstances à ajouter à son récit, on l’en dispensa pour écouter l’étincelante Rose-Pompon, qui annonça avoir des choses du plus vif intérêt à communiquer.