Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/04

Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 25-27).

CONFESSION

DE MANON LA MAL PEIGNÉE

On m’a dit qu’un grand homme, Jean-Jacques, je crois, avait écrit ses confessions et mis au jour ses pensées les plus secrètes ; je vais l’imiter, mesdames, et quoique je n’avions point d’inducation, que je ne sachions pas lire dans les gros livres, je suis née native originale de Montmartre, ce petit village où il y a bien plus d’ânes que d’académiciens. D’abord, quand j’eus quinze ans, on m’envoyait vendre du lait au coin de la rue Coquillière et des Vieux-Augustins ; un beau monsieur me disait souvent :

— Belle Manon, laisse là tes cruches et viens avec moi, je te donnerai de superbes falbalas.

Mais moi j’aimais mon petit François, le jardinier du sous-parfet qui me régalions de tulipes, et après ma vache je n’avions rien de plus cher. Un soir que par curiosité j’avais pénétré dans une carrière, ne v’la-t-il pas que je me sens prise à brasse-corps ; c’était mon petit François qui ne pouvait plus se retenir…

Que voulez-vous, mes belles demoiselles, j’oubliai jusqu’à ma vache dans ses bras ; mais je devins grosse, et ne pouvant rester chez mon père qui était, sous votre respect, savetier, et qui m’aurait rouée de coups de tire-pied, je m’enfuyais à Paris, espérant trouver le biau monsieur en question ; je me flattais, à vous dire vrai, de pouvoir lui mettre la vache et le veau sur le dos : mais le chien, après s’être mis à bouche que veux-tu à la table de mes appas, il me planta là, en m’enlevant mes plus belles nippes et même ma croix à la Jeannette ; il ne me restait plus qu’à faire mon petit à la Bourbe. Quand je fus restée toute seule, étant accouchée heureusement, je me rappelai qu’étant laitière, j’avions vu à ce coin de la rue Coquillière des filles qui se promenaient comme çà sans rien faire, et étaient bien pimpantes.

Eh ben, que je me dis, ce n’est pas difficile, ce métier-là ; s’il n’y a qu’à se promener, ou en promener d’autres, j’en ferai bien autant. Mes petites affaires allaient donc assez bien ; je montais, je descendais, puis je remontais encore, et je me retirais sur la quantité ; j’aimais assez travailler dans le vieux, parce que tous ces petits morveux de greluchons n’ont jamais le sou. Enfin, je commencions à m’arrondir joliment quand un bambocheur de fourrier de la légion du Loiret me fit la queue d’une manière tout à fait mousseuse, et me mangea en un instant le produit de trois mois d’économies gagnées à la sueur de mon front. Je n’avais plus que la rue de la Bibliothèque pour toute ressource ; je fis donc quelques affaires sur le ruisseau, l’hiver, avec un gueux entre les genoux ; je grelottais en attendant le chaland, si bien que, n’y pouvant plus tenir, je compromis ma dignité avec des portefaix et des ramoneurs, et j’en suis toute repentante…

Ici Manon se mit à pleurnicher comme une vraie bête, ce qui fit beaucoup rire la junte érotique : cette actrice grotesque voulait encore ajouter à ses premières trivialités de nouveaux détails sans intérêt ; mais Eulalie, se levant avec dignité, fit sentir à Madame la présidente combien il serait inconvenant et peu respectueux de souffrir de nouvelles incongruités de la part de Manon, qui ne pouvaient que faire rougir un corps aussi respectable.

Le tour d’Euphrasie pied coquet étant venu, on l’admit à la barre, et sur une espèce de sellette elle intéressa les nymphes par la narration suivante :