Joies errantes/Sérénade

Alphonse Lemerre (p. 81-83).

SÉRÉNADE

À Stéphane Mallarmé.

La Nuit, gracieuse et farouche sirène,
Flotte dans le calme bleu éthéréen,
Ouvrant ses yeux purs — qui sont des astres —
Et pleure de longues larmes tranquilles,
Des larmes de lumière, tremblant un peu,
Dans la paix dormante de l’eau
Où les navires à l’amarre
Sont des fantômes de navires,
Si pâlement profilés sur le ciel ;
On dirait d’une très ancienne estampe
Effacée à moitié par le temps.

Un charme indolent vaporisa les contours ;
Et les formes sont de tendres spectres
Revêtus de passé, de mystère et de rêve,
Au gré de notre désir incertain.


La Nuit câline se berce, comme dans un hamac
Une fille des chaudes contrées,
Et, de ses mains ouvertes,
Tombe le précieux opium de l’heure.

La cohorte brutale des soucis
Est en déroute
Sous le pur regard de la Nuit.

Plus rien d’hostile ne se mêle
À la sérénité des choses assoupies ;
Et l’âme du poète peut croire
Retrouvé le pays promis à ses nostalgies ;
Le pays à l’égal charme doux —
Comme un sourire d’amie, —
Le pays idéal, où
Plus rien d’hostile ne se mêle
À la sérénité des choses.

Flottez, gracieuse et farouche sirène !
Nuit indolente, dans le calme bleu éthéréen,
Flottez sans hâte — car voici déjà
À l’Orient la menace rose
Du jour,
Et voici retentir dans l’air assoupi
Le clairon qui sonne le retour
Des soucis — brutale cohorte.


Le haïssable chant du coq
Lance la narquoise sérénade :
— Aux pires hôtes ouvrez vos portes,
Voici le jour !