Grasset (p. 139-147).

XIV

Les nuits n’étaient plus jamais longues. Il n’y a plus ces grandes nuits d’avant, ces nuits qui n’en finissaient pas. Un petit matin frais se fut vite levé. Il monta dans le ciel, Thérèse était montée en même temps que lui. Un petit moment plus tard, ce fut le tour de Phémie.

Il y eut qu’elle prit à son tour contre la pente, quand même la pente était raide et il y avait tout ce long chemin ; le point qu’elle fit dans le bas, vu d’en haut, ne fut d’abord pas plus gros qu’une mouche. Elle disparut, reparut. Il y avait ces replis, ces enfoncements ; elle y était cachée, elle n’y était plus cachée. Et, de nouveau, elle le fut, pour assez longtemps, cette fois ; mais, quand elle redevint visible, on put connaître que Phémie avait mis sa plus belle robe, avec un tablier de soie, s’étant habillée en dimanche (quand même il n’y a plus de dimanches) — seulement, autrefois, c’était l’habitude de se faire belle quand on allait loin de chez soi.

Et Phémie avait fait comme dans ces temps d’autrefois ; alors est-ce qu’ils reviendraient ? Pourtant il n’a été question de rien entre les deux femmes, elles ne parlèrent même pas ; — simplement, quand Phémie fut arrivée, une main que Thérèse tend, montrant la direction à prendre et que c’était celle de la gorge, et où il fallait tourner, et une espèce de sentier qui y menait.

Phémie tout aussitôt s’était remise en route ; quelque chose la poussait. Étaient venus ces gros quartiers de roc comme des maisons sans fenêtres ; ils ne laissaient entre eux que de très étroits passages où il n’était pas trop facile de se diriger. Il y avait aussi des trous masqués par les buissons, où Phémie se prenait les pieds ; des branches à épines lui égratignaient les jambes à travers sa jupe. Toute sorte d’empêchements ainsi : elle allait. De temps en temps, elle appelait la Blanche ; nulle part la Blanche n’était en vue : elle allait. Et, à mesure qu’elle avançait, les choses autour d’elle prenaient un aspect plus sauvage et plus désolé : rien ne bougeait à présent nulle part, rien nulle part n’était en vie, sauf, dans le fin fond de l’entaille, un peu de blanc, qui était le torrent ; une terrible obscurité, aussi, un grand froid, qui étaient venus, pourtant Phémie allait toujours. Et, quand enfin, devant elle, comme quand une porte s’ouvre, l’écartement des deux murailles s’est présenté, elle ne s’arrêta même pas ; — ayant pris tout de suite contre celle de droite ; et elle s’y tenait appliquée, ayant posé un pied sur la corniche, posant un pied, posant l’autre pied. Parce qu’il y a bien la peur, mais il y a quelque chose de plus fort que la peur. La grande peur, comme dans l’autre vie, — et oubliée, — qui revenait ; mais encore plus haut maintenant parle un besoin de voir et parle un besoin de savoir.

Un bruit sourd se fit entendre, comme quand un chien gronde dans sa niche. Il y eut des gémissements ; les gémissements se turent. On appela, on n’appelait plus. On se mit à chuchoter…

Et Thérèse éclate de rire.

Il y avait à présent que Thérèse éclatait de rire (c’était un grand moment après), étant grimpée en haut d’un des plus gros de ces quartiers de roc où elle se tenait assise et d’où elle pouvait tout voir.

Elle avait attendu là-haut tout le temps qu’il avait fallu, parce qu’elle savait bien ce qui arriverait ; — puis elle a mis ses mains à plat sur ses genoux, la bouche ouverte toute grande.

C’est qu’on voyait cette pauvre Phémie rouler plus qu’elle ne courait, tellement elle courait vite. Droit en bas, à tout petits pas. Droit en bas, droit sous elle, les bras un peu levés à cause de l’équilibre, le plus vite qu’elle pouvait : bien plus vite qu’on n’aurait cru, étant donné son âge, et ses jambes plus très solides.

Et Thérèse qui riait, et Phémie qui courait ; qui passa sans la voir au-dessous de Thérèse ; qui fut plus loin, qui fut plus bas. Qui fut là, ne fut plus là…

Une combe (qui est une petite vallée) venait ; une forêt venait ensuite.

Une nouvelle combe vint, une nouvelle pente vint ; et rapidement le village montait à la rencontre de Phémie.

Elle rencontra Produit. Produit : « Qu’est-ce qu’il vous prend ? » Il n’a pas pu finir sa phrase.

Maurice le chercheur d’or, plus bas, cueillait des pommes. Il avait un tablier bleu de jardinier qu’il tenait rassemblé devant lui d’une main ; ses pommes étaient dedans, il en prit une :

— Venez voir et vous me direz…

Passée.

Des femmes l’appelaient par les fenêtres ; du haut des perrons, les femmes lui faisaient des signes : est-ce qu’elle est devenue sourde ? est-ce qu’elle n’y voit plus ? Et puis qu’est-ce qu’elle a à être si pressée, quand plus personne n’est pressé ?

Mais cependant passée et encore passée ; et jusqu’à ce qu’elle fut arrivée enfin dans sa cuisine ; là, elle se laissa tomber sur un tabouret…

C’est cette nuit qu’il fit si beau (et toutes les nuits étaient belles, mais celle-ci fut belle entre les plus belles).

La lune était grande ; elle était partout. On la voyait sur la montagne, en même temps qu’elle semblait luire à l’intérieur de la montagne, comme la flamme d’une veilleuse, tellement la montagne elle-même éclairait. Il y avait, cette nuit-là, une montagne toute transparente. Il y eut, cette nuit-là, une lune qui était grande comme une grande feuille à gâteaux de chez nous.

Mais il y a aussi ce secret, et voilà qu’on a vu qu’il va être trop lourd à porter, qu’on ne pourra pas toute seule : comme ces corbeilles à lessive ou bien le seau de la cuisine quand il est plein, alors il faut être deux. Et Phémie s’était levée. Elle est sortie. Puis :

— Catherine !

Appelant à présent sous les fenêtres de Catherine :

— Catherine !

Puis de nouveau : « Catherine ! » enfin Catherine parut, mettant sa tête à la fenêtre, mais elle fit signe à Phémie de ne pas monter.

Elle venait de coucher la petite Jeanne, la petite Jeanne s’endormait. Et Phémie attendit encore…

Tout à coup, elle s’était mise à parler, tortillant entre ses doigts l’attache de son tablier.

Tortillant, comme ça, l’attache de son tablier ; parlant bas, vite, parlant très bas, très vite, avec des hochements de tête ; ensuite elle a pris Catherine par le bras.

Et Catherine :

— Pas possible !…

— Surtout, n’en dites rien à personne, n’est-ce pas ?

Seulement, il y a eu que Bonvin le chasseur passait justement par là ; et la suite a été qu’il a vu les deux femmes.

Et la suite a été que les femmes sont bavardes.