Traduction par Louis Baraduc.
Mercure de France (p. 62-77).



CHAPITRE IV

LES « PEINTRES MODERNES »


Nous abordons maintenant la carrière du jeune Ruskin en tant qu’apôtre de la Nature et de l’Art, avec ce livre que le monde entier a considéré comme son œuvre capitale et typique, en dépit de ses propres dénégations et de certaines raisons militant en sens contraire. Sa mission était de prêcher l’étude esthétique de la Nature et de défendre Turner comme le principal interprète du culte nouveau. À peine de retour d’un nouveau voyage dans les Alpes, qui fut probablement le cinquième, et après avoir revêtu à Oxford la robe de bachelier, il s’établit à Herne Hill dans l’automne et l’hiver de 1842 pour écrire son livre des « Peintres Modernes » ; il avait alors vingt-trois ans. Chaque passage une fois terminé, il en donnait lecture devant son père, sa mère et sa cousine Mary et des larmes de joie coulaient des yeux de ses parents enthousiasmés. C’est alors que lut peint son premier portrait par George Richmond de l’Académie Royale : le jeune poète est représenté assis à son bureau, le crayon à la main, le Mont-Blanc dans le fond ; l’expression du visage à la fois inspirée et méditative. Ce furent peut-être alors les heures critiques de sa vie, mais sans doute aussi les plus heureuse et les plus sereines.

Tout grisé des Alpes, des montagnes, des lacs, des châteaux et des églises du Rhin, de la Suisse, de l’Italie, du Cumberland et du Perthshire, ami personnel de Turner et possesseur de quelques-uns de ses meilleurs tableaux, élève de Copley Fielding et de Harding, comblé d’honneurs à Oxford et couronné comme poète, Ruskin appliquera désormais tout son zèle à développer son premier plaidoyer en faveur de Turner et les idées de « Kata Phusin » sur l’Art et la Nature. Mais il fallait d’abord reviser les anciens dogmes et exposer les véritables. Sans hésitation ni timidité, le jeune homme imbu des idées de Platon, d’Aristote, d’Euclide et d’Aldrich, établit les principes de l’Art et de l’exacte reproduction de la nature, en une série de propositions tranchantes, pleines de mépris pour les règles vénérables et les lieux communs populaires. L’idée dominante de son retentissant appel aux peintres était de repousser toutes les traditions académiques et de revenir humblement à la Nature, sans rien rejeter, sans rien mépriser, sans même choisir. Il est bien évident que Canaletto, Poussin et Claude ne suivirent pas cette voie ; aussi ne furent-ils que des aveugles conduisant d’autres aveugles. Nos peintres anglais modernes (et le jeune critique ne savait certainement rien des étrangers) fixaient leurs regards sur les choses de la nature et les reproduisaient comme ils les voyaient ; si des hommes comme Prout, C. Fielding, Harding, Cox se limitaient à des études partielles, Turner, lui, avait tout reproduit : les arbres, les rivières, la mer, les nuages, les montagnes, dans tous leurs détails, sous toutes leurs couleurs et sous tous leurs aspects, transfigurant chaque objet avec son sentiment poétique et la magie de sa vision.

Cette doctrine, — une vraie doctrine après tout, qui a prévalu et domine aujourd’hui, — se trouvait donc affirmée avec une assurance militante que seul pouvait se permettre un premier prix d’Oxford qui vient de prendre ses grades, et avec une subtilité, une imagination, surtout une passion dont nul homme vivant n’était alors capable. Toutes ces affirmations s’appuyaient çà et là sur des réminiscences des philosophes grecs, sur l’avis d’Aristote de ne tenir pour vrai que ce qui est dûment prouvé, sur les protestations de Platon contre la fausse science des sophistes et leur gout des belles phrases qu’ils préféraient à la vérité ; sur les révoltes de Bacon contre l’École ; sur la répudiation par Locke de toute autorité traditionnelle. Et cette argumentation était soutenue par une réthorique splendide, par un torrent d’exemples, par des mots qui peignent et par des mots qui flagellent ; on n’aurait jamais pu rêver pareille révolution dans tous les pesants lieux communs de la critique conventionnelle. Elle faisait songer aux brûlantes revendications de Rousseau en faveur de l’état de nature qu’il opposait à l’Ancien Régime ; à l’appel de Wesley en faveur de l’esprit de Jésus opposé à l’opulence de l’Église et surtout aux invectives du « Sartor» flétrissant la bassesse et l’imposture ; mais les sarcasmes étranges du puissant « Tailleur » étaient remplacés par de merveilleux souvenirs de voyages et des espèces de symphonies fondues dans la plus admirable mélodie.

Le livre fut terminé pendant l’hiver et publié en mai 1843. Il devait avoir pour titre « Turner et les anciens », mais, sur l’avis de l’éditeur, il fut remplacé par le suivant : « Les Peintres Modernes : leur supériorité dans l’art de peindre les paysages sur les anciens maîtres, démontrée par des exemples de vérité, de beauté et d’Intelligence tirés des œuvres des artistes modernes, en particulier de celles de J. M. W. Turner, esq. R. A. ». C’était là un sous-titre caractéristique et très sincère, rendant très bien l’esprit du premier volume avec son dogmatisme, son assurance, la combativité et le côté chevaleresque du nouvel évangile. Pour éviter le reproche de présomption chez un jeune homme de vingt-quatre ans, sur le conseil du père plus avisé, l’auteur ne signa pas de son nom mais simplement « un Gradué d’Oxford ». En dépit de ce subterfuge littéraire, le jeune chevalier, sous sa cotte d’armes, mystérieux et voilé, lança son défi pour défendre son maître contre tous venants dans la lice de l’Art, devant la Vérité et la Beauté pour juges et en présence de la Nature, maîtresse du camp.

L’apparition du premier volume des Peintres Modernes produisit une vive sensation dans le monde littéraire comme parmi les artistes. Les organes attitrés de la critique furent hostiles et dédaigneux. Les peintres qu’il avait loués en les critiquant ne furent point satisfaits d’un éloge mitigé et Turner fut quelque peu déconcerté par le zèle et l’enthousiasme de son jeune défenseur. Il y avait certes, dans la tranchante hérésie du jeune réformateur, de quoi scandaliser l’amateur, l’artiste vieilli dans le métier, l’écrivain à gages et l’interprète étroit et littéral de la Bible ; mais les hommes éclairés y virent bien une idée nouvelle. Le poète Rogers, auquel John Ruskin avait été présenté dans son enfance et qui l’avait invité à ses fameux déjeuners, donna au livre une place d’honneur sur sa table ; Sydney Smith, nous l’avons déjà vu, avait reconnu la puissance de son talent ; Tennyson, et qui la nature apparaissait si souvent sous le même aspect, demanda l’ouvrage ; Sir Henry Taylor le jugea plus solidement pensé qu’aucun autre. Les poètes furent les premiers à reconnaître comme un des leurs le poète en prose de la Nature, qui avait placé une couronne immortelle sur la tête du peintre poète de cette même Nature.

Le monde des lettres voulut comme d’habitude, accaparer le nouvel auteur et les invitations affluèrent chez le jeune gradué d’Oxford. Le père, enthousiasmé, n’eut plus de scrupules à divulguer le nom de l’auteur et il lui acheta le « Vaisseau négrier » de Turner, tableau d’un effet terrible et d’un réalisme saisissant qui resta longtemps suspendu au mur de la salle à manger. La famille avait alors quitté la maison de Herne Hill pour une autre plus spacieuse à Denmark Hill. L’auteur de ce livre se souvient lui-même de cette vaste maison de campagne de justes proportions, située au milieu d’un terrain de près de sept ares, avec une allée carrossable, des jardins, des bosquets, un enclos et une petite ferme, dans un site charmant et bien aéré, les murs de toutes les chambres ornés des meilleurs spécimens des dessins de Turner. La famille y resta jusqu’à la mort de la vieille Mrs. Ruskin, en 1871, et y exerça une cordiale hospitalité, toujours fière de montrer ses trésors — une trentaine de Turner, une demi-douzaine de Hunt, un Tintoret, la collection de minéraux, les pommes, les pêches et « de jeunes porcs parfaitement dressés parlant le meilleur irlandais ».

Le père, entièrement converti au mérite de Turner, devenu un acheteur fidèle de ses œuvres, désirait avec ardeur voir son fils donner une suite aux Peintres Modernes. Il fallait appliquer encore les principes de vérité et multiplier les exemples tirés des montagnes, des nuages et des forêts. Aussi, après avoir célébré l’anniversaire du père de famille en mai 1844, ils partirent tous pour la Suisse, pour la sixième fois. Là, John étudia le Mont-Blanc, ses aiguilles et ses glaciers, sous la conduite de Couttet, le fameux guide ; il en dessina tous les aspects avec beaucoup de force et de précision — réunissant en sa personne le géologue, le montagnard et l’artiste — car il comprenait la constitution des roches mieux qu’aucun peintre et pouvait dessiner mieux que n’importe quel touriste ou géologue ; « Bien des heures d’un temps précieux alors que ma vie était parfaite, furent ainsi dépensées pendant ces années, à observer le ciel… J’appris beaucoup de choses sans utilité maintenant pour personne, car pour moi elles ne sont plus qu’un souvenir mélancolique, pour les autres que les fantaisies d’un vieillard » (Præterita, 11, 94.1886).

Il y rencontra le professeur Forbes, étudia avec lui les glaciers et devint l’ardent défenseur de la « théorie de la viscosité ». De là, il passa aux lacs d’Italie par le col du Simplon où il dessina beaucoup et surtout nota dans un délicieux journal ses impressions sur les paysages et les beautés de la nature. Il vit le Bel Alp et Zermatt et fut étonné en présence du Cervin et du Weisshorn, qui lui semblèrent inférieurs au Mont-Blanc. Il revint par Paris, étant maintenant suffisamment guéri « pour en supporter la vue ». Il visita le Louvre et là se produisit en lui un grand changement dans sa conception de l’art. Il découvrit dans les primitifs italiens bien des choses auxquelles il était resté jusqu’alors indifférent. Il s’étonna — et nous nous étonnons également — qu’un homme de vingt-cinq ans ait pu rester jusque-là aussi ignorant de l’ancien art italien, aussi insensible après avoir vu, à vingt-deux ans, Milan, Pise, Florence, Venise et Rome. C’est seulement dans l’été de 1844, nous dit-il, que lui fut révélée tout à coup la grandeur de Titien, de Véronèse, de Bellini et de Pérugin. Il comprit enfin que ce que le gradué d’Oxford avait si ardemment étudié pendant dix ans, n’était qu’un petit coin du monde de l’Art, que, en réalité, de très grands hommes avaient vécu avant Turner et que le promoteur d’un nouvel Évangile de l’art devait connaître quelque chose de l’histoire de l’art et — même de celle de l’homme — matières où notre jeune gradué n’était qu’un apprenti. En un mot, la défense de Turner et des Modernes devait reposer sur des bases plus larges et les anciens devaient être étudiés de nouveau.

L’automne et l’hiver de 1844 furent consacrés à l’étude de l’histoire et de l’art du Moyen Age, dans Rio et lord Lindsay, et il parut indispensable avant de continuer les « Modern Painters » de travailler à Pise et à Florence. En avril 1845, il partit seul pour la première fois, sans ses parents, mais il était accompagné de George, son valet de chambre, et de Couttet, le guide de Chamonix. Quelques vers écrits à Genève sur le Mont Blanc et dans un profond sentiment religieux le convainquirent qu’il ne pouvait rien exprimer correctement sous cette forme et il renonça pour toujours — et certainement avec raison — à la poésie. C’est à Lucques que ses yeux semblent s’être ouverts pour la première fois à la puissance de l’architecture et la tombe d’llaria di Caretto — « devint pour lui comme un guide pour l’avenir ». Il s’était procuré des livres et lisait Dante dans la traduction de Cary, les Républiques Italiennes de Sismondi et l’Art Chrétien de Lord Lindsay. Pise et son Campo-Santo où il voyait « en une peinture qu’un enfant pourrait comprendre toute la doctrine Chrétienne » rendirent plus profond son enthousiasme pour l’art du Moyen Age ; il aspirait toute la doctrine évangélique dans ces fresques « si nettes d’intentions, d’inspiration si ardente et si claire ». C’est à Pise, et à la chapelle Spina qu’il fixa pour des années le centre de ses études sur l’art italien, dessinant sans relâche de six heures du matin à quatre heures du soir.

De Pise il vint à Florence où il passa son temps dans les monastères et les chapelles, à Santa Maria Novella, à Santa Croce, à San Marco, tout absorbé par Angelico et Ghirlaudajo — « Lippi et Botticelli étaient encore bien loin de lui » — ou bien musant après dîner à Fiesole ou à San Miniato. À Florence son unique occupation fut : « penser et écrire ». Il remonta ensuite au nord à Macugnaga au-dessous du Mont-Rose où, chose étrange, il trouva peu d’intérêt, excepté dans la lecture qu’il fit alors, pour la première fois, des drames romains de Shakespeare. Rien non plus d’intéressant au Val Anzascal Telle était « sa manière fort décousue, mais très attentive de lire par laquelle il débuta dans sa cellule moussue à Macugnaga ». Delà, il prit la route du Saint-Gothard par Faïdo et Dazio Grande et écrivit le chapitre qui est un des joyaux du 3e volume des Modern Painters. À Baveno il fut rejoint par Harding et ils errèrent ensemble autour des lacs et à Vérone — « il n’y eut pas de meilleur temps pour tous les deux. » — Il nous dit que « si Rouen, Genève et Pise ont été le centre de ses réflexions et de ses études, c’est Vérone qui donna la couleur à tout ce qu’il reçut d’ailleurs ». Il alla ensuite à Venise à la demande de Harding et là, pendant une semaine, ils se promenèrent au milieu des marchés et des bateaux, à la recherche d’effets de lumière sur la mer et sur la cité. En flânant ainsi ils arrivèrent un jour à la Scuola di San Rocco et soudain il eut là comme une révélation du Tintoret : la vie future de Ruskin en reçut une nouvelle orientation.

Nous connaissons (et surtout par lui-même) un grand nombre d’incidents fortuits qui déterminèrent la direction qu’il était appelé à suivre : — le cadeau de l’Italie de Rogers, la première vue des Alpes, une branche de lierre enroulée autour d’une ronce, la tombe d’Ilaria, le Campo-Santo, le Mont-Blanc, un Véronèse du Louvre — mais la première vision des Tintoret de San Rocco semble avoir produit la plus réelle et la plus importante de ses conversions esthétiques. « Sans ce jour malheureux et béni », où le gardien ouvrit les portes de la salle déserte comme si elles eussent été celles du Paradis, Ruskin croit qu’il aurait écrit les Pierres de Chamonix au lieu des Pierres de Venise. Mais avec le Tintoret, il se plongea dans l’école vénitienne et fut ainsi conduit à étudier l’histoire de Venise elle-même. Ce fut comme un nouveau ciel qui lui était soudainement ouvert. Mais, dans ce même temps, survint pour lui — et pour le monde — « une nouvelle fatalité » — dont il ne pouvait dès lors prévoir toutes les conséquences, — la découverte de la photographie.

Pendant qu’il étudiait ainsi à Venise avec Harding les galeries de peintures et les couchers de soleil, ils furent rejoints par Boxal, de l’Académie Royale, qui fut quelque temps directeur de la « National Gallery » et ils fréquentèrent Mme Jameson, laquelle était « absolument dénuée de toute connaissance et de tout instinct pour la peinture » mais sincère, laborieuse et fort agréable. Il fut alors pris d’un accès de fièvre — évidemment d’origine malarienne, quoiqu’il ne voulût pas en convenir — mais personne n’étudie à Venise sans prendre la malaria ; — et il rentra péniblement chez lui dans un état de profonde dépression, avec l’image de la mort devant les yeux. Pour la première fois peut-être, nous dit-il, il pria Dieu avec une foi fervente et en toute humilité et il eut le sentiment que sa prière était exaucée. La crise fut de courte durée, peu à peu il perdit le sentiment d’une relation directe avec le ciel et à peine avait-il retrouvé la santé en même temps que sa demeure qu’il « retombait dans la faiblesse et les ténèbres du Monde Inférieur ».

Dans Præterita (II, 159) Ruskin a essayé de nous décrire sa situation au point de vue religieux pendant qu’il écrivait le deuxième volume des Modern Painters, mais nous ne devons pas oublier qu’il rappelait alors des souvenirs de quarante ans et que toutes ses confessions sont pleines de modesties à demi-ironiques dont il est difficile de faire la part.

« Il est extrêmement difficile de définir et à peu près impossible d’expliquer l’état de mes sentiments religieux alors que je préparais ce second volume. Tout ce que je sais ou ressens maintenant touchant la justice de Dieu, la dignité de l’homme, la beauté de la nature, je le savais et le ressentais alors avec autant de force, mais ces fermes croyances étaient troublées par la continuelle découverte, jour par jour, des erreurs ou des bornes des doctrines qu’on m’avait enseignées, des sottises et des inconséquences de leurs propagateurs ; tandis que, pour moi-même, j’étais certain, depuis la récente défaillance de mon cœur, que je n’avais aucune part au privilège des saints, que je n’étais, pour les choses divines, ni plus ni moins bien partagé que les animaux bien dressés ou les petits oiseaux à l’âme sereine… etc. »

Ruskin ne voulut jamais, comme s’y refusent d’ailleurs tant de personnes, reconnaître à quel point l’état du tempérament, de la santé, les chagrins, l’espoir, le désespoir réagissent sur les impressions spirituelles et les élans religieux. « Les crises de ce genre, » comme les fantômes, sont trop souvent des problèmes pour les médecins. L’attitude de Ruskin au point de vue religieux, bien qu’il ne devint jamais un sceptique ou un athée, changea continuellement et fut toujours en intime relation avec son état moral, mental et le degré d’équilibre physique du moment.

Les lignes citées plus haut se terminent par une charmante raillerie au sujet de la cotte d’armes que le marchand de vins prospère choisissait à cette époque pour être peintes comme armoiries sur sa voiture. C’était une variante de celles de la famille Ruskin : de sable, un chevron entre six têtes de lances, d’argent par l’addition sur le chevron de trois petites crosses de gueule ( « dans le cas de mon entrée possible dans les ordres » ). Et, pour Cimier, après beaucoup de recherches dans les livres héraldiques, on choisit une tête de sanglier avec la devise : « Age quod agis » — ce Cimier, John ne voulut jamais l’appeler qu’un « cochon » et lui-même un « petit cochon », tandis que la devise fut changée et devint « Aujourd’hui ». Ce fut cette tête de sanglier pour Cimier qui donna l’occasion des vers célèbres qui parurent dans le Punch ( ? par Tom Taylor.)


« Je peignais, je peignais,
« Avant d’être sec je vendais,
« Tant chacun me trouvait parfait.
« Jusqu’au jour ou Ruskin, ce sauvage,
« De ses crocs perça mon ouvrage
« Si bien que depuis ce temps
« À personne plus je ne vends. »


Enfin, dans une allusion nouvelle au sus-dit sanglier, il choisit pour son patron saint Antoine de Padoue que l’on représente dans sa solitude entouré de porcs.

Pendant tout l’hiver de 1845-45, Ruskin s’occupa de ce second volume qui parut au commencement de l’été 1846. Il avait, nous dit-il, deux intentions à remplir:la première, de dire ce qu’est la beauté dans tout organisme vivant dans d’heureuses conditions ; la seconde, de faire connaître deux écoles alors inconnues du public anglais, — celle de Fra Angelico à Florence, celle du Tintoret à Venise. Le style du livre était modelé sur celui d’Hooker et c’était dommage; rien d’extraordinaire à ce que, en le finissant, il ait éprouvé de la fatigue. « Il n’est maintenant lu que pour quelques jolis passages, dit-il, et on ne parle que bien rarement de sa théorie de la beauté. » Les louanges qu’il donnait au Tintoret ne purent décider son pays à acheter quelque bon tableau de ce peintre ; mais il croit que son livre inspira une plus équitable appréciation de l’ancien art religieux et éveilla un plus profond intérêt en faveur des peintres qu’il avait voulu glorifier. Certainement il fit cela, et quelque chose de plus encore. L’influence personnelle et littéraire de Ruskin dirigea le goût du temps vers ce que les Français appellent « les Primitifs » et leur assura une place équitable dans notre « Galerie Nationale » comme dans les autres collections publiques ou privées.