John Ruskin (Harrison)/13
CHAPITRE XIII
EXPÉRIENCES SOCIALES.
LA SOCIÉTÉ DE SAINT-GEORGES
Ce fut l’œuvre qu’il accomplit au Collège des ouvriers de Londres qui tourna définitivement l’esprit de Ruskin vers les problèmes sociaux et leurs solutions pratiques, quoique l’on découvre cependant dans maints passages de ses premières œuvres, et surtout dans les Pierres de Venise, des marques très nettes de l’intérêt qu’il portait déjà à ces questions. Dès 1854, il avait pris part aux travaux du Collège et là, il avait eu comme élèves et bientôt comme associés, des artisans habiles tels que George Allen, W. Jeffery, Arthur Burgess et William Ward. Pendant les années qui suivirent jusqu’en 1857, ses leçons sur l’Art avaient eu principalement pour but de former des ouvriers d’art et de déterminer les conditions pratiques à l’aide desquelles, dans la société moderne, on pouvait assurer leur éducation. En 1857, il disait « l’espèce de peinture dont Londres a le plus besoin c’est la peinture des joues roses de santé ». Il fut ainsi conduit à examiner toute la question du Travail et de l’Industrie sous le régime capitaliste dominant. Cette même année, il donna des conférences, à Manchester, sur « l’Économie politique de l’art » ; elles sont maintenant réunies sous le titre de : A Joy for Ever et sont surtout, comme nous l’avons vu, un acte d’accusation contre les idées courantes sur la science de la richesse. Pendant les années 1857, 58, 59, il revint fréquemment sur cette même idée, à savoir : que la régénération de l’Art ne pouvait s’obtenir que par une organisation nouvelle de l’industrie telle qu’on la pratiquait alors. Unto thty Last, en 1860, fut le Contrat social tout biblique de notre Jean-Jacques Rousseau tory.
Tous les livres de Ruskin, depuis le dernier volume des Modern Painters jusqu’au moment où il quitta Londres, ne font que répéter et développer la même idée et, dans ses lettres à un artisan de Sunderland (Temps et Marée), il donne ouvertement à l’ouvrier des conseils appropriés à la vie de chaque jour. Mais ce ne fut qu’après être devenu seul maître de la fortune laissée par son père, que Ruskin entreprit ses grands projets de philanthropie pratique. Dès les premiers moments où il eut quelque argent à sa disposition, il avait toujours été généreux jusqu’à la prodigalité. Rossetti, C. A. Howell et bien d’autres que le public ignora, avaient reçu des secours de « Ruskin, le bon samaritain, a la main toujours et délicatement ouverte », comme l’appelle un écrivain anonyme. Le professorat d’Oxford en 1870 le fit pour la première fois connaître comme un fondateur plein de dévouement et de munificence. Il commença par former le Musée qui porte son nom avec les Turner, les Tintoret et des dessins d’artistes modernes dont il fit don aux galeries d’art d’Oxford.
Comme nous le dit M. Cook, « les élèves qu’il dota se comptèrent par centaines, et ses libéralités, quelquefois faites un peu à tort et à travers, furent toujours aussi délicates que généreuses. Il fit l’éducation de plus d’un artiste d’avenir et distribua un certain nombre d’emplois pour des entreprises semi-officielles. À Oxford et à Cambridge il offrit d’importantes collections de Turner ; au musée d’histoire naturelle, de nombreux échantillons de minéraux ; à plusieurs écoles ou collèges encore des collections de minéraux et de dessins. Pour certaines formes de philanthropie, il fut un précurseur. Il établit des maisons de thé modèles ; pour secourir les ouvriers sans travail, il organisa des escouades de balayeurs. Le premier, il donna à Miss Octavia Hill les moyens d’organiser la propriété immobilière en vue d’aider les tenanciers à s’aider eux-mêmes. Il ne ménageait pas plus sa peine que son argent, ne croyant jamais avoir assez fait pour encourager un élève ou pour soulager un malheureux ».
Après le siège de Paris, en janvier 1871, Ruskin donna cinquante livres au comité de secours. En novembre de la même année, il fit don de 5,000 livres à l’Université d’Oxford pour créer une école de dessin. À un parent, il donna 15,000 livres pour relever ses affaires. À Noël, il abandonna le dixième de ce qui lui restait de capital pour fonder la compagnie de Saint-Georges qui devait, par la suite, absorber une si grande part de sa fortune et de son énergie. John James Ruskin avait, à sa mort, laissé à son fils, 157,000 livres en argent, sans compter les maisons et les collections de tableaux en sept ans, la moitié de cette fortune avait été dissipée en libéralités et, en peu de temps, il en advint de même du reste.
La première lettre de Fors Clavigera était datée de Denmark Hill, 1er janvier 1871, elle annonçait sa descente dans l’arène du socialisme pratique. « Pour ma part, écrivait-il, je ne veux pas supporter passivement une heure de plus l’état de choses existant… Je ne puis plus me contenter de dessiner, peindre, lire, étudier des minéraux ou de me livrer à mes occupations favorites ; la lumière même du jour qui se lève m’est devenue odieuse à cause des misères que je connais, que je devine quand je ne les vois pas et qu’aucune imagination ne peut se dépeindre trop amèrement. Je ne puis donc supporter cela patiemment plus longtemps et, à compter d’aujourd’hui, avec l’aide de quelques-uns ou de plusieurs, je veux faire tout mon possible pour diminuer ces misères ». Dans sa cinquième lettre de Fors du 1er mai 1871, lettre que Carlyle salua « d’incomparable, de consolation presque sacrée et qui lui arrachait des larmes », Ruskin exposait le plan de la Compagnie de Saint-Georges. Il voulut y consacrer le dixième de ce qu’il possédait et le dixième de ce qu’il pourrait gagner plus tard. On devait essayer de faire d’une petite portion de la terre anglaise, une terre de beauté, de paix et de production, une terre où ne se verraient point de machines à vapeur ni de chemins de fer, où l’on ne pourrait trouver une seule créature abandonnée ; pas de malheureux en dehors des malades, pas d’oisifs excepté les morts, ni égalité ni liberté, une obéissance de tous les instants. Dans ce paradis d’Utopie, la société et l’industrie devaient être réglées strictement d’après un plan tout nouveau, tel qu’il est décrit dans les Lois de Fiesole et dans les lettres suivantes de Fors. Sir Thomas Dyke Acland et Lord Mount Temple consentirent à être les fidéicommissaires de ce nouveau Phalanstèn, mais le public ne répondit pas à cet appel et, à la fin de la troisième année, les 7,000 livres originaires ne s’étaient accrues que de 236 livres 13 shillings.
Il entreprit alors d’améliorer quelques logements des faubourgs de Londres et il fit l’expérience sur neuf ou dix maisons qu’il confia à Miss Octavia Hill qui, touchant les loyers, apprenait ainsi à connaître les locataires et à les rendre meilleurs. Mais il finit par renoncer à l’entreprise en versant une somme de 3,500 livres, qu’il abandonna complètement et il disait plaisamment qu’il avait fait cela, « comme on jette de la neige par dessus un mur. » (like snaw affawua). Il loua ensuite un logement à Paddington et créa une maison de thé, afin de vendre du thé pur et à bon marché ; il y plaça même un vieux domestique. Au thé s’adjoignit bientôt un commerce de café et de sucre et on dit que l’affaire réussit assez bien jusqu’au moment où il céda l’entreprise à Miss Hill. Ruskin organisa alors une équipe de balayeurs pour nettoyer les rues, mais cette tâche comparable à celle des écuries d’Augias se trouva au-dessus de ses propres ressources, de celles de ses amis et de son jardinier.
La fameuse expérience de librairie débuta en 1871 avec le premier numéro de Fors qui ne fut pas publié à la manière ordinaire, mais vendu seulement par M. George Allen, dans un village du Kent. Le numéro ne fut point annoncé, on ne faisait ni escompte ni rabais et le prix d’abord de sept pences fut porté plus tard à dix. Malgré tout, les numéros s’enlevèrent par milliers. Plus tard, le système s’étendit et se compléta. Ruskin s’était plaint souvent des méthodes employées dans le commerce des livres par les éditeurs et les libraires, de leurs manières de régler les affaires et des conventions habituelles, aussi avec sa volonté si caractéristique, il résolut d’être son propre éditeur et son libraire. Son but était d’offrir, sans intermédiaire, sans réclame ni recommandation, un bon article à un prix suffisamment rémunérateur pour tous les ouvriers employés, supprimant ainsi toute compétition et renonçant aux habitudes commerciales des commissions et des rabais. L’auteur se chargeait lui-même de procurer du papier et des caractères d’imprimerie d’une qualité spéciale et il apportait tous ses soins à la préparation des planches illustrées. M. Allen, un des élèves de Ruskin au Working men’s College, graveur de son état, devint le directeur de cette importante entreprise qui eut un succès merveilleux à Orpington jusqu’au moment où fut créé le dépôt de Charing Cross Road à Londres.
Pendant plusieurs années, tous les ouvrages de Ruskin sortirent ainsi d’Orpington aux prix très élevés de treize shillings pour les volumes ordinaires brochés, de vingt-deux shillings et six pences pour les volumes illustrés avec d’élégantes reliures. Que Fors se soit vendu par milliers d’exemplaires dans des conditions si étranges et si gênantes, que l’immense publication de tous ces volumes coûteux ait trouvé des acheteurs, voilà qui prouve surabondamment l’extraordinaire popularité de l’auteur. Avec le temps, il comprit que la publication de ses écrits sous une forme qui les rendait inabordables aux bourses médiocres en éloignait ceux-là même auxquels il désirait le plus s’adresser. À la fin, le système fut modifié, les livres furent moins somptueusement imprimés et vendus à des prix plus modestes. On prit des arrangements pour qu’ils pussent être vendus par les libraires ordinaires et les affaires de MM. Allen sont maintenant conduites comme celles d’une grande maison d’édition. On dit que, pendant plusieurs années, les gains obtenus avec les œuvres complètes de M. Ruskin — et elles comptent quarante ou cinquante volumes de formes et d’éditions variées — montèrent à une moyenne de 4,000 livres par an. C’était d’ailleurs tout son revenu, et le seul moyen qu’il eût de continuer ses libéralités car il avait disposé de tout son capital et, sans ses droits d’auteur, il eût été réellement dépourvu de toutes ressources.
M. Collingwood, qui a une autorité toute spéciale pour parler de ces choses, nous assure que « le succès de son entreprise si hardie fut pour Ruskin une chose très heureuse. Les 200,000 livres laissées par son père avaient été englouties, principalement en dons ou en essais philanthropiques. Les intérêts, il les dépensait pour lui-même ; le capital, il le donna jusqu’à sa disparition complète à l’exception de la maison où il vivait et de ce qu’elle contenait et encore une grande part allait à des pensions auxquelles il s’était engagé dans le temps où il était riche, à ses parents, à ses amis, à d’anciens serviteurs, à des institutions auxquelles il s’était intéressé. Mais il avait assez pour ses besoins et n’avait pas à craindre la pauvreté pour ses vieux jours. »
La plus importante des expériences sociales de Ruskin, celle à laquelle il consacra la plus grande partie de sa fortune et toute son énergie pendant tant d’années de 1871 à 1884, fut la Compagnie ou, comme on l’appela plus tard, la Guilde de Saint-Georges. L’entreprise est tellement caractéristique dans sa conception et dans la forme qu’elle reçut, elle jette un jour si vif sur le véritable caractère et les idées personnelles de Ruskin qu’il est nécessaire de la faire connaître en détail. Peu d’apôtres des réformes sociales, dans notre temps, ont essayé de mettre en pratique leurs conceptions utopiques et de fonder des institutions pour donner corps à leurs idées. Mais, en 1871, Ruskin se trouvant libre de tous liens, riche, célèbre, avec des amis puissants, résolut de consacrer toutes ses ressources et toute son intelligence à donner, par ses actes mêmes, des exemples de La Vie Nouvelle.
Cette Vie Nouvelle, telle que Ruskin la concevait, devait être moins un progrès sur l’état Présent, qu’un retour vers le Passé. C’était l’esprit du Moyen Age, mais sans les violences de la féodalité et les superstitions du catholicisme. Elle ne serait ni communiste, ni monastique car elle devait, au contraire, développer au plus haut point les institutions telles que la propriété héréditaire et la famille. Elle devait montrer au monde une Chevalerie sans Guerre, une Piété sans Église ; une Noblesse sans Luxe et sans Oisiveté, et une Monarchie sans Libertinage ni Orgueil ; c’était un peu le type d’un fief chevaleresque du xiiie siècle, en Toscane, comme celui d’un Bellincion Berti de la Commedia idéalisé, d’un capitaine retour des Croisades qui se dévouerait aux bonnes œuvres et guiderait les petits propriétaires qui eux le reconnaîtraient comme seigneur. Ce serait comme une seigneurie idéalisée du Moyen Age, solidement pourvue de tout ce que procurent l’ordre, le confort et les avantages de l’existence moderne, mais sans ses vices, ses mensonges, son machinisme honteux et ses habitudes sordides.
L’entreprise reposait sur les idées principales qui formaient la base de la philosophie de Ruskin : — 1o Il n’y a pas de civilisation sans une religion pratique ; 2o pas de prospérité en dehors du travail de la terre ; 3o pas de bonheur sans honnêteté et vérité. L’objet de la Société de Saint-Georges était d’anéantir le dragon de l’Industrialisme, de délivrer le peuple des abominations morales et physiques qui résultent de l’existence des villes et de le transplanter sur le sol d’une Angleterre purifiée qui n’aurait plus ni chaudières, ni impuretés, ni misères. Dans cette contrée régénérée, plus de concurrence, plus de machines, ni de marchandages, ni de fraudes, aucun luxe, plus de paresse, plus de ce pernicieux journalisme ni de cette vaine érudition ou de cette instruction mécanique acquise dans les livres. Elle devait posséder trois choses matérielles essentielles — un Air pur, une Eau pure, un Sol pur — et trois choses immatérielles aussi essentielles : l’Admiration, l’Espérance, L’Amour. Dans la cinquième lettre de Fors (1er mai 1871), il développe les moyens d’obtenir ces six choses indispensables à toute vie rationnelle.
La Compagnie de Saint-Georges avait pour premier objet d’acquérir des terres destinées à être mises en culture par la main de l’homme et à nourrir d’heureux cultivateurs dont on ne négligerait ni l’éducation, ni les plaisirs, et qui auraient leur musique, leurs arts, le tout adapté à leur intelligence. Ils devaient recevoir des salaires fixés d’avance jusqu’au moment où ils devenaient eux-mêmes propriétaires. Riches et pauvres, tous étaient invités à y entrer, ceux qui consentaient à travailler ferme en gagnant leur vie, comme ceux qui, en apportant leurs subsides, se contenteraient de voir leur argent produire du bonheur au lieu d’intérêts. Dans ce but, ceux qui possédaient étaient exhortés à y contribuer en donnant le dixième de leur revenu, comme l’avait fait lui-même le Directeur de la Compagnie ; mais, à sa grande surprise et à son grand chagrin, aucun de ceux auxquelles la Providence avait accordé les biens de ce monde n’usèrent des avantages d’un tel placement. Le projet mûrit, il fut développé et exposé pendant dix ou douze ans dans Fors ; mais il ne parvint à réunir que des fonds insuffisants et de très rares adhérents.
Il est inutile d’essayer de décrire d’une manière systématique un projet qui ne pouvait recevoir, et qui peut-être n’était pas du tout destiné à recevoir, une forme systématique quelconque. Mais, pour avoir quelque idée de ce que Ruskin voulait faire et de toutes les incohérences dans lesquelles son rêve l’entrainait, comme aussi des nobles buts qu’il poursuivait, il convient d’analyser la LVIIIe lettre, dans le troisième volume de Fors. Observons tout d’abord qu’elle fut écrite dans l’automne de 1875, au milieu de la profonde douleur que lui causa la perte de la jeune fille qu’il aimait et qui avait refusé de le revoir à son lit de mort. La lettre débute par le second verset de la Prière du Soir « Ô Dieu d’où provient tout saint désir, tout conseil salutaire, toute œuvre juste » qu’il extrait du service catholique en regrettant que le rituel anglais, l’ait détourné de son vrai sens. (Observons, en passant, que Ruskin, dans sa propre version, détruit lui aussi le magnifique développement de cette prière symbolique.) Il éclate en furieuses invectives contre ceux qui, chaque semaine, prononcent cette prière sans en comprendre le sens, qui ne peuvent se déterminer à réfréner leur cupidité naturelle, qui continuent d’agir d’après leurs opinions personnelles et cherchent à faire argent de tout, sans souci du juste et de l’injuste et se jettent « dans la barraque la plus bruyante de la Foire du Monde ».
Par contre, voici le Credo que devait retranscrire et signer tout adhérent à la Société de Saint-Georges : —
I. Je crois en un Dieu Vivant, Père Tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses et de toutes les créatures visibles et invisibles.
Je crois en la bienfaisance de Sa loi et en la bonté de Son œuvre ; et je m’efforcerai de L’aimer : de Lui obéir, d’être attentif à Ses œuvres, tant que je vivrai.
II. Je crois en la noblesse de la nature humaine, l’élévation de ses facultés, la plénitude de sa clémence et la joie de son amour.
Et je m’efforcerai d’aimer mon prochain comme moi-même et, si cela m’est impossible, de me conduire comme si cela était.
III. Je travaillerai pour gagner mon pain de chaque jour de toute la force et suivant les occasions que Dieu me donnera ; et tout ce que je trouverai à faire de mes mains, je le ferai de mon mieux.
IV. Je ne tromperai ni ne permettrai de tromper personne soit pour mon avantage, soit pour mon plaisir ; je ne frapperai ni ne commanderai de frapper personne pour mon avantage ou pour mon plaisir ; je ne déroberai point et je ne laisserai jamais rien dérober soit pour mon avantage soit pour mon plaisir.
V. Je ne tuerai ni ne frapperai aucune créature vivante sans nécessité je ne détruirai aucune chose belle, mais je m’efforcerai de sauver et d’assister toute noble existence, de conserver et de développer toute beauté naturelle sur la terre.
VI. Je m’efforcerai d’élever chaque jour mon corps et mon âme et d’augmenter leurs plus hautes facultés du devoir et en vue du bonheur ; et cela non en rivalité ou compétition avec mes semblables mais dans le but d’assurer aux autres aide, et bonheur et honneur pour la joie et la paix de ma propre vie.
VII. J’obéirai fidèlement aux lois de mon pays, aux ordres du monarque et de toutes les personnes désignées par lui, en tant que ces lois et ces ordres seront en harmonie avec ce que je suppose être la loi de Dieu ; et s’ils ne le sont pas, ou s’ils semblent devoir être modifiés, je m’opposerai à ces lois et à ces ordres loyalement et délibérément, mais sans malice secrète et sans violence désordonnée.
VIII. Et, avec la même fidélité et sous les mêmes réserves que pour les lois de mon pays et les ordres de ses gouvernants, j’obéirai aux règles de la Société dite de Saint-Georges où je suis admis, à partir de ce jour, ainsi qu’aux ordres de ses chefs et de toutes les personnes revêtues par eux et sous eux d’une autorité quelconque, pendant aussi longtemps que je resterai Compagnon de Saint-Georges.
L’auteur de ce Credo s’imaginait qu’aucun homme sincèrement bon et religieux ne se refuserait à professer et à signer de tels articles de foi. Il y avait là quelque naïveté. Le second article est une négation directe de la croyance chrétienne orthodoxe dans la perversité désespérée du cœur humain et dans la misérable faiblesse de l’homme. D’ailleurs, la noblesse de l’Humanité, sa majesté, ses élans miséricordieux, son amour constituent, au point de vue religieux, la doctrine des seuls positivistes et elle est rejetée par beaucoup de sceptiques et d’agnostiques aussi bien que par les chrétiens eux-mêmes. L’article V serait une pierre d’achoppement et une offense, non seulement pour tous les partisans d’un « sport » quelconque, mais pour presque toutes les personnes non affiliées à quelque propagande humanitaire. Quant aux articles VII et VIII, il n’est point évident qu’ils impliquent une obéissance de jésuites pour leur général — perinde ac cadaver. Mais la clause réservée qui limite l’obéissance à ce que le compagnon « suppose lui-même être la loi de Dieu » justifierait la plus opiniâtre résistance de la part d’un Puritain, d’un Quaker, d’un Covenanter ou d’un Anabaptiste ; enfin, comme le Maître de la Société Saint-Georges lui-même réprouvait un certain nombre des habitudes ordinaires de la civilisation moderne, une latitude considérable était laissée au jugement particulier de chacun.
Il désirait, par exemple, que la Compagnie pût posséder de la terre, mais il n’acceptait pas les conditions requises par la loi pour son inscription légale qui n’étaient cependant édictées qu’afin d’éviter la fraude et le gaspillage. La Compagnie devait avoir sa propre monnaie, mais on ne voit pas trop par quel moyen cela était possible sans léser la prérogative du « monarque » et sans violer les lois sur le « monnayage ». Les nouvelles monnaies devaient être toutes d’or et d’argent purs sans alliage. L’usure des pièces était sans importance et cependant, fabriquées en métal peu dur, elles devaient bientôt perdre leur forme et ressembler à des billes de marbre. La rente devait être strictement exigée des tenanciers, mais elle devait être réduite et non majorée d’après les améliorations faites par eux et uniquement employée à l’avantage du tenancier et de la propriété.
La grande loi de la Société de Saint-Georges interdisait « l’emploi de la vapeur et de toute machine là où les bras pouvaient suffir ». Les outils étaient permis ; et arms ici signifiait des bras, non des armes. Les lois en général étaient les vieilles lois anglaises ressuscitées ou plutôt les lois florentines ou romaines, mais non pas celles qui furent jadis en usage parmi les grandes nations. Un grand maître ou général était investi du pouvoir gouvernemental, il avait au-dessous de lui des maréchaux, des seigneurs terriens et les compagnons ordinaires. Le type du seigneur terrien était Richard Cœur de Lion. Il y eut enfin des Évêques et des Centurions, mais ceux-ci n’avaient point à connaître des opinions et des choses spirituelles et ne devaient s’occuper que des moyens pratiques de vivre, des conditions matérielles, de l’honnêteté et de la conduite en général. Le but principal de la Société de Saint-Georges était d’accumuler et d’emmagasiner les richesses nationales (qui comprenaient les aliments, les vêtements, les bons livres, les belles œuvres d’art soigneusement expurgées), et de les distribuer aux pauvres au lieu d’en faire l’objet d’une taxe. Les prix et même la nature des marchandises, étaient établis par le gouvernement, et celui-ci devait au moins assurer un minimum de prix et un étalon de pureté ; tout produit défectueux, aliments, vêtements et autres articles, devait être détruit. Parmi toutes ces lois, il y en avait une d’une délicieuse bouffonnerie. L’usage du vin était autorisé, mais seulement de celui qui avait dix ans de bouteille. Arrière, vos « Gladstone Clarets », vos « Bas-Medocs » « et autres drogues ». Ici, sûrement perçait le fils du marchand de vieux Sherry « si absolument honnête », et qui ne voulait pas entendre parler de nos boissons modernes à bon marché. Il était prescrit de porter certains vêtements d’après la classe à laquelle on appartenait ; les ordres héréditaires étaient reconnus ; le luxe était tenu pour infamant et, si l’on portait des diamants, ils devaient être bruts et non taillés.
Il n’est pas nécessaire de s’étendre plus longuement sur toutes ces prescriptions de la Société de Saint-Georges ; on les trouve éparses dans les quatre-vingt-seize lettres de Fors qui vont de janvier 1871 à Noël 1884, pendant près de quatorze ans. Un point est à noter : La Société de Saint-Georges n’est pas une Utopie sociale telle que l’auraient imaginée Platon, Dante, Sir Thomas More ou J.-J. Rousseau ; c’était bien réellement un corps constitué de réformateurs pratiques auquel un homme de génie avait consacré sa fortune, son énergie, sa réputation, son existence entière ; une institution qui dura vingt ans comme un exemple vivant de la Vie Nouvelle et qui fonctionne encore peut-être en quelque coin reculé et sous une forme quelconque. Ce fut encore une expérience impossible à classer et qu’on ne peut comparer à aucun type connu d’Utopie sociale. Elle était animée d’une grande ferveur religieuse, sans autre dogme consistant qu’un théisme à demi biblique, à demi artistique. C’était du socialisme, puisqu’il s’agissait de détourner toutes productions de l’usage individuel pour les réserver à l’utilité publique mais on y conservait, on y développait même l’institution de la propriété héréditaire et les classes possédantes gardaient leur ascendant. C’était l’anarchie sauvage dans sa haine des habitudes et des ressources de la vie moderne et cependant on y introduisait un degré d’obéissance digne d’un couvent de moines. On ne libérait le travail du joug capitaliste que pour le rejeter sous une tyrannie plus étroite que celle d’une compagnie de Jésuites. C’était un idéal qui aurait pu satisfaire Saint François ou Sainte Thérèse, et cependant il n’avait rien d’ascétique et ne s’adressait qu’à des laïques réunis en société pour jouir d’une vie saine et belle. Il aurait pu contenter ceux qui écoutent avec ravissement le Sermon sur la Montagne, s’il n’avait pas trop exalté la splendeur de la Chevalerie, la soumission aux riches et aux nobles et montré aussi trop de goût pour les joies innocentes et les choses de pure beauté. La société de Saint-Georges n’a rien produit, mais elle vivra longtemps dans nos souvenirs comme le rêve touchant d’un esprit supérieur mais trop solitaire qui voulut fuir le mal et chercher le salut dans un monde plus pur.
Il y a du moins un rejeton de la Société de Saint-Georges qui eut un vrai succès — c’est le musée d’Art de Sheffield, création des dons et du noble enthousiasme de Ruskin. Toute l’histoire en est contée dans les Études sur Ruskin de M. Cook (1890). Il commença en 1875 par une collection de spécimens d’objets fabriqués d’une réelle valeur, il y ajouta des spécimens d’œuvres artistiques tirés de ses propres collections ou achetés de ses deniers, et, plus tard, la Corporation en accepta le dépôt. C’est là peut-être le seul résultat durable de quelque importance, après tant d’années d’anxiétés et de travaux, tant de généreux sacrifices ; c’est tout ce qui reste des nobles idées qui avaient pris corps dans la Société de Saint-Georges, symbole de l’Angleterre du Moyen Age, de l’esprit chevaleresque et de la culture du sol.
Ce serait une tâche peu agréable que de rappeler la triste histoire des entreprises industrielles qui se greffèrent sur la Société principale, et de raconter comment un petit groupe de Sécularistes, d’Unitaires et de Quakers déterminèrent la Société à acheter une ferme au prix de 2,287 liv. 16 s. 6 d, pour leur permettre d’organiser une communauté ; comment les communistes s’aperçurent qu’ils ne pouvaient la cultiver ; comment deux acres de rochers et de bruyères leur furent donnés à Barmouth et vingt acres de forêts à Bewdley et comment rien n’y poussa ; comment l’industrie du tissage de la laine sans machine à vapeur fut créée dans l’île de Man ; comment des filatures et des métiers à main furent organisés à Langdale ; comment des Reines de mai furent couronnées et décorées à Chelsea ; comment, après sept années, le Maître s’aperçut que tout intérêt produit par un capital réalisé n’était que l’usure interdite par les Écritures, une abomination aux yeux de Dieu et des hommes ; comment, en définitive, il fut amené à agir strictement d’après cette étrange illusion qui, si elle était généralement adoptée, détruirait les bases même de la civilisation. La rente de la terre restait pour lui utile et légale quoi qu’elle soit simplement un payement annuel à l’occasion d’un prêt de capital.
Il faudrait un volume pour conter tous ses projets, tous ses plans, tous ses actes de munificenceses — ses dons, ses faiblesses et ses généreux oublis, ses colères, la multitude des choses auxquelles il s’intéressait, son jardinage, ses plantations, sa battellerie et ses voiliers, son ravissement en découvrant un vieux maçon qui savait construire un mur, mais ne savait ni lire ni écrire, son amour pour les animaux, les enfants, les femmes, ou très vieilles ou très jeunes, son activité moins inépuisable encore que sa générosité et sa puissance d’attraction et le dévouement qu’il inspirait à ses amis et à ceux qui l’entouraient. M. Collingwood écrit : « Il aime une infinité de choses, comme vous l’avez vu. Il diffère de tous les autres hommes que vous connaissez, surtout par la largeur et la vivacité de ses sympathies, par sa faculté de vivre comme peu d’hommes en seraient capables, tout admiration, tout espoir, tout amour. Une telle vie n’est-elle pas digne d’être vécue, quels que soient ses résultats ? »
Oui assurément, et nous pouvons même ajouter quels que soient ses erreurs et ses insuccès. Les quatre-vingt-seize lettres de Fors sont l’histoire d’une longue suite d’erreurs, d’échecs et de cruelles déceptions. Elles font aussi ressortir cette malheureuse tournure d’esprit et de caractère qui ruina la vie de Ruskin et neutralisa ses belles facultés, cette folie présomptueuse de vouloir refondre de novo, et, à lui seul, la pensée de l’homme, de reconstituer la civilisation avec sa seule passion, sans la culture et les connaissances préalables, essayant, par ses seules forces, de ramener la société en arrière vers un passé entièrement imaginaire et tout fictif. Oui rappelons-nous que :
« Ce fut une grave faute.
Et César en fut gravement puni. »
Mais il y a des échecs plus beaux et plus utiles à l’humanité que bien des triomphes. Il est impossible de peser la valeur ou de juger la légitimité de sacrifices sans espoir mais qui furent héroïques. Ceux qui succombent en enfants perdus laissent de beaux souvenirs longtemps après que leurs tentatives ont misérablement échoué. Le moine Télémaque qui s’élança au milieu de l’arène à Rome et mit fin aux combats des gladiateurs, fut considéré comme un fanatique qui se mêlait de ce qui ne le regardait pas par la populace qui le lapida ; on en dit autant de John Brown, l’abolitioniste lorsqu’il fut exécuté, son corps était au fond du cercueil mais son âme devait lui survivre, héraut d’une cause pour laquelle il avait donné sa vie. Combien d’années se sont écoulées avant que le Sermon sur la Montagne ait porté tous ses fruits — bien des siècles après que Jésus avait été mis à mort au milieu des moqueries et des injures ! Et combien aujourd’hui encore les résultats en paraissent douteux et confus ! Dans les questions sociales et religieuses, ce qui reste en définitive, c’est la ferveur de la foi, c’est l’horreur de tout ce qui est faux, c’est même, avec l’oubli de toute prudence, celui de tout intérêt personnel. La Magnanimité ne doit point compte de ses actes à la Prudence ; non, ni au Sens Commun.