CHAPITRE XII

MALADIE — DÉSAPPOINTEMENT — RETRAITE.


Pour comprendre la nature et le développement de l’esprit de Ruskin, il est essentiel de se rappeler combien furent fréquentes les attaques de la maladie dont il souffrait et combien elles influèrent sur ses derniers travaux littéraires. L’histoire de ses leçons d’Oxford offre un triste témoignage de la manière dont sa faiblesse physique réagissait sur son équilibre mental. Il était né avec une organisation nerveuse d’une extrême délicatesse et aussi d’une singulière élasticité. C’était la combinaison de la vitalité ancestrale avec une sensibilité intense aux chocs extérieurs et aux impressions mentales. Voilà comment cet homme qui vécut quatre-vingt-un ans (moins quelques jours), qui avait été, pendant plus de soixante ans, un voyageur infatigable, qui a écrit plus de livres qu’aucun auteur de son temps, fut presque toute sa vie, abattu par la maladie et, pendant des années successives, incapable d’aucun travail suivi.

Ses mémoires et ceux de ses intimes rappellent ses incessantes indispositions. À l’âge de huit ou neuf ans, à Dunkeld, un refroidissement brusque contracté en cueillant des digitales le long d’une rivière, mit en danger les jours de l’enfant. Il semble avoir eu encore, vers l’âge de dix ans, une maladie qui causa de graves inquiétudes à ses parents. À seize ans, il fut atteint de pleurésie et en danger pendant trois ou quatre jours il fut sauvé par sa mère et par un médecin qui s’opposèrent au traitement meurtrier par les saignées que les autres voulaient appliquer. À l’âge de vingt et un ans, son précoce désappointement dans son amour pour Adèle Domecq le réduisit à un tel état de dépression qu’il en résulta une hémorragie alarmante. Sa carrière universitaire fut soudainement interrompue, et nous savons que « pendant près de deux années, on le conduisit de place en place, de médecin en médecin, à la recherche de la santé ». Dans ses voyages, il contracta fréquemment la fièvre en Italie ou sur les Alpes. Immédiatement après son mariage (10 avril 1848) il eut une autre attaque du côté du poumon et, après une rechute, sa convalescence dura jusqu’en août. L’année suivante, en Suisse, il fut pris d’une d’esquinancie qui causa de vives alarmes à ses parents. Enfin, vers la quarantième année, lorsqu’il abandonna ses études d’art pour se consacrer aux problèmes sociaux, une mélancolie profonde, causée par ses rêveries sur les malheurs du temps, s’empara de lui pour ne plus le quitter.

Désormais, il vécut le plus souvent seul ou dans une méditation silencieuse pendant plusieurs années. En 1862, il écrit de Suisse : « La solitude est vraiment complète ». « Je ne me trouve pas encore bien, balloté que je suis entre le désir d’une existence tranquille et agréable et l’appel effrayant que poussent vers moi le crime des hommes que je veux abattre, la misère des hommes que je veux soulager ». « Cela ressemble pour moi à la voix d’une rivière de sang qui m’entraîne, désespérément au milieu de ses noirs caillots ». C’est alors que survint la mort de son père et, quelques années après, celle de sa mère ; l’ancien foyer se trouva ainsi brisé. Les années 1870 et 1871, pendant la grande guerre européenne, lui apportèrent des chagrins profonds en raison des malheurs publics. Durant l’été de 1871, il fut pris de cette violente inflammation interne qui mit ses jours en danger et qui donna tant d’inquiétude à ses amis, ainsi que l’indique une lettre caractéristique de Carlyle : « Nous avons été à votre sujet dans un état à faire vraiment pitié jusqu’à ce que les journaux, pris de compassion, nous aient annoncé que tout danger immédiat était écarté. »

C’est une pénible histoire à raconter ; mais on ne pourrait se former une conception exacte de l’œuvre de Ruskin sans connaître quelque peu les afflictions physiques et morales qu’il eut à supporter pendant les trente dernières années de sa vie. Les détails en ont été rendus publics par ses plus dévoués admirateurs et ses plus intimes amis tels que M. R. T. Cook, M. Spielmann, M. Collingwood et autres, et des Français, comme M. de la Sizeranne et M. Jacques Bardoux en ont parlé en termes délicats. Il n’y a pas eu de plus affectueux et de plus lidèle témoin que M. E. T. Cook, l’éditeur autorisé de la collection des œuvres de Ruskin et l’auteur de l’excellent article du Dictionnaire de Biographie Nationale. Il nous raconte le surmenage cérébral et les désappointements successifs qui contribuèrent à altérer la santé de Ruskin dès son professorat d’Oxford, en 1870 : c’était des lettres continuelles à la presse sur les incidents publics, des controverses et des attaques violentes sur toutes sortes de sujet et avec toute espèce de personnes. « Il était, écrit M. Cook, comme la conscience vivante du monde moderne, il sentait avec une acuité sans pareille les maux des uns et les méchancetés des autres. Jamais son cœur débordant de sensibilité n’avait pu se soustraire à ces chagrins. Le pauvre enfant, il ne sait pas vivre, tel était le verdict de son guide suisse. Dans un autre siècle, il aurait pu être un saint ; dans le sien, il donna, sans compter, sa vie, son temps et sa fortune, pour essayer d’éclairer et d’ennoblir la vie des autres… « Ce n’est pas mon labeur qui me rend fou, dit-il quelque part, c’est le sentiment de son inutilité ». Une âme d’une telle sensibilité, agitée par des sympathies si ardentes et des regrets si violents, dans un corps sans cesse en proie aux maladies, un esprit si solitaire et si dédaigneux de l’assistance d’autrui étaient bien marqués d’avance par la destinée pour une cruelle abolition de tout contrôle mental.

Et à ce surmenage cérébral vint s’ajouter un chagrin privé. Le vieillard de soixante-dix ans a touché dans ses souvenirs quelques mots de cette histoire (Præterita, III, 51). En 1858, — il avait alors près de quarante ans et son mariage était rompu, — lorsqu’une dame lui demanda de venir enseigner les premiers éléments du dessin à ses deux filles et à son fils. Il accepta. « Rosie », la plus jeune, une enfant de neuf ans, sortit de la nursery, le regarda fixement et le trouva très laid, « elle lui donna la main à peu près comme un bon chien donne la patte ». C’était une jolie petite fille aux yeux bleus, avec une bouche charmante, de beaux cheveux, tout épanouie, pas mal impertinente et fort intelligente. Elle avait surnommé sa gouvernante « Bun » (Gâteau), et le professeur de dessin devint « M. Crumpet » « ensuite saint Crumpet » ou « saint C. » ; puis quand ils étudièrent ensemble la géologie et les races éteintes, « Archegosaurus ». L’année suivante, la famille s’installa à Florence et Rosie écrivit de là à son « Cher saint Crumpet » des lettres qu’elle signait « votre rose pour toujours », ainsi qu’il est dit dans Præterita ; c’était là évidemment une bien maligne petite fille pour dix ans.

Les années s’écoulèrent. John Ruskin entretint toute sa vie des amitiés romanesques avec des jeunes filles et des enfants, comme il le dit lui-même très franchement et avec une naïveté charmante dans plus d’un de ses écrits. Mais où et comment il retrouva la petite « Rosie », il ne nous en apprend rien, si ce n’est que, dix ans plus tard (il touchait alors à la cinquantaine), il eut « de paradisiaques promenades » avec elle, dans sa résidence du Surrey qu’elle-même appelait son « Eden » (Præterita, III, 85). Nous savons par M. Cook, que la jeune fille s’appelait Rose La Touche, qu’elle était Irlandaise et qu’il finit par lui demander de l’épouser. Elle hésita, bien qu’elle lui fût profondément attachée ; elle appartenait en effet à une secte évangélique fort sévère. « Un petit ouvrage en prose et en vers qui parut d’elle en 1870 est l’expression d’un caractère profondément religieux, mais aussi d’un tempérament maladif ». Elle se trouva choquée du ton latitudinaire de Fors. « Elle ne pouvait s’unir décemment à un libre-penseur. L’alternative était simple à ses yeux, la décision fut cruelle mais, après avoir aperçu sa voie, elle s’éloigna résolument ». (Collingwood, p. 299).

Ce fut en 1872 qu’elle refusa définitivement de devenir sa femme ; elle avait vingt-quatre ans et lui cinquante-trois ils se séparèrent pour toujours. Elle tomba malade et elle était évidemment en danger de mort, lorsque trois ans plus tard, il lui écrivit pour lui demander de la revoir encore une fois. Pour toute réponse, elle lui demanda s’il pouvait affirmer qu’il aimait Dieu plus qu’elle. Il ne put dire oui ; elle refusa de le revoir et mourut ainsi. En présence d’une si réelle tragédie, toute remplie d’une peine atroce pour deux âmes si profondément sincères et entourée pourtant de circonstances si étrangement morbides que ceux qui la connaissent entièrement aussi bien que ceux qui n’en ont que quelques lueurs peuvent en porter les jugements les plus différents, ce qu’il y a de mieux à faire est de garder le silence, fût-ce pour approuver. Un écrivain français a dit : « Il faut s’incliner bien bas devant ces deux âmes, assez fortes pour sacrifier, l’une sa vie, l’autre son bonheur, à la sincérité absolue. Le grand Corneille les aurait trouvées dignes de ses héros. » (Bardoux, page 139).

Quel que soit notre jugement sur sa délicatesse, sa prudence ou son bon sens, nous ne pouvons douter du désespoir profond qui à partir de ce moment assombrit la vie de Ruskin. Il se plongea dans le travail ; il réprima sa tendance au doute, tout au moins s’abstint de publier son scepticisme. « La mort de Rosie, nous dit-on, fut le plus grand chagrin de la vie de Ruskin. Il souffrit d’insomnies et eut des rêves extraordinaires ». Il fréquenta les spirites et assista à des séances où des « médiums » évoquèrent pour lui l’âme de la chère morte. Quelques années avant, le tableau de Carpaccio représentant sainte Ursule à l’Académie de Venise, avait fait sur lui une profonde impression ; il passait maintenant des journées entières à en faire des copies et à étudier la vie de sainte Ursule. « Il tomba amoureux de la Sainte », elle devint pour lui le type spirituel de toutes les vertus et de-toutes les grâces de la femme. Il fit des conférences, il rêva, il écrivit sur sainte Ursule dont la figure finit par se confondre avec le souvenir de sa morte bien-aimée ; enfin sainte Ursule, qui remplit tant de pages de Fors, devint pour lui ce que Béatrice avait été pour Dante.

Un cerveau doué d’une telle imagination, associé un cœur d’une si maladive sensibilité, cherchant furieusement la paix dans un labeur acharné, toujours assombri par le souvenir d’un amour éteint et par l’horreur passionnée inspirée par la vue des maux sociaux, c’était là une constitution menacée d’une ruine totale. Pendant tout l’été et l’automne de 1873, Ruskin souffrit d’insomnies, et eut des visions étranges, il travailla fébrilement et présenta une prostration presque complète de corps et d’esprit. En 1874, il essaya d’un nouveau voyage en Italie, contracta une dangereuse fièvre à Assise et rêva qu’il était un frère du tiers-ordre de saint François. C’est d’Assise qu’il écrivit une lettre indignée pour refuser la médaille d’or de l’Institut Royal d’Architecture. Bizarre assemblage ! Saint François, John Ruskin, sir Gilbert Scott et les « restaurateurs » d’anciennes églises ! D’année en année, la fièvre de son cerveau augmentait. Il voulut refondre ses ouvrages et abjurer beaucoup de ses anciennes opinions. C’est un triste moment — « lettres confuses et désespérées, dessins, travaux tout aussi confus ». Il dit qu’il ne peut fixer son esprit pour faire une simple addition ; « Il s’évapore entre sept et neuf pour spéculer sur les sept péchés capitaux et les neuf Muses ». Le jour de Noël, en 1876, il souffre beaucoup, puis il a une sorte de vision qui lui montre sa dame morte sous la forme de sainte Ursule et il sent renaître sa croyance perdue en l’immortalité et la vie future. Au commencement de 1878, il eut sa première attaque de fièvre cérébrale avec délire aigu ; l’accès dura près de deux mois, puis, vers la fin de l’automne, il sembla que ce fut la guérison.

Ce n’en était que l’apparence. Il ne se releva jamais complètement du terrible affaissement de 1878 et les excès de travail, les déceptions et les rêveries ramenèrent de temps à autre ces fâcheux symptômes. L’effort occasionné par les travaux en cours, les rêves qu’il faisait de travaux futurs donnaient une perpétuelle excitation à ce cerveau surchauffé. À cinquante-six ans, il parlait de « projets d’ouvrages dont il n’avait encore réuni que les matériaux ». C’était une histoire en six volumes inoctavo de l’art Florentin au xve siècle ; une étude en trois volumes de l’art athénien au ve siècle avant J.-C. ; une histoire complète en dix volumes de l’art du Nord au xiiie siècle ; une vie de sir Walter Scott avec une analyse de l’art épique moderne, en sept volumes ; une vie de Xénophon avec une analyse des principes généraux de l’éducation, en dix volumes ; un commentaire sur Hésiode, avec une analyse définitive des principes de l’économie politique, en neuf volumes ; enfin vingt-quatre volumes contenant une description générale de la géologie et de la botannique des Alpes ; en tout soixante-neuf volumes qui devaient être écrits par un homme affaibli d’esprit et de corps, et à la fin d’une existence des plus laborieuses. On dit des constructeurs d’Empires qu’ils — « pensent par continents », un Hérode affolé aimait « à penser d’or et à rêver d’argent, » John Ruskin lui, pensait par encyclopédies, comprenant l’homme et la nature en une seule bibliothèque. Cette longue liste de volumes était peut-être un de ces jeux d’esprit qui lui étaient familiers, mais Ruskin fut toujours un mégalomane et jamais plus que lorsque ses rêveries s’appliquaient à ce qu’il devait exécuter lui-même. Pourtant ce simple exposé de travaux en préparation qu’il publia fort sérieusement est bien caractéristique de son état d’esprit, et toutes les leçons qu’il donna pendant son professorat, Deucalion, Proserpine, et les autres semblent bien n’être que des lambeaux épars tirés des portefeuilles où il avait rassemblé les matériaux d’une énorme entreprise encyclopédique.

Dès le commencement de 1879, son état cérébral le força à abandonner sa chaire d’Oxford ; et, en guise de repos, il s’adonna à l’étude des glaciers des Alpes au sujet desquels il soutint avec le professeur Tyndall, une vive controverse qui rappelait le combat fabuleux de l’aigle et de la baleine. Il avait soixante ans quand il se retira, cherchant la paix et l’étude, à Brantwood, dans sa charmante demeure sur le lac de Coniston. Ce lieu est un des plus beaux de la contrée des Lacs. Son cottage à l’ancienne mode, à un mille environ du village, était bâti sur un contrefort des promontoires à l’extrémité Nord-Est du lac, par delà il voyait les rochers de l’Old Man de Coniston avec les sapins et les mélèzes peuplant ses pentes rocailleuses. Là il créa peu à peu un jardin de roses, de fleurs et d’arbustes, disposé en terrasses sans art, conduisant à un port minuscule où étaient amarrés les bateaux pour le lac. Peu à peu la maison s’agrandit ; il y ajouta une nouvelle salle à manger, un studio, une tour et une porte-cochère et la propriété comprit bientôt des taillis, des vallons et des prairies s’étendant le long du lac. Au delà c’était la bruyère avec toute une série de tertres, de rochers, de collines, délices de celui qui ressent toute l’inspiration que de tels lieux peuvent éveiller dans une âme pensive et dans un esprit fatigué. C’est dans cette retraite délicieuse, simple et pourtant confortable, que s’écoulèrent doucement les vingt dernières années de la vie de Ruskin, adoré et entouré des soins pieux de sa cousine, presque sa fille adoptive, « Joanie », « Joanna » ou Jeanne, Mrs Arthur Severn, de son mari fils de Joseph Severn de Rome, l’ami de Keats, et de toute la famille Severn qui comprenait deux garçons et deux filles. Ceux qui ont eu la faveur d’être reçus dans cet intérieur n’ont jamais connu une demeure plus pénétrée d’une atmosphère de grâce, de simplicité et d’affection.

La maison, devenue à la fin assez spacieuse sans être imposante, originale à la vieille mode sans être en rien « esthétique ou inspirée de William Morris » (elle garda en effet longtemps quelques traces des banalités de l’ère des Georges et du début de celle de Victoria), la maison renferme quelques restes exquis de ses grandes collections. Le premier de tous, c’est le glorieux Titien, le doge Gritti, deux Tintoret, un portrait contemporain de Raphaël, des portraits de Turner et de Reynolds dans leur jeunesse, peints par eux-mêmes, des portraits du père et de la mère de Ruskin et celui de Ruskin enfant par Northcote avec sa ceinture bleue, ses yeux bleus et son fond de « montagnes bleues ». La chambre à coucher de Ruskin était entièrement garnie des meilleurs dessins de Turner que ses livres ont décrits avec tant d’enthousiasme. Sa bibliothèque personnelle comprend tout un rayon d’admirables manuscrits enluminés, quelques rarissimes livres imprimés, quelques manuscrits originaux des romans de Scott, écrits de la main du maître à une allure furieuse sur des pages in-quarto, toujours lisibles et presque sans ratures ; quelques petits tableaux de Prout, de Hunt, et de Burne-Jones et enfin des casiers pleins de minéraux rares et de pierres précieuses. Avant d’avoir attentivement examiné toutes ces belles choses, restes choisis sauvés des splendides collections de tableaux, de gravures, de modèles et d’objets d’art qu’il avait libéralement donnés aux musées et aux bibliothèques, on aurait pu se croire simplement dans la demeure confortable et très ordinaire d’un vieux gentleman retraité. Là, pendant vingt ans, après une existence agitée, Ruskin chercha la paix et la trouva ; mais il n’y put trouver l’oubli de ce qu’il avait tant aimé et tant espéré, ni de ce qui lui avait inspiré tant de craintes et de dégoûts dans le monde ; il ne put y trouver non plus la guérison d’une maladie qui ne lui laissa dès lors que peu de répit.

Les nouvelles du monde extérieur, celles de l’échec de ses plans philanthropiques, des dissidences de quelques-uns de ses amis, lui arrivaient de temps en temps et ne faisaient que surexciter son cerveau. En 1882, il eut une autre attaque de fièvre e cérébrale, mais se remit assez pour voyager et visiter en août les Églises de France et encore une fois les Alpes. Ainsi que nous le dit son biographe, « les crises cérébrales avaient passé sur lui comme des orages fugitifs laissant après eux le ciel serein ». Ses amis d’Oxford, Sir W. Richmond à leur tête, insistèrent même pour obtenir sa réélection comme chargé du cours d’Esthétique à Oxford et il reprit ses leçons en mars 1883. Pendant cette année, il parla à Oxford, à Londres et à Coniston, mais ce furent là ses adieux au public. Il essaya de professer encore à Oxford en 1884. Il se lança alors dans une sorte de rhapsodie intitulée « La nuée d’orage du xixe siècle », dans laquelle le triste hiver de cette année 1884 était représenté devant un auditoire de Londres comme un signe visible envoyé pour punir l’iniquité blasphematoire dans laquelle le siècle était plongé. Son cours d’Oxford sur « les Plaisirs de l’Angleterre » parut à ses meilleurs amis si décousu tel qu’il l’avait préparé, qu’on le décida à y substituer des lectures de ses anciens ouvrages. Lorsque l’assemblée des professeurs décida par un vote la création d’un laboratoire de physiologie au Museum, il donna brusquement sa démission pour la seconde fois et secoua de ses pieds la poussière d’Oxford, des Académies et des cités. Ce n’était que le prélude d’une nouvelle crise cérébrale qui le terrassa et le laissa incapable d’aucune pensée continue.

La littérature moderne n’a pas de cris de souffrance plus poignants, ne donne pas idée de rêveries plus douloureuses que celles arrachées à Ruskin pendant ces sombres jours. Ni Swift ou Rousseau, ni Byron ou Carlyle n’ont lancé des paroles plus violentes et plus pathétiques. Et, dans les plaintes de Ruskin on ne trouve pas trace de sentiments honteux, de vanité blessée, de cynisme ou de désespoir. C’est la torture d’une âme tendre qu’outragent d’une façon maladive les spectacles vulgaires ou cruels ; c’est une noble colère contre la grossièreté et contre le mal ; c’est une résurrection de la douce pitié médiévale d’un saint François ou d’un Thomas A’Kempis, dans un monde qui ne comprend plus les saintes extases. On ne peut, dans une relation sincère de la vie anormale d’un génie unique, passer sous silence les maladies autant mentales que physiques, sous l’influence desquelles les angoisses d’une âme pure ont été incorporées à notre littérature. Mais ce n’est point à celui qui n’a pu les observer que du dehors, qui n’a pu être que partiellement informé et n’a pu tout comprendre, qu’il appartient de décrire de telles agonies. À la distance où nous sommes de Ruskin, ses paroles nous surprennent et nous font l’effet « de cloches d’un son doux, mais discordant » et nous ne parvenons pas à comprendre l’état d’esprit dans lequel elles furent écrites.

Seul, M. Collingwood, son ami, son secrétaire, son biographe, qui eut des occasions spéciales de l’approcher, a une autorité particulière pour parler. Laissons donc l’ami et le disciple choisi, nous conter cette triste histoire :

« De trop vives excitations dans son enfance, » une trop grande application au travail durant sa jeunesse et son âge mûr, et cela, au milieu de déconvenues publiques et de peines intimes qui auraient pu être fatales à bien d’autres hommes ; un effort acharné et d’une nature particulièrement émouvante, parce qu’il était lié, à ses yeux du moins, à des questions vitales au milieu desquelles il se débattait, luttant comme Jacob contre l’Ange dans le désert ou, comme Savonarola, implorant une réconciliation de l’homme avec Dieu…

« Ces crises de maladie mentale qui, lors de son retour à Oxford, semblèrent s’espacer davantage revinrent, après sa démission, à intervalles de plus en plus fréquents. Les orages éclatèrent sur lui en fracas répétés, se calmant parfois mais pour retomber avec plus de furie, jusqu’au moment où ils le laissèrent abattu pour toujours, le forçant à subir l’épreuve et à se courber sous la tempête.

» Tout ce dont je me souviens maintenant, durant ces nuits et ces jours si pénibles, c’est la vue d’une grande âme tourmentée et, émergeant des flammes mêmes de la souffrance, la tendresse ineffable de l’homme lui-même, avec son appel passionné à la Justice et ses aspirations ardentes, mais jamais réalisées, vers la vérité. Pour ceux qui ne pouvaient comprendre les égarements d’un esprit surmené, cette lutte devait ressembler à un cauchemar horrible ou grotesque ; mais ces épreuves furent pour d’autres le seul moyen qu’ils eurent d’apprendre à le connaître et à l’aimer davantage. Même, au cours de ces tristes années, il y eut plusieurs périodes de santé au moins relative. En 1888, Ruskin, alors dans sa soixante-dixième année, fit son dernier voyage sur le continent, mais il ne lui procura pas les mêmes effets vivifiants que celui de 1882. Désormais, ses heures les meilleures furent des heures de faiblesse et de dépression et il regagna Brantwood, dans les derniers jours de l’année, mortellement las, pour attendre la fin. »

C’est ainsi que, onze ans plus tard, à peu près un an avant sa mort, je le vis dans sa paisible demeure de Brantwood — semblable au Roi Lear dans la dernière scène, mais reposé, aimable et heureux, respirant avec délices l’air de la campagne, se mêlant par intervalles aux jeux et aux lectures de la famille, mais le plus souvent, restant assis dans sa bibliothèque, occupé à tourner lentement les pages de quelque poème, d’un roman de Walter Scott ou de Dickens, d’un album de paysages, dans une retraite ombragée de roses et de fleurs éclatantes, fixant sur les collines bleues de Coniston, par dessus le lac doucement ridé, de longs regards silencieux, des regards chargés de tendresse, mais dont l’ardeur était éteinte comme si, redevenu presque enfant ou, pèlerin épuisé, il apercevait au loin les Montagnes de Délices où le méchant ne peut plus nuire et où l’homme lassé trouve enfin le repos.