Traduction par Louis Baraduc.
Mercure de France (p. 262-285).



CHAPITRE XIV

FORS CLAVIGERA


Les deux derniers ouvrages importants que Ruskin publia — les derniers de ses écrits, si l’on excepte quelques conférences occasionnelles, des notes et des memorandums — Fors Clavigera et Præterita — ont un caractère tout différent de ses précédents traités et sont absolument uniques en littérature. L’un et l’autre sont surtout autobiographiques, fort décousus, incohérents, mais révélateurs de sa personnalité à un degré dont il n’y a peut-être pas un exemple pareil dans notre langue ; ils sont de plus écrits dans un style qui contraste étrangement avec celui des livres sur l’art qui ont rendu fameux le nom de Ruskin. Des étrangers, quelques anglais même, ont déclaré que Fors était « inintelligible » et des critiques contemporains ont dit que ce livre n’était qu’« insensé » et «  grotesque ». Il contient cependant quelques-unes des pensées les plus typiques de Ruskin.

Que les quatre-vingt-seize lettres qui remplissent les quatre volumes de Fors soient bizarres, capricieuses, trop personnelles et à un degré inusité dans notre langue, rien de plus exact. Il n’est aussi que trop vrai, hélas ! qu’on peut considérer certaines parties comme se trouvant à peine sur la limite qui sépare un discours raisonnable des divagations d’un esprit malade. La série des lettres après sept années, fut, pendant les deux suivantes, interrompue par une maladie aiguë du cerveau, pour être plus tard, continuée d’une manière irrégulière et avec des facultés fort diminuées. Mais, si nous examinons froidement l’ensemble de ces lettres, nous y découvrons un but et un plan parfaitement définis, nous avons en même temps la révélation d’un esprit merveilleusement brillant, d’une richesse et d’une culture extrêmes et d’une nature faite d’exquise tendresse, de générosité et de candeur. Fors est l’Hamlet de Ruskin. Et s’il y a des passages qui ne sont que décevantes et inconséquentes illusions, tous ces monologues, ces tirades, ces confessions nous découvrent un cœur débordant d’une rare passion et un cerveau riche des dons les plus séduisants.

Fors est réellement le livre type nous faisant connaître l’homme qu’était Ruskin, en dehors de ses études spéciales et de son enseignement sur l’art. Son âme entière se révèle à nous pendant une période de quatorze ans, période en grande partie marquée par la maladie, les désappointements et le déclin, mais qui fut aussi le temps de ses méditations les plus profondes et de ses rêves les plus ardents. Pour ses disciples fervents, pour ses intimes, pour ceux qui partagèrent sa foi et ses labeurs, Fors reste comme son évangile essentiel et son message adressé à un monde pervers. Aux yeux de critiques trop acerbes ce livre n’est que la manifestation d’un cerveau malade et d’un esprit troublé qui se complaisent dans une sorte de Don Quichottisme et dans la recherche de panacées de leur propre invention. Les gens raisonnables prendront un juste milieu. Ils y verront, se dévoilant elle-même, une noble nature pleine de belles aspirations et ils reconnaîtront non sans regret combien ces rares qualités furent rendues vaines et stériles par une présomption indomptable, par une sorte d’incontinence mentale et morale qui souvent confinait à la pure hallucination.

Voici comment le livre est décrit par M. Collingwood dans sa biographie de Ruskin faite avec tant de soin et si autorisée :

« Quand on lit Fors, il semble que l’on se trouve dehors par un orage terrible. D’abord vous ouvrez le livre avec intérêt comme pour chercher les signes du temps. Tandis que vous commencez votre escalade, voici qu’un sombre nuage, à l’improviste, vous enveloppe ; avec lui une terreur instinctive vous étreint ; autour de vous ce ne sont qu’images sur images de misères, de meurtres et de lente mort : çà et là, au premier plan, un rayon de soleil vient donner un dur relief à cette scène sauvage, mais par échappées, vous entrevoyez dans le lointain de vastes étendues d’ancienne histoire et comme des terres de promissions laissées à l’arrière. Peu à peu l’obscurité vous entoure. Le vieux tonnerre des phrases ruskiniennes, comme ramassé en secs coups de fouet, se répercute sans discontinuité de tous les points de l’horizon, éveillant les échos, faisant résonner les profondeurs : ce ne sont qu’allusions, suggestions, insinuations soulevant le royaume du chaos et, avec des éclairs fulgurants et inattendus, vous forçant à voir de terrible façon ce que vous êtes habituellement si heureux de laisser dans l’ombre. Fascinés par le jeu du marteau de Thor qui frappe les Géants de Glace — vos chères habitudes qui « pèsent sur vous comme de lourds glaçons » — vous vous apprêtez à applaudir, et voilà qu’un coup plus violent fait rouler votre point d’appui dans l’abîme. Mais, si vous pouvez grimper encore et, sans crainte, aborder le sommet, l’orage s’apaise, de nouveau vous voyez le monde au-dessous de vous, mais alors tout secoué du rire étincelant du dieu et tout voilé du nuage de ses douces larmes ! »

Quel que soit le sens exact de ce passage, il peut servir a montrer que, à travers les incohérences, les inconséquences, les tournoiements de Fors, on peut saisir l’exposé d’un réel et tout puissant Évangile qui se dégage de toutes ces flammes et de toutes ces scintillations. Et en vérité il s’y trouve tout entier. Fors n’est pas seulement l’Hamlet de Ruskin, c’est aussi son Apocalypse. Mais on ne saurait rien imaginer de moins semblable à Thor, et rien surtout qui s’éloigne davantage du style de Fors, que le morceau que nous venons de citer. Cependant la comparaison du livre avec une tempête d’orage peut se soutenir jusqu’à un certain point. Fors produit sur nous comme l’effet d’un trouble électrique extraordinaire dans le ciel, trouble auquel nous assistons avec un étonnement mêlé d’admiration, frappés que nous sommes à tous coups par des éclairs, sans savoir d’où ils proviennent, ni où ils vont, mais toujours profondément impressionnés par leur beauté.

Comme nous l’avons vu, le style de Fors est tout différent de celui des premiers livres sur l’Art ; on n’y découvre aucune trace de rhétorique, pas une phrase de peintre, pas l’ombre d’une composition arrêtée. C’est partout un chef-d’œuvre d’anglais simple, gracieux, limpide, une sorte de conversation pleine d’aisance et de naturel. C’est une causerie séduisante, ce sont les discours d’un maître supérieur dans l’art de la conversation familière. Ce style est sans exemple dans notre langue, avec son laisser-aller sans mesure, son abandon à toutes les fantaisies, à tous les caprices, à toutes les associations d’idées qui naissent du moment. Il n’existe en littérature rien d’aussi décousu, d’aussi inconséquent, d’aussi vagabond, d’aussi hétérogène. Et, malgré tout, l’enchevêtrement des idées est si fantastique, les transitions si inattendues que l’effet général est tout à fait charmant et très suggestif.

La forme de l’ouvrage est en elle-même si singulière et en son genre d’une si rare perfection qu’elle mérite d’être étudiée en détail. Et d’abord remarquons que, dans les deux mille pages de ces quatre volumes qui traitent de choses aussi mélangées et aussi diverses que les mots d’un dictionnaire de la langue anglaise, on ne trouverait pas une seule sentence qui ne soit entièrement claire et intelligible pour le commun des lecteurs. Celui-ci peut ne pas saisir toutes les allusions, tous les rapprochements poétiques ou historiques, toutes les épigrammes et tous les sarcasmes, mais il comprend parfaitement le sens de tous les mots. Les phrases sont claires, simples, vont droit au but comme celles de Swift, mais sans la grossièreté et la licence du fougueux Doyen. Le livre coule en une langue pleine d’aisance et de naturel que ne surpassent ni Bunyan ou Defoe, Swift ou Goldsmith, mais en même temps il a une grâce, une imagination, une magie ensorcelante que le sardonique Doyen de Saint-Patrick’s aurait dédaignées.

En second lieu, il serait difficile de trouver dans ces deux mille pages une seule sentence ennuyeuse, sèche ou conventionnelle. La remarque quelquefois n’a pas de sens ou elle est présentée d’une façon enfantine, mais elle a toujours une si jolie sorte d’humour, la phrase est toujours d’un tour badin si fantasque, si agréable et si original, cela sort tellement de l’ornière commune que l’on n’aperçoit plus que le jeu charmant d’un écrivain de génie. C’est le ton de Swift à Lilliput, de Carlyle dans le Sartor ou de Thackeray dans les Snobs. Ce qui en fait le fond, c’est une satire de nos vices modernes, de nos ignorances, de nos vulgarités, mais la forme est celle d’un jeu enfantin, d’un gai badinage, d’une ironie pleine de courtoisie et comme d’une musique qui raille.

Les lecteurs de Fors sentiront que la série de ces lettres est tout entière coulée dans un moule d’ironie, de pathétique soutenu, de tristesse profonde, qu’elle est comme revêtue d’un voile d’humour et même de légèreté, mais également éloignée de la sauvage amertume de Swift et de la lourde moquerie de Carlyle. Son indignation est aussi vive que la leur mais elle s’adoucit en une fantaisie pleine d’enjouement. Il est ainsi fait et nous devons le prendre tel qu’il est. Et si Ruskin se compare à Thésée c’est dans le même esprit sardonique qu’Hamlet lorsqu’il se compare à Hercule ; ou bien, lorsque Ruskin nous donne des détails biographiques sur son enfance, il fait comme Hamlet lorsque celui-ci laisse jouer son ardente pensée avec le crâne de Yorick sur le tombeau d’Ophélie. Fors est une satire de la vie moderne présentée sous la forme d’un gracieux badinage.

Au point de vue purement littéraire, son caractère le plus marqué consiste dans l’ordre et la suite des idées qui se succèdent de la façon la plus extraordinaire et la moins attendue. Chaque paragraphe, chaque sentence, chaque phrase même semble au lecteur la dernière à laquelle il aurait songé pour faire suite à la précédente. Elles semblent d’abord ne présenter aucune connexion jusqu’au moment où nous découvrons le lien subtil, souvent étrange, quelquefois le simple jeu de mots, qui unit deux passages. La transition est si ingénieuse, si imprévue, et cependant si gracieuse et en tout cas si originale que l’impression qui en reste est agréable et jamais obscure. L’attention du lecteur est sans cesse plaisamment tenue en éveil par l’impossibilité d’imaginer ce qui va suivre, si bien que lorsque la seconde idée se présente, elle lui paraît tout à fait incongrue, jusqu’à ce qu’il ait trouvé le fil qui l’unit à la précédente et il y arrive avant que la phrase soit achevée.

Il faut pourtant admettre que les limites du badinage et de l’inconséquence sont parfois atteintes ou même dépassées. Il y a certains passages, sans doute, même parmi ceux qui sont restés dans l’édition revue et réduite de 1896, qui ne peuvent avoir été composés par un homme en état de contrôler ses propres pensées. Depuis sa grande attaque cérébrale, Ruskin laissa tomber souvent de sa bouche ou de sa plume des mots qui semblaient naitre sous l’influence d’un narcotique ou dans un état de rêve. Un mot, un son, une association de hasard, suggéraient un sujet nouveau qui n’avait avec le précédent qu’un lien verbal, aucune connexion logique, et équivalait presque à un simple calembour. Il dit lui-même (Lettre LXII) que telle gambade de sa part « si singulière et hors de propos qu’elle paraisse, était aussi sérieuse et aussi intentionnelle que les danses de Morgiane autour du capitaine des quarante voleurs ». « Si je quittais seulement pour un instant le masque d’arlequin, vous me prendriez de suite pour un fou. » Cela est vrai la plupart du temps, mais il arrive aussi par fois, surtout quand il jongle avec les textes et les mots de l’Écriture, qu’il dépasse les bornes de la saine raison.

Ne nous arrêtons pas à la lettre LXXXII (septembre 1877) qui s’ouvre par une allusion au Baily’s Magazine, par une histoire de courses avec une autre sur son chat, passe de là à Fielding « un romancier des plus moraux », supérieur à tous les modernes depuis Scott, ensuite à la question de la peine capitale avec une longue citation de quatre pages des Doriens de Müller, à propos de la joyeuse pendaison, assaisonnée de bière forte, d’un voleur de grand chemin au temps de George III. Puis, c’est « du philanthrope moderne de l’École de Negatory » qu’il s’agit. Manchester ne produit ni art, ni littérature mais a entrepris « de voler les eaux de Thirlmere et les nuages de Helvellyn » pour les vendre à bénéfice ; ce qui mériterait non pas que le lac de Thirlmere soit conduit aux portes de Manchester, mais que Manchester et sa Corporation soient précipitées au fond du lac. Il aimerait aussi détruire la Ville Nouvelle à Edimbourg et la cité de New-York. Et ce n’était point la pure plaisanterie, car les collines et les vallées de l’Angleterre « sont les vrais temples de Dieu et leurs eaux et leurs nuées sont plus saintes que la rosée baptismale et que l’encens de l’autel ». Les malandrins de Manchester devraient songer et ces lois de Platon qui punissaient les offenses faites aux dieux, et cela nous vaut une série de pages sur les Lois de Platon. Ce n’est là, nous en convenons, que l’ironie amère d’un poète qui adore les beautés naturelle ! et qui extravague en les voyant défigurées par l’Industrialisme moderne.

Mais que pourrons-nous dire de la lettre LXXXVII, (mars 1878) La mangeoire de neige : « (The Snow Manger) » Nous devons remarquer qu’elle fut écrite à la veille de l’une de ces terribles crises qui, dans la biographie officielle, sont présentées comme « un délire devenu alors le principal caractère de sa maladie » — maladie qui fut publiquement reconnue par le Recteur à la Convocation d’Oxford et à l’occasion de laquelle des prières furent dites jusqu’en Italie. Que de telles productions d’un esprit troublé aient finalement trouvé place dans ses œuvres revisées et publiées par lui-même ou par ses amis, c’est une question à laquelle nous sommes incapables de répondre.

C’est un tâche bien plus agréable de faire remarquer cette gaieté irrésistible, cette grâce digne d’un Ariel, — quelquefois aussi d’un Puck — dont il sait envelopper ses plus hautes pensées morales et spirituelles. Dans la lettre VI (1er  juin 1871), il expliquait le plan de ses articles et leur « forme assez décousue » calculée pour donner de la tablature au lecteur. Le prix de sept pences, port compris, est celui « de deux pots de bière par mois », et l’ouvrage lui a coûté vingt ans de méditations et de lectures assidues pour se mettre à même de connaître ce dont il allait parler. Les frais se montaient à 10 livres par mille, et à 5 livres pour chaque dessin. Mille fois six pences font 25 livres, ce qui laisse 5 livres pour l’auteur et autant pour l’éditeur. Voici qui est bon marché, voici un gain parfaitement légitime. Il ne peut écrire que sur les sujets qui l’intéressent réellement et seulement à mesure qu’ils se présentent à son esprit. Par exemple, il vient d’apercevoir dans les clairières du bois de Bagley, des hyacinthes sauvages « ouvrant leurs étincelantes corolles bleues » « là-dessus, il se sauve de peur d’être pris par le garde du Collège du gracieux apôtre Saint Jean ». Il craint que les acheteurs ne « jettent sa lettre de côté bien qu’elle leur ait coûté sept pences, lorsqu’il fait remarquer que ces hyacinthes du bois de Bagleyont quelque rapport avec la bataille de Marathon et, partant, qu’elles présentent un bien plus grand intérêt que l’impôt sur les allumettes.

Il semble que l’incohérence ne peut aller plus loin à moins que nous parvenions à comprendre la phrase sur « la poudre qui sort des talons de leurs souliers » ; mais il ne tarde pas à nous expliquer que la hyacinthe des bois représente l’asphodèle des Grecs ; que l’asphodèle était la fleur qui ornait les Champs-Élysées où reposent les héros morts à Marathon ; qu’il serait bien plus utile aux ouvriers anglais de penser à Marathon et à ce que ce nom rappelle et aux Champs-Élysées ou au Ciel où ils peuvent espérer d’aller que de se disputer à propos de l’impopulaire impôt sur les allumettes proposé par M. Lowe. Thésée prépara, sur le rivage, un repas de lentilles à son peuple lors de son retour de Crète et, en hissant une voile noire, occasionna le suicide de son père. Et tout cela lui est suggéré par les hyacinthes sauvages de Bagley, près d’Oxford, et le conduit naturellement à des réflexions sur la chambre des Communes et sur les terribles événements de Paris en mai 1871.

La lettre XXIV (novembre 1872) contient, à l’occasion des fêtes de Noël, une charmante arlequinade du même genre. Il ne la veut pas commencer en disant « mes amis » parce qu’il n’est pas en humeur d’amitié et qu’il ne compte pas qu’on lui répondra amicalement. Il ne signera pas « votre fidèle » car il n’est pas fidèle à lui-même et que les autres ne le sont pas plus envers lui. Il ne signera pas davantage de son propre nom parce qu’il ne l’aime pas, étant simplement un diminutif pour « Rough Skin (Peau rude). Puis il continue : « Lorsque j’arrivai à Oxford, le ciel était parfaitement clair ; la Grande Ourse était près du pôle et le Cocher au-dessus avec son étoile principale aussi brillante qu’une lampe à gaz. »

« C’est quelque chose de bien défectueux dans ce monde des étoiles qu’il ait un Charretier sans chariot et une voiture sans conducteur ; pas de voiture en effet à moins qu’on ne prenne pour une voiture le ventre de l’Ours ; mais j’ai toujours désiré savoir ce qu’est devenu Charles qui doit s’être arrêté quelque part pour boire un coup et a manqué ainsi l’occasion de devenir lui aussi une étoile. Que je voudrais donc le savoir mais je puis vous en dire là dessus encore moins que pour Thésée. L’histoire du Cocher est tout de même jolie — il donna sa vie pour un baiser et ne l’obtint pas mais devint une constellation. Ce serait un joli conte à vous faire sous le Gui ; peut-être en aurai-je le temps quelque jour ; aujourd’hui c’est des étoiles de la couronne d’Ariane que je veux vous entretenir. »

Et ainsi il est amené à se demander pourquoi toutes ces histoires d’étoiles sont grecques — et non chrétiennes, oubliant ou ignorant que les Grecs créèrent l’Astronomie tandis que les moines du Moyen Age y furent indifférents. Une vieille dame alitée et mourante, laissa 200,000 livres qu’elle ne pouvait emporter avec elle ; ces livres travaillèrent si bien qu’elles produisirent quatre pences par minutes ; de sorte que la vieille dame se réveilla le lendemain matin de dix livres plus riche que la veille, quand elle s’était couchée. — De quoi « les étoiles furent bien étonnées et ouvrirent de grands yeux » car c’était la Nativité d’un Dieu bien différent de celui que vous faites profession d’honorer à Noël en leur compagnie et en celle des Anges, tout en vous remplissant de victuailles ». Se gorger de nourriture est la partie essentielle des fêtes de Noël et peut-être ce que le peuple fait de plus religieux dans l’année. C’était pour Ruskin enfant une chose bien cruelle que de perdre tout l’agrément des quatre septièmes de sa vie, à cause du dimanche ; car « une ombre lugubre attristait le vendredi et le samedi par le sentiment horrible que le dimanche était proche et qu’il était inévitable ». Et ainsi nous sommes amenés au neuvième cercle de sainteté de Dante et aux dîners froids du Sabbat, de là au repas du vendredi saint à Crystal Palace, au lac du Phlegethon tel qu’il est décrit dans l’Enfer, de là à l’Usure et au Minotaure de Crète qui est un esprit de convoitise et de méchanceté. L’achat d’un manuscrit enluminé du Coran le remplit d’aise quoiqu’il n’en puisse déchiffrer un mot. De là nous passons à Thésée et à son retour de, Crète — sans Ariane. — Son potage aux légumes aurait fait un piètre souper de Noël.

« Le plum-pudding est un plat égyptien ; mais avez-vous jamais pensé à combien d’histoires a donné lieu ce plat athénien, le potage aux lentilles ? D’abord à un marché de quelque importance même pour nous (surtout en tant qu’usuriers) ; et la guérison miraculeuse d’Élie ; et la vision d’Habaccuc lorsqu’il portait leur soupe aux moissonneurs et qu’il dut l’enlever à l’un d’eux qui en voulait plus que les autres ; et surtout, le potage aux herbes amères avec son pain trempé et l’histoire du fidèle compagnon : — « C’est à lui que je donnerai le pain quand je l’aurai trempé ». Le sens de tout cela, en gros : premièrement, que nous ne devons pas vendre notre droit d’aînesse pour un plat de lentilles, quelque affamés que nous soyions, mais que nous devons connaître et garder nos droits de notre mieux ; secondement, que nous ne devons empoisonner à personne son potage mental ou réel ; enfin que nous devons prendre garde de trahir la main qui nous donne notre pain de chaque jour ».

Et ici Ruskin, comme il lui arrive souvent, semble garder sa croyance au symbolisme prophétique de l’Écriture alors qu’il a cessé d’ajouter foi aux faits objectifs rapportés dans la Bible. Il les recherche avec soin comme des révélations de la volonté divine ou en manière de Sortes Virgilianæ.

La Sainte Cène l’amène tout naturellement à faire le récit, d’après un numéro du Pall Mall, du dernier souper d’Annie Redfern de Chicksand Street, Mile End, qui fut trouvée morte asphyxiée, comme l’enquête le démontra, pour avoir habité une cave privée d’air. Le même journal insiste sur ce fait que « l’existence » de la Madone, allaitant son enfant, est trop bornée ; M. John Stuart Mill indique aux jeunes femmes anglaises une occupation plus lucrative, celle-là même à la quelle il semble qu’Annie Redfern ait succombé. Les Athéniens fêtaient la commémoration de la soupe aux légumes de Thésée et chantaient de belles chansons pascales. Donner de l’opium aux jeunes enfants pour les faire rester tranquilles, comme M. Stuart Mill et les économistes le conseillent aux mères, afin qu’elles puissent se livrer à des occupations plus lucratives que celle de les nourrir, cela dépasse décidément les bornes. La mère de Ruskin avait l’habitude de chanter : « Do-do, bébé, sur la pointe de l’arbre » et lorsqu’il était enfant il se plaignait même de la rime défectueuse « lorsque le vent soude, le berceau s’agite[1] ». Nous n’avons plus de berceaux à bercer maintenant et nous n’avons pas besoin de berceuses.

Lisez donc un chant de Chaucer ; mais voici que M. Mill avise les mères qu’elles ont à travailler, non à chanter. Dans les vieux tableaux de la Nativité on voit des colombes et des petits lapins autour des saints et des anges. De nos jours les beaux messieurs ne sont heureux que quand ils ont massacré des pigeons et des lapins par centaines.

« Naturellement, cela convient à une nation amoureuse des sports qui a appris à préférer l’odeur de la poudre à canon, du soufre et du goudron à celle des violettes et du thym. Mais comparer l’empoisonnement des bébés, le tir aux pigeons et la chasse aux lapins de nos jours aux joies de la Madone Allemande et à ses naïfs enfants, à Chaucer et à ses joyeux pèlerins ; mais voir que l’effet actuel de la paix sur la terre et le plaisir des hommes consistent, pour chaque nation, à dépenser tous ses revenus pour créer des machines à tuer les meilleurs et les plus braves justement à l’âge où ils vont être utiles à leurs parents ; je vous le demande, mes amis, et je vous appelle ainsi probablement pour la dernière fois (à moins que vous ne soyez plus disposés à faire amitié avec Hérode qu’avec Barabbas), je vous demande s’il ne serait pas plus humain et moins couteux de construire moins de machines, d’économiser l’opium, et aussi les dépenses d’entretien et d’éducation (sans compter la diplomatie) et de nous amuser à tirer sur les bébés au lieu des lapins ».

Il n’y a pas là que de simples divagations. L’ironie n’est ni plus farouche, ni plus continue que dans Gulliver, Candide ou Sartor ; et elle n’est ni grossière, ni rude. C’est là protestation désespérée d’un homme qui, dès l’enfance, eut un amour passionné pour tout ce qui est beau dans la Nature, dans l’Art et dans l’Histoire ; d’un homme qui éprouve un dégoût profond pour les cruautés de la guerre et les tortures infligées de gaieté de cœur à de belles et tendres créatures par ce qu’on appelle « le sport » cette parodie de la guerre ; d’une âme torturée jusqu’à la folie par les horreurs physiques, morales, esthétiques et spirituelles de l’industrialisme moderne ; d’un homme enfin saturé, plus qu’aucun prêtre, des paroles de l’Écriture et de l’idéal évangélique et qui brûle, comme un saint François, un Zwingle ou un Latimer, d’en faire de nouveau les uniques guides et les vrais conducteurs de l’humanité. Prenez l’esprit brûlant d’un tel Évangéliste, enflammé de la fièvre irrésistible de l’auteur des Modern Painters et des Sept Lampes et vous avez Fors Clavigera, avec sa frénésie, le désordre de ses idées, ses appels si nobles, sa tendresse exquise et sa grâce. On pourrait se figurer quelque « Glendoveer béni », ou bien, descendant sur notre globe, quelque citoyen d’une autre planète, Mars ou Mercure, où les « Lois naturelles », telles que nous les connaissons, n’ont point d’empire et où la société est organisée d’après un de ces plans que nous qualifions d’utopiques. Cet habitant de Mars ou de Mercure, parfaitement ignorant des conditions matérielles qui nous entourent, avec un sublime dédain pour notre manière de vivre basse et sordide, profondément dégoûté par nos habitudes barbares et cruelles, pourrait soulager son âme par des diatribes assez semblables à celles de Fors. Nous prendrions plaisir à l’écouter et ce ne serait pas sans profit.

Si nous jugeons équitablement la série entière des lettres de Fors et si nous cherchons à comprendre leur portée, nous y découvrirons un ensemble d’idées parfaitement défini et des aspirations réellement pratiques. À une foi mystérieuse dans la création de toutes les choses et de toutes les créatures vivantes par un Dieu aimant et tout puissant qui veille sur le vol du moineau comme sur l’éclosion de la feuille, Ruskin unissait une croyance également active dans la sainteté polythéiste ou fétichiste des choses de la nature comme objets dignes d’adoration. Il en était arrivé à considérer la moindre altération des choses de la nature et le meurtre des tendres créatures comme une profanation sacrilège, à peu près comme l’Hindou regarde la mise à mort d’une vache consacrée à Brahma ou comme un Grec aurait regardé la souillure d’une Fontaine dédiée aux Nymphes. Son indignation pour ce qu’il y a de frauduleux dans le commerce de nos jours l’entraînait à condamner comme criminel et dégradant le commerce moderne en lui-même. Les horreurs des grandes cités manufacturières l’amenaient à se déclarer un communiste violent, prêt à accepter la liquidation sociale ou la destruction de la société moderne que rêvent les Anarchistes. D’un autre côté, sa familiarité ancienne avec Homère, Scott, Platon et Dante le tournait vers l’autocratie paternelle d’un roi philosophe. Il se rapprochait ainsi de Carlyle, d’Emerson, de William Morris et de Tolstoï. N’oublions pas cependant que Ruskin ne fut jamais un révolutionnaire en politique ; il fut un réformateur moral et spirituel — ses imprécations les plus furieuses se fondaient en paroles aussi tendres que celles de Jésus quand Il pleurait à la vue de Jérusalem.

En raison de ses aspirations vers une société nouvelle fondée sur l’Air, l’.Eau, le Sol purs — sur l’Admiration, l’Espérance et l’Amour, en considération de ses tentatives désespérées et visionnaires pour réaliser le modèle de ce monde nouveau, nous pouvons oublier les erreurs et les folies du prophète de Fors, ses incorrigibles méprises et ses outrages à des hommes tels que Mill, Spencer et Comte ; son ignorance enfantine des faits de l’histoire, du langage, de l’étymologie et de la science ; son manque de loyauté vis-à-vis de ses adversaires, de ses amis et son insolence vis-à-vis de tous son arrogance et son absorption dans une sorte de cocon d’égoïsme qu’il s’était filé à lui-même. Oui ! car son grand cœur et son rare génie avaient été dès l’enfance déviés et pervertis par deux influences malheureuses — d’abord l’isolement dans lequel on l’avait élevé comme une sorte de Dalaï Lama, loin de la vue et du contact du monde extérieur ; puis, la saturation de son esprit par une théologie toute mystique qui lui apprit à traiter toutes choses comme absolument bonnes, ou absolument vraies, comme absolument mauvaises ou absolument fausses dans un monde où, comme l’a dit Comte, tout est relatif, dans un monde où l’homme ne peut connaître que des vérités relatives et ne peut jamais espérer qu’un bien relatif.

On a souvent dit que Ruskin était un disciple de Carlyle et on l’a souvent comparé à Tolstoï ; lui-même se reconnaissait quelque ressemblance avec Swift et il a des analogies avec Rousseau ; mais en ce qui concerne la plupart de ses jugements historiques et de ses projets de réorganisation sociale, on trouve de curieuses coïncidences qui le rapprochent d’un homme dont il ne connut rien, dont il ne parlait qu’avec horreur et mépris et dont les habitudes d’esprit et l’existence contrastent violemment avec les siennes. J’eus souvent l’occasion, soit en particulier, soit en public, de lui rappeler que plus d’une de ses doctrines sociales avaient été formulées avant lui par Auguste Comte. Cela peut sembler paradoxal d’unir dans la même phrase le plus systématique des écrivains modernes avec celui qui le fut le moins, l’esprit le plus scientifique avec le plus métaphysique, le philosophe et le poète, le plus organique des penseurs modernes et le plus anarchique. Comte n’entendit jamais parler de Ruskin[2] et Ruskin ne fit jamais mention de Comte si ce n’est par quelque grotesque parodie de ce qu’il imaginait que Comte avait dit, alors qu’il avait réellement dit le contraire. Il reste cependant que Comte et Ruskin s’accordent au fond dans leurs vues sur la poésie et la religion grecques, le Moyen Age, le catholicisme, les grands poètes, dans leur hommage à Dante et Scott, dans leur admiration pour l’architecture gothique et l’art italien ; et aussi dans leur défiance vis-à-vis de tout ce que peuvent offrir l’Industrialisme moderne, l’économie politique, l’émancipation des femmes, la démocratie, le parlementarisme, et le dogmatisme des hypothèses scientifiques. Un disciple de Comte aussi bien qu’un compagnon de Saint Georges, pourrait souscrire mutatis mutandis aux articles fameux, formulés dans la lettre LXVIII et, pourrait accepter avec les mêmes réserves les seize aphorismes de la Lettre LXVII. Ce qu’il y a de poétique, de sentimental, de métaphysique dans la nephelococcygia de Fors trouverait d’amples analogies et même sa confirmation dans la science systématique et dans la religion historique de la Politique positiviste.


  1. « Hush-a-bye, baby, on the tree top !
    « When the wind blows, thé cradle will rock. »

  2. Auguste Comte a mentionné en termes sympathiques le nom de Ruskin dans deux lettres écrites par lui en 1857 à son disciple anglais John Fisher (Note du trad.).