Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 340-354).

CHAPITRE XXI

LE RÉCIT DU VALET

Le valet avait quitté le coin sombre de la pièce où il était resté dans une immobilité telle que nous avions oublié sa présence.

Alors, à cet appel de son ancien maître, il vint se placer en pleine lumière et tourna de notre côté sa figure blême.

Ses traits d’ordinaire impassibles étaient dans un état d’agitation pénible.

Il parlait lentement, avec hésitation, comme si le tremblement de ses lèvres ne lui permettait pas d’articuler ses mots.

Et pourtant, telle est la force de l’habitude, sous le coup de cette émotion extrême il conservait cet air de déférence qui distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se suivaient sur ce ton sonore qui avait attiré mon attention dès le premier jour, celui où la voiture de mon oncle s’était arrêtée devant la maison paternelle.

— Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j’ai péché dans cette affaire et je conviens franchement qu’il en est ainsi, je ne vois qu’une manière de l’expier, elle consiste dans la confession pleine et entière que mon noble maître Lord Avon m’a demandée.

Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous paraisse, est la vérité absolue, incontestable, au sujet de la mort mystérieuse du capitaine Barrington.

Il vous semble impossible qu’un homme dans mon humble situation éprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la situation qu’occupait le capitaine Barrington.

Vous estimez que le fossé qui les sépare est trop large.

Gentlemen, je puis vous le dire, un fossé qui peut être franchi par un amour coupable, peut l’être aussi par la haine coupable et le jour où ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du prix à la vie, je jurai à la face du ciel que je lui ôterais cette existence impure, bien que cet acte fût le plus mince acompte de ce qu’il me redevait.

Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis, mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu’il ne vous mette jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de faire dans la même situation.

Nous étions tous stupéfaits de voir la nature ardente de cet homme se faire jour avec évidence au travers de la contrainte artificielle qu’il s’imposait pour la tenir en échec.

On eût dit que sa courte chevelure noire se hérissait. Ses yeux flamboyaient dans l’intensité de son émotion. Sa figure exprimait une malignité haineuse que n’avait pu atténuer la mort de son ennemi, ni le cours des années.

Le serviteur plein de discrétion avait disparu, il ne restait plus à la place que l’homme aux pensées profondes, l’être dangereux, capable de se montrer amoureux ardent ou l’ennemi le plus vindicatif.

— Nous étions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu’un hasard fatal mit cet homme sur notre chemin.

Par je ne sais quels vils artifices il la détacha de moi.

J’ai entendu dire qu’elle n’était pas, tant s’en faut, la première et qu’il était passé maître en cet art.

La chose était accomplie que je ne me doutais pas encore du danger. Elle fut abandonnée, le cœur brisé, son existence perdue et dut rentrer dans la maison où elle apportait la honte et la misère.

Je l’ai vue depuis et elle me dit que son séducteur avait éclaté de rire quand elle lui avait reproché sa perfidie et je lui jurai que cet homme paierait cet éclat de rire avec tout son sang.

J’étais dès lors domestique, mais je n’étais pas encore au service de Lord Avon.

Je me proposai et j’obtins cet emploi, dans la pensée qu’il m’offrirait l’occasion de régler mon compte avec son frère cadet. Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car bien des mois se passèrent avant que la visite à la Falaise royale me donnât la chance que j’espérais le jour et dont je rêvais la nuit.

Mais quand elle se présenta, ce fut dans des conditions plus favorables à mes projets que je n’eusse osé y compter.

Lord Avon croyait être seul à connaître les passages secrets à la Falaise royale. En cela il se trompait.

Je les connaissais aussi ou du moins j’en savais assez pour les projets que j’avais formés.

Je n’ai pas besoin de vous dire en détail comment un jour que je préparais les chambres pour les invités, une pression fortuite sur un point de la boiserie fit s’ouvrir un panneau et laissa voir une étroite ouverture dans le mur.

Je m’y introduisis et je reconnus qu’un autre panneau s’ouvrait dans une chambre à coucher plus grande.

C’est tout ce que je savais, mais il ne m’en fallait pas davantage pour mon projet.

L’arrangement des chambres m’avait été confié. Je pris mes mesures pour que le capitaine Barrington occupât la grande chambre et moi la plus petite. J’arriverais près de lui quand je voudrais et personne ne s’en douterait.

Il arriva enfin.

Comment vous décrire l’impatience fiévreuse où je vécus jusqu’à ce que vint le moment que j’avais attendu, en vue duquel j’avais combiné mes plans.

On avait joué pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et un jour à compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme.

On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. À toute heure j’étais prêt à servir, si bien que ce jeune capitaine dit avec un hoquet que j’étais le modèle des domestiques.

Mon maître me dit d’aller me coucher. Il avait remarqué la rougeur de mes joues, l’éclat de mon regard et mettait tout cela sur le compte de la fièvre.

Et en effet, c’était bien la fièvre qui me tenait, mais cette fièvre-là, il n’y avait qu’un remède pour en venir à bout.

Alors enfin, à une heure très matinale, je les entendis remuer leurs chaises, je devinai qu’ils avaient fini de jouer.

Lorsque j’entrai dans la pièce pour recevoir mes ordres, je m’aperçus que le capitaine Barrington avait déjà gagné son lit tant bien que mal.

Les autres s’étaient également retirés et je trouvai mon maître seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes éparpillées.

Il me renvoya dans ma chambre, d’un ton colère, et cette fois-là je lui obéis.

Mon premier soin fut de me pourvoir d’une arme.

Je savais que si je me trouvais face-à-face avec lui, je pourrais l’étrangler, mais je devais m’arranger pour qu’il meure sans faire le moindre bruit.

Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J’y pris un grand couteau à lame droite que je repassai sur ma botte.

Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m’assis au bord de mon lit pour attendre.

J’avais décidé ce que je devais faire. Ce serait une mince satisfaction pour moi que de le tuer sans qu’il sache quelle main portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi.

Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un bâillon, puis après l’avoir éveillé d’une ou deux piqûres de mon poignard, je pourrais au moins l’éveiller pour lui faire entendre ce que j’avais à lui dire.

Je me représentais l’expression de ses yeux, lorsque les vapeurs du sommeil se seraient peu à peu dissipées, cet air de colère se tournant aussitôt en horreur, en épouvante, lorsqu’il comprendrait enfin qui j’étais et ce que je venais faire.

Ce serait le moment suprême de ma vie.

Je restai à attendre un temps qui me parut la durée d’une heure, mais je n’avais pas de montre et mon impatience était telle que je puis dire qu’en réalité, il s’était écoulé à peine un quart d’heure.

Je me levai alors, j’ôtai mes souliers, je pris mon couteau. J’ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l’ouverture.

Je n’avais guère plus de trente pieds à parcourir, mais je m’avançais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies faisaient un bruit sec de brindilles cassées dès qu’un corps pesant se plaçait sur elles. Naturellement il faisait noir comme dans un four et je cherchais ma route à tâtons, lentement, bien lentement. À la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait devant moi, je savais qu’elle venait de l’autre côté du panneau.

J’arrivais donc trop tôt, car il n’avait pas encore éteint ses chandelles.

J’avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de plus, car je ne tenais pas à agir avec précipitation ou étourderie.

Il était absolument nécessaire que je ne fisse aucun bruit en remuant, car je n’étais plus qu’à quelques pieds de mon homme et je n’étais séparé de lui que par une mince cloison de bois.

Le temps avait faussé et fendu les planches, de sorte qu’après m’être avancé avec précaution, aussi près que possible du panneau glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulté dans la chambre.

Le capitaine Barrington était debout près de la table à toilette et avait ôté son habit et son gilet.

Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier étaient placées devant lui et il comptait les gains qu’il avait faits au jeu.

Il avait la figure échauffée. Il était alourdi par le manque de sommeil et par le vin.

Cette vue me réjouit, car elle me prouva qu’il dormirait profondément et que ma tâche serait aisée.

J’avais encore les yeux fixés sur lui, quand soudain je le vis se dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits.

Pendant un instant, mon cœur cessa de battre, car je craignis qu’il n’eût deviné d’une façon ou d’une autre ma présence.

Et alors, j’entendis à l’intérieur la voix de mon maître.

Je ne pouvais voir la porte par laquelle il était entré ni l’endroit de la chambre où il se trouvait, mais j’entendis tout ce qu’il était venu dire.

Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je le vis devenir d’une pâleur livide quand il entendit les amers reproches où on lui disait son infamie.

Ma revanche m’en fut plus douce, bien plus douce que je ne me l’étais peinte dans mes rêves les plus charmants.

Je vis mon maître s’approcher de la table à toilette, présenter les papiers à la flamme de la chandelle, en jeter les débris noircis dans le foyer, puis jeter les pièces d’or dans un petit sac de toile brune.

Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit par le poignet en le suppliant, en mémoire de leur mère, d’avoir pitié de lui. J’eus un regain d’affection pour mon maître en le voyant dégager sa manchette d’entre les doigts qui s’y cramponnaient et laisser là le misérable gredin étendu sur le sol.

Dès lors, il me restait un point difficile à décider. Valait-il mieux que je fisse ce que j’étais venu faire, ou bien était-il préférable, maintenant que j’étais maître du secret de cet homme, de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le couteau de chasse de mon maître ?

J’étais sûr que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le dénoncer.

Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilité en ce qui regarde l’honneur de la famille, mylord, et j’étais certain que son secret était sain et sauf entre vos mains.

Mais moi, j’avais à la fois le pouvoir et le désir et lorsque sa vie aurait été flétrie, lorsqu’il aurait été chassé comme un chien de son régiment, de ses clubs, le moment serait peut-être venu pour moi de m’y prendre d’une autre façon avec lui.

— Ambroise, dit mon oncle, vous êtes un profond scélérat.

— Nous avons tous notre manière de sentir, monsieur, et vous me permettrez de vous dire qu’un valet peut être aussi sensible à un affront qu’un gentleman, bien qu’il lui soit interdit de se faire justice par le duel. Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon, tout ce que j’ai pensé et fait cette nuit-là et je poursuivrai alors même que je n’aurais pas le bonheur de conquérir votre approbation.

Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps agenouillé, la figure posée sur une chaise.

Lorsqu’il se releva, il se mit à arpenter lentement la pièce en baissant la tête.

De temps à autre, il s’arrachait les cheveux, levait les poings fermés.

Je voyais la moiteur perler sur son front.

Je le perdis de vue un instant.

Je l’entendis ouvrir des tiroirs l’un après l’autre, comme s’il cherchait quelque chose.

Puis, il se rapprocha de la table de toilette où il me tournait le dos.

Sa tête était un peu rejetée en arrière et il portait les deux mains à son col de chemise, comme s’il voulait le défaire.

Puis j’entendis alors un éclaboussement comme si une cuvette avait été renversée et il s’affaissa sur le sol, sa tête dans un coin, et elle faisait avec ses épaules un angle si extraordinaire qu’il me suffit d’un coup d’œil pour comprendre que mon homme allait échapper à l’étreinte où je croyais le tenir.

Je fis glisser le panneau.

Un instant après j’étais dans la pièce.

Ses paupières battaient encore et quand mon regard se fixa sur ses yeux déjà glacés, je crus y lire une expression de surprise indiquant qu’il me reconnaissait.

Je déposai mon couteau sur le sol et je m’allongeai à côté de lui pour pouvoir lui murmurer à l’oreille une ou deux menues choses dont je tenais à lui laisser le souvenir, mais à ce moment même, il ouvrit la bouche et mourut.

Chose singulière, moi qui n’avais pas eu peur de ma vie, j’eus peur alors à côté de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand je vis qu’il était toujours immobile, à l’exception de la tache de sang qui allait toujours s’agrandissant, sur le tapis, je fus pris d’une soudaine crise de peur.

Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en fermant les panneaux derrière moi.

Ce fut alors seulement que je m’aperçus qu’en ma folle précipitation, au lieu d’avoir rapporté le couteau de chasse, j’avais ramassé le rasoir qui était tombé tout sanglant des mains du mort.

Je cachai ce rasoir dans un endroit où personne ne l’a jamais découvert, mais ma frayeur m’empêcha d’aller chercher l’autre arme, ce que j’aurais sans doute fait si j’avais prévu les conséquences terribles qu’on ne manquerait pas de tirer de sa présence contre mon maître.

Voilà donc, Lady Avon, le récit exact et sincère de la façon dont est mort le capitaine Barrington.

— Et comment se fait-il, demanda mon oncle d’un ton colère, que vous ayez toujours laissé un innocent en butte à une persécution, alors qu’un mot de vous l’aurait sauvé.

— C’est, Sir Charles, que j’avais les meilleurs motifs pour croire que cette démarche serait fort mal accueillie de Lord Avon. Comment pouvais-je lui dire tout cela sans révéler le scandale de famille qu’il mettait tant de soin à cacher ? J’avoue qu’au début je ne lui ai pas dit tout ce que j’avais vu, mais je dois m’en excuser en rappelant qu’il disparut avant que j’eusse pris le temps de savoir ce que je devais faire.

Pendant bien des années, je puis dire même depuis que je suis entré à votre service, Sir Charles, ma conscience m’a tourmenté et j’ai juré que si jamais je retrouvais mon ancien maître, je lui révélerais tout.

Le hasard m’ayant fait surprendre une histoire racontée par le jeune M. Stone, ici présent, m’a montré la possibilité que les chambres secrètes de la Falaise royale fussent le séjour de quelqu’un.

J’ai eu la conviction que Lord Avon s’y tenait caché. Je n’ai pas perdu un moment pour le découvrir et lui offrir de faire tout ce qui serait en mon pouvoir.

— Il dit la vérité, conclut Lord Avon, mais il eut été bien étrange que j’hésite à faire le sacrifice d’une vie fragile et d’une santé languissante pour une cause à laquelle j’avais déjà donné toute ma jeunesse. De nouvelles réflexions m’ont enfin contraint à modifier ma résolution.

Mon fils, dans l’ignorance où il était de son vrai rang, allait se laisser entraîner dans un genre d’existence qui était en harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions de sa maison.

Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient connu mon frère avaient disparu, qu’il n’était pas nécessaire que tous les faits parussent au grand jour, que si je m’en vais sans avoir dissipé tout soupçon sur ce crime, il en resterait pour ma famille une tache plus noire que la faute qu’il a expiée si terriblement. Pour ces motifs…

Le bruit de plusieurs pas lourds qui éveillaient les échos de la vieille maison interrompit Lord Avon.

En entendant ce bruit, sa figure prit un degré de plus de pâleur et il regarda piteusement sa femme et son fils.

— On vient m’arrêter, s’écria-t-il. Il faudra que je me soumette à l’humiliation d’une arrestation.

— Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir Lothian Hume.

— Je n’ai pas besoin qu’on me montre le chemin dans une maison où j’ai bu maintes bouteilles de bon claret, répondit une voix de basse taille.

Et au même moment, nous vîmes dans le corridor le corpulent squire Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache à la main.

Il avait à côté de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables de campagne qui regardaient par-dessus son épaule.

— Lord Avon, dit le squire, en qualité de magistrat du comté de Sussex, j’ai le devoir de vous dire qu’il y a un mandat d’arrêt contre vous en raison de l’assassinat prémédité de votre frère, le capitaine Barrington, en l’année 1786.

— Je suis prêt à me disculper de l’accusation.

— Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant qu’homme et comme étant le squire de Rougham-Grange, je suis enchanté de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera croire qu’un bon Tory comme vous, un homme qui a montré la queue de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre coupable d’un acte pareil.

— Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi innocent que vous et je puis le prouver.

— En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une solide serrure seront les meilleures précautions pour que Lord Avon se présente lorsqu’on le convoquera.

La figure hâlée du squire prit une teinte d’un pourpre foncé quand il s’adressa au Londonien.

— Est-ce que vous êtes le magistrat du comté, monsieur ?

— Je n’ai pas cet honneur, Sir James.

— Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils à un homme qui remplit ces fonctions depuis près de vingt ans ? Quand je ne suis pas sûr de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc avec qui je puis conférer et je n’ai pas besoin d’autre assistance.

— Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n’ai pas l’habitude d’être pris à partie si vivement.

— Je ne suis pas non plus habitué à me voir interrompre dans l’exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en qualité de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis toujours prêt à soutenir mes opinions.

Sir Lothian s’inclina.

— Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j’ai des intérêts de la plus grande importance engagés dans cette affaire. J’ai tous les motifs possibles de croire qu’il s’est organisé ici un complot qui vise ma position comme héritier de Lord Avon. Je demande à ce qu’il soit mis en lieu sûr jusqu’à ce que cette affaire soit éclaircie et je vous requiers en votre qualité de magistrat d’exécuter votre mandat.

— Que le diable emporte tout cela, Ned, s’écria le squire. Je voudrais bien avoir auprès de moi mon clerc Johnson et je ne demande qu’à vous traiter avec tous les égards que la loi autorise et pourtant, comme vous l’entendez, je suis invité à m’assurer de votre personne.

— Permettez-moi, monsieur, de vous suggérer une idée, dit mon oncle. Tant qu’il sera sous la surveillance personnelle du magistrat, il sera réputé sous la garde de la loi, et cette condition est remplie s’il se trouve sous le toit de Rougham-Grange.

— Rien de mieux, s’écria le squire avec empressement. Vous allez loger chez moi jusqu’à ce que cette affaire s’en aille en fumée. En d’autres termes, Lord Avon, je me déclare responsable, comme représentant de la loi, de ce que vous serez retenu en lieu sûr, jusqu’au jour où l’on me demandera de vous produire en personne.

— Vous avez vraiment bon cœur, James.

— Ta ! ta ! je ne fais que me conformer à la loi. J’espère, Sir Lothian Hume, que vous n’avez pas d’objections à faire à cela ?

Sir Lothian haussa les épaules et jeta un regard noir au magistrat. Puis s’adressant à mon oncle :

— Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il. Vous plairait-il de me donner le nom d’un ami ?… M. Corcoran qui est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions nous rencontrer demain matin.

— Avec plaisir, répondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur votre père, mon neveu ? Votre ami pourra s’entendre avec le lieutenant Stone de Friar’s Oak et le plus tôt sera le mieux.

Ainsi se termina cette étrange conférence.

De mon côté, j’avais couru auprès de mon premier ami d’enfance et je faisais de mon mieux pour lui dire combien j’étais heureux de sa bonne fortune, et il me répondait en m’assurant que quoi qu’il pût lui arriver, rien n’affaiblirait son affection pour moi.

Mon oncle me toucha l’épaule et nous allions partir, lorsque Ambroise, ayant remis le masque de bronze sur ses ardentes passions, s’approcha de lui avec respect.

— Je vous demande pardon, Sir Charles, mais je suis très choqué de voir votre cravate…

— Vous avez raison, Ambroise, Lorimer fait de son mieux, mais je n’ai jamais pu trouver quelqu’un qui vous remplace.

— Je serais fier de vous servir, monsieur. Mais vous devez reconnaître que Lord Avon a des droits antérieurs. S’il consent à me rendre ma liberté…

— Vous pouvez partir, Ambroise, vous le pouvez. Vous êtes un excellent serviteur, mais votre présence m’est devenue pénible.

— Je vous remercie, Ned, dit mon oncle. Mais vous, Ambroise, il ne faudra pas me quitter aussi brusquement.

— Permettez-moi de vous expliquer le motif, monsieur. J’étais décidé à vous prévenir de mon départ quand nous serions arrivés à Brighton, mais ce soir-là, comme nous sortions du village, j’ai vu passer dans un phaéton une dame dont je connaissais fort bien les relations intimes avec Lord Avon, sans être certain que c’était sa femme. Sa présence en cet endroit me confirma dans la conviction qu’il se cachait à la Falaise royale. Je descendis furtivement de votre voiture, je la suivis aussitôt dans le but de lui exposer l’affaire et de lui expliquer combien il était nécessaire que Lord Avon me vit.

— Eh bien, je vous pardonne votre désertion, dit mon oncle, et je vous serais fort obligé si vous vouliez bien, de nouveau, arranger ma cravate.