Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 326-339).

CHAPITRE XX

LORD AVON

Mon oncle était essentiellement un homme impassible et cette impassibilité s’était encore développée sous l’influence de la société dans laquelle il vivait.

Il aurait pu retourner une carte de laquelle dépendit sa fortune sans qu’un de ses muscles eut bougé et je l’avais vu conduire à une allure qui eût pu lui être mortelle, sur la route de Godstone, en gardant l’air aussi calme que s’il eût fait sa promenade quotidienne sur le mail.

Mais la secousse qu’il reçut à ce moment même fut si forte, qu’il dut rester immobile, les joues pâles, le regard fixe, avec une expression d’incrédulité.

Deux fois, je vis ses lèvres s’ouvrir, deux fois, il porta la main à sa gorge, comme si une barrière s’était dressée entre lui et son désir de parler.

Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les mains tendues en avant, comme pour les accueillir.

— Ned ! s’écria-t-il.

Mais l’étrange personnage, qui était debout devant lui, croisa les bras sur la poitrine.

— Non, Charles, dit-il.

Mon oncle s’arrêta et le regarda avec stupéfaction.

— Assurément, Ned, vous allez me faire bon accueil, après tant d’années.

— Vous avez cru que j’avais commis cet acte, Charles. J’ai lu cela dans votre attitude dans cette terrible matinée. Vous ne m’avez jamais demandé d’explication. Vous n’avez jamais réfléchi combien il était impossible qu’un homme de mon caractère eût commis un tel crime. Au premier souffle du soupçon, vous, mon ami intime, l’homme qui me connaissait le mieux, vous m’avez regardé comme un voleur et un assassin.

— Non, non, Ned.

— Mais si, Charles, j’ai lu cela dans vos yeux. C’est pour cela que désireux de mettre en mains sûres l’être qui m’était le plus cher au monde, j’ai dû renoncer à vous et le confier à l’homme qui jamais, depuis le premier moment, n’a eu de doutes sur mon innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fût élevé dans un milieu humble et qu’il ignorât son malheureux père plutôt que d’apprendre à partager les doutes et les soupçons de ses égaux.

— Alors il est réellement votre fils ? s’écria mon oncle en jetant sur Jim un regard stupéfait.

Pour toute réponse, l’homme leva son long bras décharné et posa sa main amaigrie sur l’épaule de l’actrice qui le regarda avec l’amour dans les yeux.

— Je me suis marié, Charles, et j’ai tenu la chose secrète parce que j’avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous connaissez le sot orgueil qui a été toujours le trait le plus prononcé de mon caractère. Je n’ai pu me décider à avouer ce que j’avais fait. C’est cette négligence de ma part, qui a amené une séparation entre nous et dont le blâme doit retomber sur moi et non sur elle. Néanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai retiré l’enfant et assuré une rente, à la condition qu’elle ne s’occupât point de lui. Je craignais que l’enfant ne fût gâté par elle, et dans mon aveuglement, je n’avais pas compris qu’il pouvait lui faire du bien. Mais dans ma misérable existence, Charles, j’ai appris qu’il y a une puissance qui gouverne nos affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son action, et que, sans aucun doute, nous sommes poussés par un courant invisible vers un but déterminé, quoique nous puissions nous donner l’illusion trompeuse de croire que c’est grâce à nos coups de rame et à nos voiles que nous hâtons notre marche.

J’avais tenu mon regard fixé sur mon oncle, pendant qu’il écoutait ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tombèrent de nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume.

Il était debout près de la fenêtre.

Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiéreuses.

Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des passions diverses et mauvaises : la colère, la jalousie et l’avidité déçue.

— Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d’une voix tonnante et rauque, que ce jeune homme prétend être l’héritier de la pairie d’Avon ?

— Il est mon fils légitime.

— Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse, mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni aucun de vos amis n’a jamais entendu parler de votre femme ou de votre fils. Je défie Sir Charles Tregellis de dire qu’il ait jamais admis l’existence d’un autre héritier que moi.

— Sir Lothian, j’ai déjà fait connaître les motifs qui m’ont fait tenir mon mariage secret.

— Vous avez donné une explication, monsieur. Mais c’est à d’autres et dans un autre lieu qu’ici que vous aurez à prouver que votre explication est satisfaisante.

Deux yeux noirs étincelèrent sur la figure pâle et défaite et produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumière jaillissait à travers les fenêtres d’une demeure croulante et ruinée.

— Vous osez mettre en doute ma parole ?

— Je demande une preuve.

— Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent.

— Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de motifs pour accepter votre affirmation.

C’était un langage brutal exprimé sur un ton brutal.

Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grâce à l’intervention de sa femme d’un côté et de son fils de l’autre, qu’il ne porta pas ses mains frémissantes à la gorge de son insulteur.

Sir Lothian Hume recula devant cette pâle figure animée où la colère brillait sous les noirs sourcils, mais il continua à porter des regards furieux autour de la pièce.

— Un complot fort bien combiné, s’écria-t-il, où un criminel, une actrice et un boxeur de profession ont chacun leur rôle. Sir Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous aussi, mylord.

Il tourna sur les talons et sortit à grands pas.

— Il est allé me dénoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversée par une convulsion d’orgueil blessé.

— Faut-il que je le ramène ? s’écria le petit Jim.

— Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j’ai déjà pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon fils, l’emporte sur celui qui m’incombe envers mon frère et ma famille et dont je me suis acquitté au prix d’amères souffrances.

— Vous avez été injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je vous avais oublié ou que je vous avais jugé défavorablement. Si je vous ai jamais cru l’auteur de cet acte, et comment douter du témoignage de mes yeux, j’ai toujours pensé que cet acte avait été commis dans un moment d’égarement et que vous n’en aviez pas plus conscience qu’un somnambule n’en a de ce qu’il a fait.

— Que voulez-vous dire en parlant du témoignage de vos yeux ? dit Lord Avon en regardant fixement mon oncle.

— Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite.

— Vous m’avez vu ? Où ?

— Dans le corridor.

— Et qu’est-ce que je faisais ?

— Vous sortiez de la chambre de votre frère. J’ai entendu sa voix qui exprimait la colère et la douleur un court instant auparavant. Vous teniez à la main un sac d’argent et votre figure exprimait la plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m’expliquer, Ned, de quelle façon vous êtes venu là, vous m’ôterez de dessus le cœur un poids qui s’est fait sentir sur lui, pendant toutes ces années.

Personne n’aurait reconnu, en ce moment-là, l’homme qui donnait le ton à tous les petits-maîtres de Londres.

En présence de cet ami d’autrefois, devant la scène tragique qui se jouait devant lui, le voile de trivialité et d’affectation venait de se déchirer et je sentais toute ma gratitude envers lui s’accroître et se changer en affection, lorsque je considérais sa figure pâle et anxieuse, l’ardent espoir qui s’y peignait en attendant les explications de son ami.

Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence de quelques minutes, dans le demi-jour de la pièce.

— Maintenant, dit-il enfin, je ne m’étonne plus que vous ayez été ébranlé. Mon Dieu, quel filet était tendu autour de moi. Si cette accusation méprisable avait été proférée contre moi, vous, mon ami le plus cher, vous auriez été contraint de chasser tous les doutes qui vous restaient encore sur ma culpabilité. Et pourtant, Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous dans cette affaire.

— Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi.

— Mais vous n’êtes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans vos yeux. Vous désirez savoir comment un homme, qui était innocent, s’est caché pendant tout ce temps.

— Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre réponse à cette question.

— Ce fut pour sauver l’honneur de la famille, Charles. Vous savez combien il m’était cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver que mon frère s’était rendu coupable du crime le plus vil que puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l’ai couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J’ai vécu, comme dans une tombe, d’une vie qui a fait de moi un vieillard, une ruine d’homme alors que j’ai à peine quarante ans. Mais maintenant que je suis réduit à l’alternative de dire tout ce qui s’est passé à propos de mon frère ou de faire tort à mon fils, il n’y a pour moi qu’un parti à prendre et je l’adopte d’autant plus volontiers que j’ai des raisons d’espérer. Il pourra se présenter quelque circonstance qui empêchera ce que j’ai à vous apprendre de parvenir aux oreilles du public.

Il se leva de sa chaise et, s’appuyant lourdement sur ses deux soutiens, il traversa la pièce d’un pas chancelant en se dirigeant vers l’étagère couverte de poussière. Là, au centre, se trouvait cet amas fatal de cartes tachées par le temps et la moisissure, tel que le petit Jim et moi, nous l’avions vu plusieurs années auparavant.

Lord Avon les remua d’un doigt tremblant, en choisit une douzaine qu’il tendit à mon oncle.

— Mettez votre index et votre pouce sur l’angle gauche du bas de chaque carte, et promenez légèrement vos doigts dans les deux sens, dites-moi ce que vous sentez.

— On dirait qu’elle a été piquée avec une épingle.

— Justement. Et quelle est cette carte ?

— Le roi de trèfle.

— Examinez l’angle inférieur de cette carte.

— Elle est tout à fait lisse.

— Et cette carte, c’est ?…

— Le trois de pique.

— Et cette autre ?

— Elle a été piquée : c’est l’as de cœur.

Lord Avon les jeta violemment à terre.

— Eh bien, la voilà cette maudite affaire. Ai-je besoin d’en dire davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi ?

— Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut aller jusqu’au bout.

Le frêle personnage se raidit. On voyait bien qu’il se tendait en un violent effort.

— Alors je vais vous dire cela d’un trait, une fois pour toutes. J’espère que jamais je ne me retrouverai dans la nécessité de rouvrir les lèvres au sujet de cette misérable affaire.

Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous perdions. Vous vous rappelez que vous vous êtes retirés, que vous m’avez laissé tout seul, assis dans cette même pièce, à cette même table.

Loin d’être fatigué, j’étais tout à fait éveillé et je passai une heure ou deux à repasser dans mon esprit les incidents du jeu et les modifications qu’il apporterait vraisemblablement dans mon état de fortune.

Comme vous le savez, j’avais subi de grosses pertes, et ma seule consolation était que mon frère avait gagné. Je savais bien que par suite de sa conduite irréfléchie, il était dans les griffes des Juifs et j’espérais que ce qui avait ébranlé ma position aurait pour effet de raffermir la sienne.

Comme j’étais là à manier distraitement les cartes, le hasard me fit remarquer les petites piqûres que vous venez de sentir. J’examinai les paquets et, à mon indicible horreur, je reconnus que quiconque aurait été au courant de ce secret aurait pu les distribuer de façon à se rendre un compte exact des sortes de cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires.

Et alors, le sang me montant à la tête dans un mouvement de honte et de dégoût que je n’avais jamais connu, je me rappelai que mon attention avait été frappée de la façon dont mon frère distribuait les cartes, de sa lenteur et de sa manière de tenir les cartes par le bord inférieur.

Je ne le condamnai pas à la légère, je restai longtemps à peser les moindres indices qui pouvaient lui être favorables ou défavorables.

Hélas, tout concourait à confirmer mes horribles soupçons et à les changer en certitude.

Mon frère avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing dans Bond Street. Il les avait gardées plusieurs heures dans sa chambre. Il avait joué avec une décision qui alors avait causé notre surprise.

Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher à moi-même que sa vie passée n’était point telle qu’elle dût faire croire qu’il lui était impossible de commettre un crime aussi abominable.

Tout vibrant de colère et d’humiliation, je montai tout droit par l’escalier, ces cartes à la main, et je lui jetai à la face, son crime, le plus bas, le plus dégradant que pût commettre un coquin.

Il ne s’était pas encore mis au lit et son gain était resté éparpillé sur la table de toilette.

Je ne savais guère que lui dire, mais les faits étaient si terribles qu’il ne tenta pas de nier sa faute.

Vous vous le rappellerez, car c’était la seule circonstance atténuante qu’il y eût à son crime, il n’avait pas encore vingt et un ans.

Mes paroles l’accablèrent.

Il se jeta à genoux devant moi, me supplia de l’épargner.

Je lui dis que par égard pour l’honneur de notre famille, je ne le dénoncerais pas en public, mais que désormais, il devrait toute sa vie s’abstenir de toucher une carte et que l’argent gagné par lui serait restitué le lendemain avec une explication.

— Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t-il.

Je répétai qu’il devait subir les conséquences de son acte.

Séance tenante, je brûlai les papiers qu’il m’avait gagnés, je mis toutes les pièces d’or qui se trouvaient sur la table, dans un sac de toile.

Je me disposais à quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il se cramponna à moi, me déchira une manchette dans l’effort qu’il fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire à Sir Lothian Hume et à vous.

C’était son cri de désespoir en me trouvant sourd à toutes ses prières qui est parvenu à vos oreilles, Charles, et qui vous a fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je retournais dans ma chambre.

Mon oncle poussa un long soupir de soulagement.

— Mais ce ne pouvait être plus clair, dit-il.

— Dans la matinée, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous et je vous rendis votre argent.

J’en fis autant pour Sir Lothian Hume.

Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux déshonneur.

Alors survint cette horrible découverte qui a jeté une ombre sur mon existence et qui a été aussi mystérieuse pour moi que pour vous.

Je me voyais soupçonné, je vis aussi que je ne pourrais me justifier qu’en exposant au grand jour, par un aveu public, l’infamie de mon frère.

Je reculai devant cela, Charles. Plutôt tout souffrir moi-même, que de couvrir de honte, en public, une famille dont l’honneur n’avait pas de tache depuis tant de siècles.

Je me suis donc soustrait à mes juges et j’ai disparu du monde.

Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez l’existence.

J’ai honte de l’avouer, Mary, et je reconnais que c’est moi seul qui suis à blâmer de tout ce qui s’en est suivi.

À cette époque-là, il existait des motifs qui heureusement ont disparu depuis longtemps et qui me firent juger préférable que le fils fût séparé de sa mère à un âge où il ne pouvait se douter qu’elle fût absente.

Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soupçons qui m’avaient blessé cruellement, car à cette époque, je ne connaissais pas le motif qui vous avait inspiré ce préjugé contre moi.

Le soir de cette tragédie, je courus à Londres.

Je pris mes mesures pour que ma femme jouît d’un revenu convenable, à la condition qu’elle ne s’occuperait pas de l’enfant.

J’avais, comme vous vous en souvenez, de fréquents rapports avec Harrison le boxeur et avais eu à maintes reprises l’occasion d’admirer la franchise et l’honnêteté de son caractère. Je lui portai alors mon enfant.

Je le trouvai, ainsi que je m’y attendais, absolument convaincu de mon innocence et prêt à m’aider de toutes les façons.

Sur les prières de sa femme, il venait de se retirer du ring et se demandait à quelle occupation il pourrait se livrer.

Je réussis à lui organiser un atelier de forgeron, à condition qu’il exerçât sa profession au village de Friar’s Oak.

Nous nous entendîmes pour qu’il donnât Jim comme son neveu et convînmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents.

— Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar’s Oak.

C’était parce que j’avais déjà fixé le lieu de ma retraite cachée, et si je ne pouvais voir mon garçon, j’avais du moins la faible consolation de le savoir près de moi.

Vous connaissez ce château.

C’est le plus ancien qu’il y ait en Angleterre, mais ce que vous ignorez, c’est qu’il a été construit tout exprès pour contenir des chambres secrètes. Il n’y en a pas moins de deux que l’on peut habiter sans être vu.

Dans les murs plus épais et les murs extérieurs sont pratiqués des passages.

L’existence de ces chambres a toujours été un secret de famille. Sans doute, c’était un secret auquel je n’attachais pas grande importance et ce fut la seule raison qui m’eût empêché de les montrer à quelque ami.

Je retournai furtivement dans ma demeure. J’y rentrai de nuit. Je laissai dehors tout ce qui m’était cher. Je me glissai comme un rat derrière les panneaux pour passer tout le reste de ma pénible existence dans la solitude et le deuil.

Sur cette figure ravagée, sur cette chevelure grisonnante, Charles, vous pouvez lire le journal de ma misérable existence.

Une fois par semaine, Harrison venait m’apporter des provisions qu’il introduisait par la fenêtre de la cuisine que je laissais ouverte dans cette intention.

Parfois je me risquais la nuit à faire une promenade à la clarté des étoiles et à recevoir sur mon front la fraîcheur de la brise, mais il me fallut enfin y renoncer, car j’avais été aperçu par des campagnards et on commençait à parler d’un esprit qui hantait la Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fantômes…

— C’était moi, mon père, moi et mon ami Rodney Stone, s’écria Petit Jim.

— Je le sais, Harrison me l’a dit cette même nuit. Je fus fier, Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d’avoir un héritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille que je m’étais efforcé de couvrir au prix de tant de peines. Puis, vint le jour où la bienveillance de votre mère, — sa bienveillance inopportune, — vous fournit les moyens de vous enfuir à Londres.

— Ah ! Edward, s’écria sa femme, si vous aviez vu notre enfant, pareil à un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez vous-même aidé à lui permettre une aussi courte excursion.

— Je ne vous blâme pas, Mary, je l’aurais peut-être fait. Il alla à Londres et tenta de s’ouvrir une carrière par sa force et son courage. Un grand nombre de ses ancêtres en ont fait autant, avec cette seule différence que leurs mains étaient fermées sur la poignée d’une épée, mais je n’en connais aucun parmi eux qui se soit comporté avec autant de vaillance.

— Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement.

— Ensuite, au retour d’Harrison, j’appris que mon fils était définitivement engagé dans un match où il s’agissait de lutter en public pour de l’argent. Cela ne devait pas être, Charles. C’est chose bien différente de lutter comme nous l’avons fait dans notre jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse pleine d’or.

— Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais…

— Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait choix de l’homme le plus capable. Pouviez-vous en agir autrement ? Mais cela ne devait pas être. Je décidai que le moment était venu de me faire connaître à mon fils, d’autant plus que bien des indices me révélaient que mon genre de vie si contraire aux lois de la nature avait gravement altéré ma santé. Le hasard, je devrais dire plutôt la Providence, fit enfin paraître en pleine lumière ce qui était jusqu’alors resté obscur et me donna les moyens de prouver mon innocence. Ma femme est allée hier soir chercher mon fils pour le ramener auprès de son malheureux père.

Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon oncle qui y mit fin.

— Vous avez été l’homme le plus cruellement traité du monde, Ned, dit-il. Plaise à Dieu que nous ayons de nombreuses années pour vous indemniser, mais malgré tout nous sommes, à ce qu’il me semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux frère a trouvé la mort.

— Cela a été un mystère pour moi, autant que pour vous pendant dix-huit ans. Mais enfin l’auteur du crime s’est révélé. Avancez, Ambroise, et faites votre récit avec autant de franchise et de détails que vous me l’avez fait à moi-même.