Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 4-9).


II

LE PRINTEMPS


L’année de mon entrée à l’Université, Pâques tombait très tard, en avril, de sorte que les examens étaient fixés à la semaine de Quasimodo, et que pendant la semaine sainte, je devais me préparer à la communion et achever ma préparation à l’examen.

Le temps, après la fonte de la neige, que Karl Ivanovitch appelait « le fils vient après le père », était depuis trois jours doux, calme, clair. Dans les rues, on ne voyait plus un flocon de neige ; le pavé brillant, des ruisselets rapides avaient remplacé la boue épaisse. Sur les toits, les dernières gouttes brillaient au soleil ; dans le jardin, les bourgeons se gonflaient aux arbres ; dans la cour, un petit sentier sec menait à l’écurie devant le tas de fumier gelé ; près du perron, entre les pierres, verdissaient des mousses.

C’était ce moment singulier du printemps qui agit le plus fortement sur l’âme des hommes : le soleil brille, mais sans chaleur ; de petits ruisseaux et des flaques ; la fraîcheur parfumée dans l’air, et les cieux d’un bleu tendre, avec de longs nuages diaphanes. Je ne sais pourquoi, mais il me semble que dans la grande ville l’influence de cette période où naît le printemps est encore plus sensible et plus forte, — on voit moins, mais on pressent davantage. J’étais debout près de la fenêtre ; sur le parquet de cette salle de classe qui m’ennuyait horriblement, le soleil du matin, à travers les doubles vitres, projetait ses rayons, où voltigeaient des poussières. J’étais occupé à résoudre sur le tableau noir une longue équation d’algèbre. D’une main, je tenais une « Algèbre » de Franker, déchirée, et de l’autre, un petit morceau de craie avec lequel j’avais déjà sali mes mains, mon visage et les coudes de mon habit. Nikolaï, en tablier, les manches retroussées, enlevait avec un ciseau le mastic de la fenêtre et redressait les clous du châssis qui s’ouvrait sur le jardin. Mon attention fut distraite par son travail et par le bruit qu’il faisait. En outre, j’étais de très mauvaise humeur. Rien ne me réussissait : une faute que je fis au commencement des calculs m’obligea à tout recommencer ; deux fois, je laissai tomber la craie. Je sentais que mon visage et mes mains étaient sales ; l’éponge était perdue quelque part, et le bruit fait par Nikolaï me portait vivement sur les nerfs. Je voulais me fâcher, grogner ; je jetai la craie, l’algèbre, et me mis à marcher dans la chambre. Mais je me souvins que nous devions nous confesser aujourd’hui, et qu’il me fallait abstenir de tout péché ; subitement, revenu à une disposition d’esprit particulière, douce, je m’approchai de Nikolaï.

— Laisse-moi t’aider, Nikolaï, — dis-je en essayant de donner à ma voix l’intonation la plus aimable.

L’idée que j’agissais bien en domptant mon dépit pour obliger Nikolaï, augmentait encore en moi cet état d’esprit bienveillant.

Le mastic était enlevé, les clous redressés, mais Nikolaï avait beau tirer de toutes ses forces, le châssis ne cédait pas.

« En tirant avec lui — pensai-je — si le cadre se détache tout d’un coup, alors ce sera un péché et il ne faudra plus travailler aujourd’hui. »

Le châssis glissa de côté et sortit.

— Où le porter ? — demandai-je.

— Permettez, je m’en arrangerai moi-même — répondit Nikolaï visiblement étonné et même, à ce qu’il me sembla, mécontent de mon zèle : — Il ne faut pas confondre, parce que là-bas, dans le cabinet noir, ils sont numérotés.

— Je le numéroterai — dis-je en soulevant le cadre.

Il me sembla que si le cabinet noir eût été à deux verstes[1] de là et que le cadre eût pesé deux fois plus, j’eusse été très heureux. J’aurais voulu m’exténuer de fatigue pour rendre ce service à Nikolaï. Quand je revins dans la chambre, les petites briques et les petites pyramides de sel étaient déjà enlevées du rebord de la fenêtre, et par la fenêtre ouverte, Nikolaï chassait avec un plumail le sable et les mouches endormies. L’air frais et parfumé pénétrait dans la chambre et déjà l’emplissait. Par la fenêtre on percevait le bruit de la ville, et dans le jardin, le pépiement des moineaux.

Tous les objets étaient vivement éclairés, la chambre s’égayait, un petit vent léger de printemps soulevait les feuillets de mon algèbre et les cheveux de Nikolaï. Je m’approchai de la fenêtre, et m’y asseyant, je me penchai vers le jardin et me mis à rêver.

Un sentiment nouveau, extraordinairement puissant et agréable, pénétra subitement mon âme. La terre humide où se montraient çà et là des herbes jaunes aux pointes verdies, les ruisselets brillants sous le soleil et qui entraînaient de minuscules mottes de terre et des petits morceaux de bois, les rameaux et les bourgeons gonflés des lilas, se balançant juste sous les fenêtres, le pépiement effaré des petits oiseaux qui s’agitaient dans le buisson, le mur de clôture noir, mouillé de neige fondue, et principalement l’air humide et parfumé, le soleil joyeux, me disaient nettement quelque chose de nouveau et de beau que je ne saurais rendre tel qu’il se révélait à moi, mais que j’exprimerai de mon mieux : tout cela me parlait de la beauté, du bonheur, de la vertu, et me les montrait comme faciles à atteindre, et possibles pour moi, comme inséparables, et même comme ne formant en trois qu’une seule et même chose.

« Comment ai-je pu ne pas comprendre combien j’ai été mauvais jusqu’à présent, et comment je pourrai être bon et heureux dans l’avenir ? » me dis-je : — « Il faut immédiatement se hâter de devenir un autre homme et commencer à vivre autrement ». Cependant, malgré cela, je restai encore longtemps assis sur la fenêtre, rêvant et ne faisant rien. Vous est-il arrivé, l’été, par un temps sombre et pluvieux, d’aller dormir dans la journée, et vous éveillant au coucher du soleil, d’ouvrir les yeux, et dans le cadre élargi de la fenêtre, sous le store de toile qui ondule au vent, d’apercevoir de côté, l’allée des tilleuls mouillés de pluie et de couleur violette et le petit sentier humide du jardin éclairé par les rayons obliques, clairs ; d’entendre subitement dans le jardin le cri joyeux des oiseaux, d’apercevoir dans l’échancrure de la fenêtre les insectes qui tournoient, transparents au soleil, et, respirant le parfum de l’air après la pluie, de penser : « Comment n’avoir pas honte de dormir en une pareille soirée ? » Et aussitôt de courir au jardin jouir de la vie. Si cela vous est arrivé, vous connaissez le sentiment si vif que j’éprouvais à ce moment.

  1. Une veste vaut 1 kilos 075.