Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 3

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 10-15).


III

RÊVES


« Aujourd’hui je me confesse, je me purifie de tous mes péchés » — pensai-je, « et je n’en commettrai plus jamais… » (À ce moment je me souvins de tous les péchés qui me tourmentaient le plus.) Chaque dimanche, sans exception, j’irai à l’église, et après, pendant une heure entière, je lirai les évangiles ; ensuite, sur l’argent que je recevrai chaque mois, quand je serai à l’université, je donnerai deux roubles et demi (un dixième) aux pauvres, et de façon que nul ne le sache ; et je ne donnerai pas aux mendiants, mais je chercherai les pauvres orphelins et les vieillards dont personne ne s’occupe.

« J’aurai ma chambre à part (celle de Saint-Jérôme probablement) et je l’arrangerai moi-même, et je la tiendrai dans la plus remarquable propreté ; du domestique je n’exigerai pour moi aucun travail, car c’est un homme comme moi. Après, j’irai chaque jour à l’Université, à pied (si l’on me donne une voiture je la vendrai et l’argent sera aussi pour les pauvres). Je ferai tout, ponctuellement. (Ce qu’était ce « tout », à cette époque je ne pouvais nullement le définir, mais je le comprenais vivement et je sentais ce « tout » de la vie intellectuelle, morale, irréprochable.) Je rédigerai mes cours, et même j’étudierai à l’avance les questions, si bien qu’en première année, je serai le premier et j’écrirai ma thèse. En deuxième année, je saurai déjà tout, et je pourrai passer directement en troisième, de sorte qu’à dix-huit ans, je sortirai de l’université, licencié avec le numéro un et deux médailles d’or ; ensuite je passerai l’examen de magister, ensuite celui de docteur, et je serai le premier savant de la Russie… Même en Europe, je pourrai être le premier savant… Eh bien ! Et après ? » me demandai-je. Mais arrivé là, je me rappelai que ces rêves étaient entachés d’orgueil, — un péché que je devrais avouer le soir même au confesseur, et je revins à mes premières réflexions. « Pour préparer mes cours j’irai à pied, sur la montagne des Moineaux ; là, je choisirai un petit endroit sous un arbre, et j’étudierai. Parfois j’emporterai quelque chose à manger, du fromage ou des gâteaux de chez Pedotti, ou autre chose. Je me reposerai et ensuite je lirai un bon livre, ou je dessinerai les paysages environnants, ou je jouerai d’un instrument quelconque (décidément, j’apprendrai la flûte). Puis, elle viendra aussi se promener sur la Montagne des Moineaux, et un jour elle s’approchera de moi et me demandera qui je suis. Je la regarderai ainsi, tristement, et je dirai que je suis le fils d’un prêtre et que je ne me sens heureux qu’ici, et seul, tout à fait seul. Elle me tendra la main, dira quelque chose et s’asseoira près de moi. Et nous irons là chaque jour, et nous serons amis, et je l’embrasserai… Non, ce n’est pas bien. Au contraire, à partir d’aujourd’hui, je ne regarderai plus les femmes, je n’irai jamais, jamais, dans la chambre des servantes, même je tâcherai de ne pas passer devant, et dans trois ans, je sortirai de tutelle et je me marierai, il le faut absolument. Je ferai le plus d’exercices possibles, chaque jour de la gymnastique, si bien qu’à vingt-cinq ans, je serai plus fort que Rappo. Le premier jour, je tiendrai un demi-poud[1] à bras tendu et pendant cinq minutes ; le jour suivant, vingt-et-une livres[2], le troisième jour vingt-deux et ainsi de suite, jusqu’à ce que je porte quatre pouds dans chaque main ; je serai plus fort que tous les domestiques, et s’il prenait fantaisie à quelqu’un de m’offenser ou de parler mal d’elle, je le prendrais comme cela, simplement par la poitrine, d’une main, je le soulèverais à deux archines[3] de terre et je le tiendrais pour qu’il sente seulement ma force, puis je le laisserais ; mais cependant, cela non plus n’est pas bien : — alors, non, je ne lui ferais pas de mal, je prouverais seulement que moi… »

Qu’on ne me fasse pas reproche de ce que les rêves de ma jeunesse sont aussi puérils que ceux de l’enfance et de l’adolescence. Je suis convaincu que s’il m’est réservé d’atteindre l’extrême vieillesse, si je deviens un vieillard de soixante-dix ans, mes rêves seront aussi enfantins qu’à présent. Je rêverai de quelque belle Marie, qui m’aimera, moi, vieillard édenté, comme elle a aimé Mazeppa. Je rêverai que mon fils, faible d’esprit, par un hasard quelconque, tout d’un coup est devenu ministre, ou que spontanément, j’aurai des quantités de millions. Je suis convaincu que pas un être humain, quel que soit son âge, n’est privé de ce pouvoir bienfaisant et consolateur du rêve. Mais sauf leur trait général d’impossibilité et de magie, les rêves de chaque homme et de chaque âge ont leurs caractères différents. Dans cette période que je prends pour limite de l’adolescence et de la jeunesse, quatre sentiments faisaient le fond de mes rêves : l’amour d'elle, de la femme imaginaire dont je rêvais toujours de la même façon et qu’à chaque instant j’espérais rencontrer quelque part. Elle, c’était un peu Sonitchka, un peu Macha, la femme de Vassili, au moment où elle lavait le linge dans le baquet, et un peu une femme dont un collier de perles entourait le cou blanc et que j’avais vue au théâtre, il y avait très longtemps, dans une loge voisine de la nôtre. Le deuxième sentiment, c’était l’amour de l’amour. Je voulais que tous me connussent et m’aimassent. Je voulais prononcer mon nom, Nikolaï Irteniev, et que tous en fussent frappés, et m’entourant, me remerciassent pour quelque chose. Le troisième sentiment, c’était l’espoir d’un bonheur extraordinaire, ambitieux, espoir si fort et si tenace qu’il atteignait parfois jusqu’à la folie. J’étais si convaincu qu’avant peu, grâce à un hasard extraordinaire, je deviendrais l’homme le plus riche et le plus célèbre du monde entier, que je me surprenais sans cesse dans l’attente troublante de quelque chose d’heureux, de magique. Il me semblait toujours que cela commençait, que j’allais atteindre tout ce que peut désirer un homme et partout et toujours, je me hâtais, supposant que cela commençait là-bas où je n’étais pas. Le quatrième sentiment, et le principal, c’était le dégoût de moi-même et le regret, mais le regret se confondant à un tel point avec l’espoir du bonheur, qu’il n’avait plus rien de triste. Il me semblait si facile, si naturel de me détacher de tout le passé transformé, d’oublier tout ce qui était et de commencer ma vie avec des relations tout à fait nouvelles, que le passé ne me pesait pas, ne me liait pas. Je trouvais même du plaisir à ce dégoût du passé et je tâchais de le voir plus sombre qu’il n’était. Plus la masse des souvenirs du passé était noire, plus le présent s’en détachait pur et clair, et plus vives devenaient les nuances de l’arc-en-ciel de l’avenir. Cette voix du regret et du désir passionné de perfection, fut la principale sensation nouvelle de cette époque de mon développement moral et servit de base à mon opinion sur moi-même, sur les autres et sur l’univers. Voix bénie, consolante, qui tant de fois, dans les moments tristes où l’âme se soumettait en silence à la puissance du mensonge et de la dépravation de la vie, se révoltait spontanément et audacieusement contre toute injustice, qui dénonçait le passé, qui indiquait, en le faisant aimer, le point lumineux du présent, et promettait, pour l’avenir, le bien et le bonheur, — voix tendre et consolante, cesseras-tu jamais de résonner ?

  1. Le poud vaut 16 kil. 4.
  2. La livre russe vaut o kil 45.
  3. Un archine, 0 m. 71 centimètres.