Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 1

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 1-3).
LA JEUNESSE
NOUVELLE
(1855 — 1857)





I

CE QUI EST, SELON MOI, LE COMMENCEMENT
DE LA JEUNESSE



J’ai dit que mon amitié avec Dmitri m’avait ouvert un nouvel horizon sur la vie, sur son but, sur les relations entre les hommes. J’acquis dès lors la conviction que la destinée des hommes est dans l’aspiration vers la perfection morale et que ce perfectionnement est facile, possible, indéfini. Mais je ne jouissais encore que de la découverte des idées nouvelles découlant de cette considération et de l’élaboration d’un plan d’avenir brillant, moral, actif, et ma vie suivait toujours le même ordre mesquin, confus, oisif.

Ces idées vertueuses, échangées en des conversations avec mon ami préféré, Dmitri, le merveilleux Mitia, comme je me le nommais parfois à moi-même en chuchotant, ne plaisaient qu’à mon esprit et non à mon cœur. Mais, à un certain moment, ces idées m’apparurent avec une force nouvelle de révélation morale, au point que je fus effrayé en songeant combien de temps j’avais perdu, et qu’aussitôt, à l’instant même, je voulus appliquer ces idées dans ma vie avec la ferme résolution de ne les trahir jamais.

C’est ce moment qui marque, pour moi, le commencement de ma jeunesse.

J’avais alors près de dix-sept ans. Les professeurs continuaient à venir chez moi. Saint-Jérôme suivait mes études, et machinalement, sans grande ardeur, je me préparais à l’Université. En dehors des études, mes occupations consistaient en rêves et réflexions solitaires, vagues, en exercices de gymnastique, pour devenir le premier athlète du monde, en des promenades sans but défini à travers toutes les chambres et surtout dans le corridor des chambres de bonnes, en des contemplations de mon propre individu devant le miroir, bien que je m’en éloignasse toujours avec un sentiment pénible de tristesse et même de dégoût. Mon visage, comme je le savais, non seulement n’était pas joli, mais je ne pouvais pas même me berner des consolations ordinaires en pareil cas : je ne pouvais pas dire que mon visage fût expressif, intelligent ou noble. Il n’avait rien d’expressif : les traits les plus ordinaires, grossiers et même laids ; les yeux petits, gris, surtout quand je me regardais dans le miroir, étaient plutôt sots que spirituels. Énergique, il l’était encore moins, et bien que je fusse grand et très fort pour mon âge, tous les traits de mon visage étaient mous, veules, indécis. Il n’avait même aucune noblesse ; au contraire, il rappelait celui des simples moujiks ; et mes mains, et mes pieds, trop grands à cette époque, me causaient une véritable honte.