Jeanne la fileuse/Girard et Montépel

XII

GIRARD ET MONTÉPEL

Sous la pauvre cabane
L’on s’aime sans détours.
Sur ma douce nâgane,
Vent des amours,
Flottez toujours !
Mais tout bonheur se fane ;
Rares sont les beaux jours.
Sur ma douce nâgane,
Vent des amours,
Chantez toujours !

L.-H. Fréchette.

Le vieillard, en cessant de parler, s’était laissé tomber en arrière, dans son fauteuil, car le long récit qu’il venait de faire l’avait fatigué. Les événements qu’il venait de raconter avaient excité son imagination et produit chez lui une émotion facile à comprendre dans des circonstances aussi importantes pour le bonheur de son enfant.

Jules et Jeanne se regardaient avec stupeur, car ils avaient ignoré jusque-là, qu’il y eût dans l’histoire de leur famille, une page où était inscrite la trahison d’un Montépel. Jules, surpris par les révélations de son père ne savait que penser de cette étrange histoire, et la pauvre Jeanne sentait les sanglots qui lui montaient à la gorge. Pierre avait baissé la tête dès les premières paroles où le nom de son père avait été mentionné dans le récit du vieillard, et le pauvre garçon semblait accablé par les sentiments de honte, de pitié et de colère qui se heurtaient dans sa tête en feu.

Le vieillard, étendu dans son fauteuil, avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et ses longs cheveux blancs encadraient les traits de sa figure douce et mélancolique.

Personne ne paraissait vouloir rompre le silence qui devenait embarrassant, quand Pierre d’une voix émue et s’adressant au père de son amante :

— Monsieur Girard, le récit que vous venez de faire m’a trop profondément ému pour que j’essaie de vous rendre compte des sentiments si divers que je ressens maintenant. Qu’il me suffise de répondre franchement à la question que vous m’avez adressée avant de commencer votre récit, maintenant que je sais tout. Vous m’avez dit, que pour votre part, vous n’aviez aucune objection à opposer à mon union avec Mademoiselle Jeanne, si, après avoir entendu votre histoire, je persistais à vouloir épouser votre fille. Voici ma réponse : Monsieur Girard, avec la connaissance parfaite de tout ce qui se rattache à l’histoire de nos familles, j’ai l’honneur de vous demander la main de votre fille.

— Mon Dieu ! M. Montépel ! réfléchissez bien à ce que vous faites avant de vous engager par une promesse solennelle. Nous sommes pauvres, vous êtes riche. J’ai tout lieu de croire que votre père s’opposera énergiquement à cette union, et que si elle avait lieu, il en résulterait pour vous un état de choses fort désagréable, sinon une rupture éclatante avec votre famille. Vous avez vingt-cinq ans, je le sais, mais même à votre âge, il faut faire la part de sa famille. Je ne voudrais pour rien au monde être la cause, même innocente, d’une querelle entre vous et votre père.

— M. Girard, répondit Pierre avec sang-froid, comme vous venez de le répéter vous-même, j’ai vingt-cinq ans, âge auquel un homme peut hardiment faire lui-même le choix de celle qui doit porter son nom. Quelles qu’aient été les fautes de mon père envers vous, il ne m’appartient pas de réveiller un passé dont je suis innocent, si vous, qui en avez été la victime, désirez l’oublier. J’aime mademoiselle votre fille de toute mon âme. Je sens que sans elle, je traînerais une vie malheureuse et sans but. Encore une fois je vous demande la main de mademoiselle Jeanne.

Il y eut un moment de silence pendant lequel Pierre, Jules et Jeanne portèrent vers le vieillard qui hésitait encore, leurs regards suppliants. La pauvre Jeanne, qui sentait que le bonheur de toute sa vie se trouvait en jeu, laissa échapper un sanglot étouffé ; et ne pouvant plus retenir ses larmes, elle s’élança au cou du vieillard et cacha sa belle tête sur le sein de son père qui la pressa sur son cœur.

— Eh bien ! soit ! dit enfin le vieillard, je consens à tout. Je n’ai plus que quelques jours à vivre, mes enfants, et mon cœur me dit que je ne saurais remettre le bonheur de ma fille entre de meilleures ou de plus honnêtes mains. Si j’ai hésité un instant, c’est que j’ai craint que l’inimitié du passé n’ait laissé des traces pour l’avenir, mais je crois que maintenant tout est oublié. M. Pierre Montépel je vous accorde la main de ma fille Jeanne.

— Merci ! oh merci ! répondit le jeune homme, en serrant avec effusion les mains du vieillard. Je jure, M. Girard, au nom de tout ce qui m’est sacré, d’aimer et de protéger Jeanne, votre fille, ma fiancée.

Jules embrassa sa sœur et serra la main de son ami, et une fois la glace brisée et la question décidée, chacun donna cours à ses sentiments. Seule, la jeune fille cachait son bonheur sous sa timidité naturelle et sous une réserve fort facile à comprendre. Les projets allaient bon train et Pierre, malgré le caractère opiniâtre de son père, ne doutait pas qu’il viendrait à donner son consentement à son mariage avec Jeanne Girard. On passa le reste de l’après-midi à causer en famille et quand vint le soir, Jules pensa avec discrétion qu’il serait probablement agréable à son ami et à sa sœur en s’éloignant un peu, afin de permettre aux nouveaux fiancés d’épancher le trop plein de leurs cœurs et de recommencer le délicieux roman — si ancien et toujours si nouveau — des premières amours.

Le vieillard fatigué par les émotions de la journée s’était retiré de bonne heure, et les deux amants avaient fait une longue promenade sur le sable argenté de la grève, que venaient lécher doucement les vagues paresseuses du grand fleuve. Pierre et Jeanne se redirent leurs premières impressions, leurs premières émotions, leurs premières pensées d’amour. Ils rééditèrent ce poème délicieux de deux cœurs qui s’aiment et qui, pour la première fois, se confient l’un à l’autre. La jeune fille, penchée timidement au bras de son amant aspirait avec délices les paroles d’affection passionnée que lui répétait Pierre. La pauvre Jeanne se laissait bercer doucement par son bonheur et entrait sans crainte, quoique avec timidité, dans le sentier parfois si difficile des passions humaines. Redire ici les riens charmants, les folies sublimes que se répètent les amoureux ; raconter leurs transports d’un bonheur que rien ne trouble au début ; révéler leurs projets pour l’avenir, serait probablement une tâche trop difficile à remplir. Aussi, laisserons-nous à l’imagination du lecteur et la lectrice, le soin de remplir, en consultant l’expérience du passé, le vide qui pourrait exister sur ce sujet.

Il était dix heures du soir quand Pierre prit congé de sa fiancée, et ce n’est qu’après lui avoir promis de revenir le mardi suivant, que le jeune homme tourna la proue de son fidèle canot vers les grands sapins du domaine de Lavaltrie qui apparaissait au loin comme une énorme tache noire dans la nuit. Pierre fit bondir sa légère embarcation sous les coups habiles et pressés de son aviron, et chacun dormait à la ferme Montépel, lorsque le jeune homme sauta sur la plage et se dirigea vers la maison paternelle pour se retirer pour la nuit.

Jeanne avait repris, le cœur gros des émotions du jour, la route de la chaumière où l’attendait son frère Jules. On causa pendant longtemps des événements qui s’étaient succédés depuis le commencement de la moisson et on fit la part belle aux amours présentes et aux espérances de l’avenir.

Inutile d’affirmer que le sommeil de Pierre à Lavaltrie et de Jeanne à Contrecœur ne fut qu’une longue suite de rêves chamarrés d’or, d’amour, et de bonheur.

Laissons les deux amants se réunir en songe, et revenons au récit plus prosaïque des faits qui ne sortent pas du domaine de la réalité. Pendant que Pierre se rendait à Contrecœur, pour demander à M. Girard la main de sa fille, il se passait, à Lanoraie, des événements qui devaient tendre à compliquer la situation d’une manière fort épineuse. Le fermier Montépel après avoir présidé au dîner du dimanche où tous les employés de la ferme sont admis à la table du maître, avait proposé à sa femme de se rendre au village de Lanoraie pour assister aux Vêpres, et pour aller visiter ensuite son ami le notaire, afin de causer du projet de mariage entre Pierre et la fille du négociant, M. Dalcour. Madame Montépel avait accepté l’offre de son mari et l’on avait pris la route du village. On avait débattu pendant longtemps les clauses purement financières du contrat de mariage, sans cependant s’occuper de la question si importante de savoir si les enfants intéressés voudraient bien se soumettre sans réplique à ces marchés de leurs parents. Le négociant, M. Dalcour, avait pleine confiance dans la soumission de sa fille qui était, disait-il, trop « bien élevée » pour s’opposer aux projets de son père, quels qu’ils fussent. Le père Montépel avec la vivacité habituelle de son caractère en était arrivé à la même conclusion, quoique l’expérience du passé eût dû lui inspirer des craintes à ce sujet. La mère ne semblait pas aussi satisfaite de tous ces projets bâclés d’avance sans le consentement des enfants, car elle connaissait trop bien le caractère de son fils pour supposer qu’il se soumît sans réplique à contracter un mariage qui ne fût pas selon ses goûts. Elle s’était contentée de faire quelques observations à son mari, car celui-ci avait répondu, avec brusquerie, qu’il comptait bien sur l’obéissance tacite de son fils lorsqu’il s’agissait de lui procurer un établissement superbe et un mariage magnifique à tous les points de vue. Madame Montépel, pour ne pas contrarier le fermier, avait laissé faire sans mot dire, mais ce n’était pas sans craindre que tous ces arrangements fussent mis à néant, si Pierre n’approuvait pas le mariage que l’on prétendait lui imposer.

On prit le souper chez M. Dalcour où l’on fit connaissance, pour la première fois, avec la jeune fille à qui l’on destinait Pierre pour époux. La demoiselle était vraiment charmante et elle fut d’une politesse et d’une amabilité qui lui valurent immédiatement la sympathie de M. et Mme Montépel. Après le souper, on passa au salon, et la jeune fille, sans se faire prier, se mit au piano et joua quelques morceaux à la mode. Elle chanta aussi, d’une voix douce et modeste, quelques romances en vogue et réussit complètement par ses manières affables, à se mettre dans les bonnes grâces du fermier et de la fermière de Lavaltrie.

Les époux Montépel en retournant chez eux, ce soir-là, causèrent longuement des projets d’union qu’ils avaient en tête pour leur fils, et la fermière depuis qu’elle avait vu la jeune fille, s’était dit, qu’après tout, il se pourrait bien faire que Pierre lui-même fût fort satisfait des arrangements que l’on avait faits sans le consulter. Le jeune homme avait vingt-cinq ans, âge auquel on est généralement marié depuis longtemps dans les campagnes du Canada français, et comme il fallait penser à l’établir convenablement sous le rapport pécuniaire, il était fort raisonnable de croire qu’il ne ferait pas trop d’objection à se voir doté d’une femme en même temps que d’une fortune. Il était tard quand on arriva à la ferme et il fut décidé que le père Montépel annoncerait à son fils, le lendemain matin, les projets que l’on avait formés sur son compte. Si Pierre, comme on ne paraissait pas en douter, donnait son assentiment à ces projets, on pourrait voir immédiatement à régler l’affaire d’une manière définitive. Somme toute, le vieillard paraissait fort satisfait de ce qu’il avait fait pour son fils, et nous l’avons dit déjà, la fermière depuis qu’elle avait vu la fille de M. Dalcour, s’était mise elle-même à espérer que tout irait pour le mieux.

Lorsque Pierre, un peu plus tard, arriva de Contrecœur où il venait de quitter Jeanne sur la grève du Saint-Laurent, tout le monde dormait profondément à la ferme Montépel. Le jeune homme après avoir mis son embarcation en sûreté se glissa sans bruit jusqu’à sa chambre où il demeura appuyé, pendant plus d’une heure, à sa fenêtre qui donnait sur le fleuve. Son imagination cherchait à percer l’obscurité rendue moins intense par la pureté de l’atmosphère et par les étoiles qui scintillaient au firmament. On apercevait au loin le clocher de l’église de Contrecœur, et plus bas, une petite tache grisâtre désignait à l’œil de Pierre, la chaumière où reposait Jeanne, sa fiancée. Après avoir, pendant longtemps, tourné et retourné une foule de plans dans sa tête, le jeune homme en arriva à la conclusion qu’il valait mieux s’expliquer immédiatement avec son père sur un sujet aussi important. Il résolut donc de faire part à ses parents, dès le lendemain, de la démarche qu’il avait faite auprès de M. Girard de Contrecœur, et de ses résultats. Le pauvre garçon était loin de se douter des engagements que l’on avait pris sans le consulter ; aussi s’endormit-il ce soir-là, en pensant à Jeanne et à l’avenir d’amour et de bonheur qui lui serait accordé avec la main de la jeune fille.