Jeanne la fileuse/Père et fils

XIII

PÈRE ET FILS


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La fortune a plus d’un caprice,
J’en éprouvai tous les soucis.
Voyageur, que Dieu vous bénisse,
Et vous ramène à vos amis,
Au Canada, notre pays !

B. Sulte.

Pierre, selon son habitude, s’était levé de bonne heure, le lendemain matin, pour vaquer aux travaux de la ferme. On devait commencer le chargement des foins sur les bateaux qui devaient les transporter à Montréal, et le jeune homme devait livrer les cargaisons et en exiger les reconnaissances de la part des capitaines. Le transport du foin de la ferme aux bateaux, se faisait sur des allèges et chaque embarcation était sous la direction d’un employé qui en vérifiait la quantité. Pierre se rendit donc sur la grève pour commencer son travail, après avoir décidé d’attendre l’heure du midi pour faire part à son père des événements de la veille. Le fermier qui dirigeait tout se trouvait trop occupé, pendant les premières heures de la matinée, pour avoir l’occasion, de son côté, de communiquer à son fils ses projets de mariage et d’établissement. Chacun attendait l’occasion favorable de s’expliquer, sans se douter le moins du monde des doubles projets que l’on avait en vue. Les travaux de chargement commencèrent avec lenteur, car il était nécessaire d’établir un va-et-vient continuel entre le rivage et les bateaux, pour régulariser le travail des hommes de ferme et des marins. Vers dix heures du matin, à un moment où les allèges se trouvaient au large, près des bateaux, le fermier se rencontra sur la grève, seul, avec son fils ; et comme il devait s’écouler près d’une heure avant le retour des marins, la conversation s’engagea insensiblement et le père Montépel se décida à aborder la grande question :

— Nous avons causé, ta mère et moi, commença le vieillard en s’adressant à son fils, sur le sujet fort important de ton établissement prochain, et après avoir examiné la question sous toutes ses faces, nous en sommes arrivés à la décision de te lancer dans le commerce. Il s’agissait de trouver un magasin bien achalandé où tu pourrais t’établir, et avec l’aide d’employés compétents, continuer les affaires de ton prédécesseur. J’ai consulté sur ce sujet le notaire de Lanoraie et nous croyons avoir trouvé ton affaire. Que penses-tu de l’idée ? te paraît-elle favorable ?

— Ma foi ! mon père ! répondit Pierre, j’allais moi-même vous proposer quelque chose dans ce genre-là et je vous remercie de m’avoir devancé. J’ai pensé comme vous, qu’il me fallait voir à m’établir quelque part et le commerce dont vous me parlez m’irait assez, quoique j’aie bien peu d’expérience dans les affaires.

— Bah ! tu es intelligent et tu possèdes l’éducation nécessaire pour te mettre vite au courant de tout ce qui regarde l’administration d’un magasin de campagne. Tu connais sans doute M. Dalcour de Lanoraie. Après avoir amassé une jolie fortune, le vieux négociant désire se retirer des affaires et disposer de son fonds de magasin à des conditions fort raisonnables. J’ai pensé à toi et les conditions de vente sont arrêtées, mais j’ai voulu te consulter avant de terminer l’affaire. Le magasin de M. Dalcour est admirablement situé pour les affaires, près de la gare du chemin de fer de Joliette et des quais de la compagnie du Richelieu. La clientèle est assurée d’avance et avec l’aide des employés de M. Dalcour, je crois qu’il te sera facile de continuer le succès de ton prédécesseur. Qu’en dis-tu ?

— Ce que j’en dis ! répondit le jeune homme, mais je trouve l’affaire fort belle ; si belle que je vais vous communiquer à mon tour les projets que j’avais formés et qui seront la suite naturelle de ceux que vous venez de développer. Mais comme l’affaire est sérieuse et que le temps nous manque pour en causer longuement, je vous prie, mon père, de vouloir bien m’accorder une heure de conversation, après dîner, en présence de ma mère.

— Très bien mon fils ! Je crois qu’il vaut mieux en effet, que ta mère soit présente, car l’affaire est assez importante pour que nous lui donnions toute notre attention.

La conversation en finit là pour le moment, car une allége approchait rapidement de la grève et les travaux de chargement allaient recommencer. Le vieillard s’éloigna pour surveiller les employés et Pierre resta sur le rivage pour tenir compte des foins embarqués. Le père et le fils s’étaient arrêtés juste assez tôt pour éviter l’explication qui ne pouvait manquer d’avoir lieu lorsque Pierre soumettrait à son père ses projets de mariage avec Jeanne Girard. Le fermier, tout au contraire, avait été charmé de voir son fils tomber dans ses idées et s’il n’avait pas mentionné le nom de mademoiselle Dalcour, c’était uniquement parce que le temps lui avait manqué pour soumettre à Pierre, les conditions de son établissement à Lanoraie. De son côté, Pierre croyait que son père lui avait tout dit et il se flattait déjà d’obtenir le consentement de ses parents pour son union avec la fille du vieux patriote de Contrecœur.

L’heure du dîner vint enfin, et quand après le repas, les garçons de la ferme se remirent au travail, le fermier resta seul avec sa femme et son fils dans le but d’avoir avec celui-ci des explications définitives sur le sujet de son établissement à Lanoraie et de son mariage avec mademoiselle Dalcour. Le père Montépel se sentait d’autant plus à l’aise sur ce sujet, qu’il avait pris comme signe d’assentiment, les paroles que Pierre avaient prononcées en réponse à ses questions. Madame Montépel avait été mise au courant de la conversation et la pauvre mère, comme son mari, en était arrivée à considérer la question comme réglée. Aussi, quelle ne fut pas la surprise des deux époux lorsqu’ils entendirent leur fils commencer la conversation en homme qui a lui-même quelque chose à proposer :

– Mes chers parents, leur dit Pierre, je m’aperçois que vous avez eu la bonté de vous occuper de mon avenir en nourrissant des projets d’établissement en ma faveur. Je vous en remercie doublement, car j’avais moi-même, depuis quelques jours, songé à vous faire part de mes désirs ; ce qui me sera maintenant plus facile puisque vous avez décidé de me venir en aide. La proposition que m’a faite mon père de m’établir dans le commerce me sourit assez, mais elle ne saurait être que secondaire, car j’ai à vous soumettre une question beaucoup plus importante et de laquelle dépend probablement la décision que je devrai prendre moi-même.

Les deux vieillards se regardèrent avec surprise, car ils ne s’étaient nullement attendus à ce préambule qui promettait des développements intéressants. Pierre continua sans s’apercevoir de l’étonnement que produisait ses paroles :

— Me voilà arrivé à l’âge de vingt-cinq ans et j’ai cru qu’il m’était permis de penser non seulement à m’établir au point de vue purement matériel mais encore à chercher parmi les jeunes filles de ma connaissance une femme que j’aimerais et que je croirais digne de porter mon nom. Cette femme je l’ai trouvée, et je viens vous demander aujourd’hui votre consentement à mon mariage avec Mademoiselle Jeanne Girard, fille de M. J. B. Girard de Contrecœur.

Le fermier fut tellement surpris par ces dernières paroles de son fils, qu’il resta quelques instants sans pouvoir lui répondre. La fermière qui connaissait l’histoire des deux familles avait saisi immédiatement la gravité de la situation et la pauvre mère qui prévoyait la scène qui allait suivre, fondit en larmes en jetant un regard suppliant sur son mari pour le prier de rester calme. Le vieillard après avoir fait des efforts visibles pour surmonter son émotion, répondit d’une voix tremblante :

— Tu veux sans doute me parler, de cette jeune fille qui a travaillé à la fenaison avec son frère ?

— Oui mon père, cette jeune fille, sous les dehors de la paysanne, cache un cœur d’or et une intelligence peu commune. Son frère, comme elle, est un brave garçon qui mérite une position plus élevée que celle qu’il occupe aujourd’hui. J’ai appris à les connaître et à les estimer et après avoir réfléchi sérieusement avant de prendre une aussi grave décision, je viens demander votre consentement à mon union avec mademoiselle Girard.

— Avant de te répondre, mon fils, laisse-moi te dire que ta mère et moi, nous avions formé d’autres projets sur ton compte. Nous reposant sur ta bonne volonté et sur ton obéissance à tes parents, nous avions cru pouvoir entrer en relation avec M. Dalcour de Lanoraie dans le double but d’acheter son magasin pour toi et de contracter une alliance avec sa famille. Mais je m’aperçois que nous avons agi trop tard. Avec ta précipitation habituelle, tu as cru devoir te choisir une femme sans nous consulter, ta mère et moi. As-tu au moins obtenu le consentement préalable du père de la jeune fille ?

— Oui mon père.

— De Jean-Baptiste Girard lui-même ?

— Oui mon père.

— Dis-nous un peu ce que t’a répondu le vieux Girard, lorsque tu lui as demandé sa fille en mariage ?

— M. Girard, avant de répondre à ma question, m’a raconté, mon père, une histoire se rattachant aux événements de 1837 et à une scène d’élection qui a eu lieu à Contrecœur il y a quelques années. Inutile de vous dire que le récit de cette histoire m’a vivement impressionné. Je comprenais parfaitement qu’au point de vue de l’orgueil humain, il y avait des empêchements à mon mariage avec Jeanne, mais après avoir consulté mon cœur, je me suis demandé pourquoi, si M. Girard avait eu des torts envers vous, j’en rendrais sa fille responsable. J’aimais et j’estimais Jeanne et j’étais certain que la jeune fille me payait de retour. Je persistai donc dans ma demande et M. Girard, après avoir hésité un instant, m’accorda la main de sa fille. Je vous demande maintenant de vouloir bien à votre tour oublier les discordes du passé en accordant votre consentement à mon mariage avec Jeanne Girard.

Le vieillard qui avait d’abord réussi à être calme devant la proposition inattendue de son fils, se laissa emporter par la violence de son caractère et répondit à Pierre d’une voix rendue tremblante par la colère :

— Ah ça ! monsieur mon fils ! je savais déjà que sur les questions politiques tu te permettais de différer d’opinion avec moi et j’avais bien voulu fermé les yeux sur cette insolence de ta part pour avoir la paix dans ma maison. Mais voilà que maintenant tu t’avises d’aller choisir une femme, sans me consulter, dans la famille d’un homme que je déteste et qui m’a jeté l’insulte à la figure dans une assemblée publique. J’ignore ce que t’a dit le père Girard, mais sache bien que s’il a oublié, lui, les rancunes du passé, je me souviens, moi, qu’il y a entre nous une haine de trente-cinq ans et que jamais, de mon consentement, un Montépel de Lavaltrie tendra la main à un Girard de Contrecœur.

Et le fermier, incapable de retenir sa colère, s’était levé en prononçant ces paroles et s’était mis à arpenter la salle comme un homme qui veut combattre sa passion, mais qui se sent emporter par un mouvement irrésistible. Il continua :

— Ah ! les choses en sont rendues là ! Après m’avoir défié l’année dernière, tu parais décidé à continuer l’histoire et à agir par toi-même pour tout ce qui concerne les affaires les plus importantes de la famille. Je t’avais placé au collège dans l’espoir de te voir embrasser une profession libérale, et par ton fol orgueil et ton entêtement, tu as brisé ta carrière de ce côté-là. Oubliant mes justes griefs, j’arrange avec ta mère des projets d’établissement et de mariage avec une famille honorable, et voilà qu’au dernier moment tu viens m’annoncer ton amour pour la fille d’un homme qui est dans un état voisin de la misère, et dont le passé est une insulte pour mes sentiments politiques et personnels. Tu oublies le respect que tu dois au nom de ton père en rêvant une alliance avec la famille Girard et tu me forces, moi, vieillard à cheveux blancs, à revenir sur un passé que j’aurais voulu reléguer dans l’oubli. Eh bien, Pierre Montépel, je te réponds que jamais ! non jamais ! je ne donnerai mon consentement à ton mariage avec la fille de Jean-Baptiste Girard. Je m’aperçois qu’il est temps de mettre un frein à ton esprit d’indépendance, car Dieu sait ce que me réserverait l’avenir si je me prêtais à tes caprices.

— Mon Dieu ! Jean-Louis ! calme-toi. De grâce, calme-toi ! reprit la pauvre mère éplorée. Les « engagés » pourraient t’entendre et réfléchis au scandale que tout cela produirait dans la paroisse.

— Du scandale ! C’est bien à toi, femme, à venir me parler de scandale quand notre fils unique que voilà, se propose d’offrir la main d’un Montépel à une Girard. Est-ce que chacun ne connaît pas, de Saint-Sulpice à Berthier, les sentiments qui existent depuis plus d’un quart de siècle entre les deux familles. Du scandale ! Oh ! tu as peur du scandale ! Eh bien ! demande à ton fils si le scandale lui fait peur, à lui, qui vient nous proposer de sacrifier l’honneur de la famille à un caprice d’amoureux. L’heure des faiblesses est passée et je reprends aujourd’hui l’autorité que me donne mon titre de père de famille. Nous avons fait des arrangements à Lanoraie, et ma parole est engagée. Je laisse à Pierre le temps de réfléchir avant d’accepter ou de rejeter les projets que j’ai formés pour son avenir, mais je lui défends de songer à son mariage avec une Girard de Contrecœur. Voilà mon dernier mot !

Et le vieillard épuisé s’était laissé tomber dans un fauteuil. Pierre pâle mais ferme, avait écouté avec respect les paroles de son père. Il avait été d’autant plus surpris de cet accès de colère, que la scène du matin lui avait fait croire qu’il obtiendrait sans trop de difficulté le consentement à son mariage avec Jeanne. Il hésita d’abord avant de répondre aux paroles du vieillard, mais après quelques minutes de réflexion, pendant lesquelles on n’entendait que les sanglots de Mme Montépel, le jeune homme se décida à faire part à son père de la décision irrévocable qu’il avait prise à propos de son union avec Jeanne Girard :

– Je comprends jusqu’à un certain point, mon père, répondit Pierre, et je respecte votre décision à mon égard. Vous ne voulez pas oublier le passé et il m’est impossible, à moi, de faire tomber sur la tête de celle que j’aime, la responsabilité des sentiments politiques de son père et de ses torts envers vous. Votre parole est engagée à Lanoraie, m’avez-vous dit ; la mienne est engagée à Contrecœur. Et comme il y va du bonheur de toute ma vie, vous ne sauriez trop me blâmer de m’en tenir à ma première décision. Quant au scandale que vous paraissez craindre si fort, je verrai à ce que ma présence ici n’ajoute pas à vos craintes. Je suis jeune et je suis fort, et le monde est assez grand pour me permettre de cacher ma femme là où l’on ignorera les différences qui existent entre nos deux familles. Les engagements que vous avez pris à Lanoraie ne sauraient donc m’empêcher de faire ce que je considère comme mon devoir d’honnête homme. Je suis fâché, très fâché d’avoir à vous désobéir sur ce sujet, mon père, mais comme l’année dernière, je me vois forcé de vous exposer franchement ma position. Je ne demande rien, je n’ai besoin de rien. Disposez de vos biens comme bon vous semblera. Seulement, ne m’en voulez pas trop, si par malheur, des circonstances d’une fatalité inconcevable me font dévier du sentier de l’obéissance qu’un enfant doit à ses parents. Je suis homme maintenant et je crois qu’il est de mon devoir d’agir suivant les inspirations de ma conscience. Je suis donc convaincu, puisque vous persistez à refuser votre consentement à mon mariage avec Jeanne Girard, qu’il vaut mieux, pour vous et pour moi, en arriver à une entente à ce sujet. Comme vous, je crains le scandale pour la famille. Eh bien ! il ne tient qu’à vous de l’éviter. Je partirai, apparemment en bons termes avec vous, et je vous jure que jamais le nom et la réputation des Montépel n’auront à souffrir de ma conduite. Ce que je ferai, je l’ignore. J’ai bon bras, bon œil, bonne volonté et avec ces qualités-là, on va loin maintenant. Je ne demande qu’une chose : ne soyez pas injuste envers moi en m’accusant d’orgueil et d’entêtement volontaire. Ce que je fais aujourd’hui je le fais avec la conscience de bien faire et puisqu’il nous est impossible de vivre en paix sous le même toit, il est de mon devoir de partir. Je partirai donc et laissez-moi vous demander une dernière fois, mon père, de ne pas rendre ma fiancée d’aujourd’hui, ma femme de bientôt, responsable d’un passé malheureux. La pauvre enfant n’y peut rien faire, et son père m’a raconté avec la plus grande franchise les détails de cette regrettable affaire, avant de m’accorder sa main. Vous voyez que je sais tout et c’est après avoir réfléchi sérieusement que je viens vous dire une dernière fois que j’aime Jeanne Girard et que j’ai l’intention d’en faire ma femme.

Pierre, en finissant de parler, s’était approché de sa mère qui sanglotait à l’écart et l’avait serrée dans ses bras après avoir déposé un baiser affectueux sur les cheveux blancs de la pauvre femme qui aurait donné tout au monde pour éviter ces scènes regrettables au sein de sa famille. Le vieillard continuait à arpenter la salle et il était facile de voir que les paroles de son fils, au lieu de le calmer, avaient eu un résultat tout contraire. Le fermier, blessé tout à la fois dans son autorité de père de famille, dans ses convictions politiques et désappointé dans les projets qu’il avait conçus pour son fils, en était arrivé à un état d’exaspération facile à comprendre chez un homme d’un caractère aussi violent. Aussi fut-ce d’une voix étranglée par l’émotion qu’il dit à son fils, en s’arrêtant soudainement devant lui et en le regardant en face :

— Pierre Montépel ! tu es le premier de la famille qui ait osé désobéir aux ordres de son père et qui ait cru devoir s’écarter de la voie tracée par ses ancêtres. Ce sont des choses trop graves pour qu’il me soit permis de les ignorer. Je suis le maître ici, et j’entends que l’on m’obéisse. Tu veux partir. Soit. Tu as probablement raison de t’éloigner afin que je ne sois pas témoin de la honte de mon nom. Tu as sans doute besoin d’argent pour défrayer les frais de ta noce ; dis ! mon fils, combien te faut-il pour acheter un trousseau digne de la demoiselle Jeanne Girard ?

— Mon père, répondit Pierre froidement, la colère vous rend injuste. Je vous l’ai dit : je ne demande rien, je n’ai besoin de rien. Il me reste mon salaire de six mois et lorsque je voudrai faire un cadeau à ma fiancée je saurai travailler pour le gagner.

— Mon Dieu ! Jean-Louis ! sois raisonnable, intervint la pauvre mère qui redoutait le caractère violent de son mari. Et toi, mon fils, souviens-toi que tu parles à ton père.

— Vous avez raison, ma mère, répondit Pierre, et si j’ai manqué de respect à mon père, je lui en demande humblement pardon. Au point où en sont rendues les choses, je comprends d’ailleurs que toute discussion devient inutile. Afin que personne ne se doute des explications que nous avons eues, je vais me remettre au travail jusqu’à ce soir et en attendant, ma mère, je vous prie de préparer ma malle. Je partirai probablement demain.

Et le jeune homme après avoir embrassé tendrement sa mère se dirigea vers la porte sans que le fermier fit un seul mouvement pour le retenir. Quand ils furent seuls, les deux époux se regardèrent tristement, et la pauvre mère ne put s’empêcher de dire à son mari :

— Il ne m’appartient pas, Jean-Louis, de juger ta conduite envers Pierre, mais je ne puis m’empêcher de songer avec découragement à cette dernière querelle dans la famille. Nous nous faisons vieux, et Pierre, après tout, est notre fils unique. Tu connais le caractère fier du jeune homme et tu l’as blessé trop profondément pour qu’il revienne sur sa décision. Demain, nous serons sans enfant.

Et la fermière fondit en larmes en songeant au départ de son fils. Et cette fois il y aurait pour empêcher le rapprochement et la réconciliation, l’orgueil d’un homme qui protégerait sa femme envers et contre tous. La figure de cette jeune fille innocente que l’on rendait responsable des fautes de son père apparaissait à la mère de Pierre comme la consolation qui ferait oublier à son fils les douceurs de l’amour maternel et les rigueurs de l’autorité paternelle. La pauvre femme entrevoyait, dans un temps rapproché, les infirmités de la vieillesse et le besoin d’affection que ressentent si naturellement ceux qui s’approchent tous les jours du tombeau.

Le fermier dont la colère ne s’était pas encore apaisée, ne songeait qu’à ce qu’il appelait l’insolence de Pierre, et lorsque sa femme s’approcha de lui en lui disant d’une voix étouffée par les sanglots :

— Plus d’enfant ; nous n’avons plus d’enfant ! Mon Dieu ! ayez pitié de nos vieux jours !

Le vieillard répondit d’une voix stridente et saccadée :

— En effet ! femme ! nous n’avons plus d’enfant. Le Montépel qui s’allie à une Girard est indigne de porter mon nom. Marie, tu as dit vrai, nous n’avons plus d’enfant !