Jeanne la fileuse/1837
XI.
1837
Que ces jours étaient beaux ! Phalanges héroïques, |
Je passerai sans transition aux événements mémorables de la révolution de 1837. Je ne vous redirai pas les provocations brutales et la morgue insolente des autorités anglaises, car vous connaissez déjà les détails de cette lutte glorieuse du paysan canadien contre les prétentions insensées du gouvernement britannique. Le village de Contrecœur, se levant à la voix du grand tribun populaire, Louis-Joseph Papineau, s’était préparé pour la lutte et formait avec Saint-Denis et Saint-Charles, le centre de l’insurrection. Un brave cœur, Amable Marion, marchand du village, s’était mis à la tête du mouvement et avait fait un appel pressant à tous les jeunes fermiers des alentours. On avait organisé en secret une compagnie militaire et l’on faisait l’exercice chez moi, dans ma grange. Marion avait été nommé capitaine des patriotes et je le secondais en qualité de lieutenant. Nous avions appris la présence des troupes anglaises à Sorel et l’on s’attendait tous les jours à la présence du colonel Gore, soit à Saint-Denis s’il remontait le cours du Richelieu, soit à Contrecœur s’il suivait la côte sud du Saint-Laurent. Il s’agissait de se rendre à Saint-Charles pour arrêter Papineau et Nelson, mais les patriotes avaient juré de défendre au prix de leur vie, la liberté de leurs chefs. Papineau aurait désiré éviter l’effusion du sang, mais les choses en étaient rendues à un point où il était impossible de reculer. Le docteur Nelson, au contraire excitait les paysans à l’insurrection ouverte, et à une assemblée tenue à Saint-Charles pour discuter la situation, il avait dit :
— M. Papineau prêche la modération, moi je suis d’opinion contraire ; je vous dis que le temps est arrivé, et je vous conseille de mettre de côté vos plats et vos cuillers pour en faire des balles.
Il fut donc résolu de résister aux mandats d’arrestation et chacun se prépara pour la lutte. On rassembla tous les vieux fusils des paroisses environnantes et ceux qui ne purent se procurer d’armes à feu, s’armèrent de fourches, de faux et de bâtons. Les patriotes de Contrecœur avaient établi un courrier quotidien avec leurs camarades de Saint-Denis et de Saint-Charles, et l’on s’attendait chaque jour à recevoir le signal du combat. Nous redoublions d’ardeur et nos hommes, quoique mal armés, se sentaient de force à rencontrer l’Anglais.
Le courrier de Saint-Denis qui nous arrivait généralement vers les dix heures du matin, manquait à l’appel le 23 novembre. Onze heures, midi, une heure et personne n’avait encore reçu de nouvelles de Saint-Denis ou de Saint-Charles. Quelques bûcherons qui revenaient du bois, affirmaient avoir entendu le bruit de la mousqueterie et du canon. Je me rendis en toute hâte auprès du capitaine Marion et après une courte consultation, nous résolûmes de rassembler nos hommes et d’aller faire une reconnaissance du côté de Saint-Antoine, sur la rivière Richelieu. En moins d’une heure, nous avions réuni cinquante hommes et nous nous dirigions à travers la forêt pour rejoindre nos amis de Saint-Antoine. À mesure que nous approchions de la rive nord du Richelieu, il nous semblait entendre, en effet, le bruit des coups de fusils dans le lointain. Nous prîmes le pas de course et quand nous arrivâmes à Saint-Antoine, tout le village était en émoi et les paysans étaient rassemblés près de l’église, se préparant à traverser la rivière pour porter secours aux patriotes de Saint-Denis qui étaient attaqués par les troupes du colonel Gore. Quelques braves de Saint-Ours, attirés par la canonnade, s’étaient aussi rendus à Saint-Antoine et après quelques moments de consultation, il fut résolu de placer la petite troupe sous les ordres du capitaine Marion et de traverser la rivière immédiatement, si c’était possible. On s’adressa à François Roberge, propriétaire du bac qui faisait le service entre Saint-Antoine et Saint-Denis, et en quelques instants l’embarcation fut chargée de vingt-cinq patriotes qui ramaient avec ardeur vers la rive sud du Richelieu. Les autres s’emparèrent des canots qu’ils trouvèrent sur la rive, et en quelques minutes cent « habitants » déterminés débarquaient à Saint-Denis et s’élançaient au pas de course au secours des patriotes qui soutenaient la lutte depuis le matin, de bonne heure. Roberge qui était un brave cœur s’était conduit en héros pendant la traversée. Les Anglais qui avaient observé le mouvement des patriotes de Saint-Antoine avaient braqué un canon sur le bac que conduisait Roberge, et un boulet emporta une planche de l’embarcation et fendit l’aviron du traversier. Celui-ci, sans se déconcerter, dit à ses compagnons : « Couchez-vous », et il continua à ramer sans perdre un seul coup d’aviron.
Notre arrivée, dans un moment critique, avait décidé de la victoire et les habits rouges reprirent, tout penauds, la route de Sorel, poursuivis par nos hommes qui leur enlevèrent leur canon et quelques prisonniers. Impossible de vous peindre la joie et l’enthousiasme que causa ce premier succès parmi les patriotes. On félicita les volontaires de Contrecœur, de Saint-Antoine et de Saint-Ours de la part décisive qu’ils avaient prise au combat, et la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre des rives du Richelieu aux bords du Saint-Laurent.
Nous reprîmes la route de Contrecœur, le soir même, afin d’aller porter la bonne nouvelle aux amis du village. Le capitaine Marion fut porté en triomphe, et les habitants allumèrent un énorme feu de joie sur le rivage, afin d’apprendre à leurs amis de Lavaltrie, de Lanoraie et de Saint-Sulpice le premier triomphe de l’insurrection contre le despotisme anglais. Cette joie, hélas ! fut de courte durée. La nouvelle de la défaite de Saint-Charles vint porter le découragement parmi les habitants insurgés. Saint-Charles avait été jusqu’alors, le foyer de l’insurrection et c’est là qu’avait eu lieu la fameuse assemblée des six comtés. M. Debartzch, seigneur de l’endroit, chassé de sa maison par les patriotes à cause de sa trahison, s’était réfugié à Montréal où il avait divulgué les plans et les intentions des chefs canadiens. Le 25 novembre, vers deux heures de l’après-midi, cinq cents hommes de troupes anglaises commandées par le colonel Wetherall, s’avancèrent sur Saint-Charles par le chemin de Chambly. Les patriotes s’étaient retranchés, sous les ordres de Gauvin, dans le manoir du seigneur Debartzch. Cette maison bâtie en pierre était située au milieu d’un parc et ne possédait réellement aucune valeur, comme lieu de défense. Dominée par une colline, il était évident qu’une pièce de canon devait suffire pour la mettre en ruine en quelques instants. Il est malheureusement trop vrai, qu’avec toute leur valeur française, nos chefs ne possédaient aucune notion de l’art militaire, et la boucherie de Saint-Charles en fut une preuve éclatante. Le colonel Wetherall occupa la colline qui dominait le camp où les patriotes étaient retranchés, et il ouvrit le combat par une décharge d’artillerie. Les patriotes se battirent comme des lions, mais la lutte était inégale, et le nombre, la discipline et les armes supérieures des troupes anglaises eurent bientôt raison de cette poignée de braves. Les Anglais campèrent cette nuit-là dans l’église de Saint-Charles et célébrèrent leur victoire par une orgie. Les chefs canadiens, Brown, Gauvin, Marchessault et Desrivières parvinrent à s’échapper et à gagner Saint-Denis où ils apportèrent la nouvelle du désastre. Les patriotes avaient perdu plus de quarante tués, trente blessés et trente prisonniers. Le découragement s’était emparé des paysans et la défaite de Saint-Charles avait détruit l’enthousiasme créé par la victoire de Saint-Denis. Les chefs poursuivis et traqués par la police anglaise s’enfuirent aux États-Unis. Ceux qui furent arrêtés montèrent sur l’échafaud pour payer de leur tête le « crime » d’avoir voulu résister à l’oppression britannique. C’est alors que commença cette chasse à l’homme qui dura pendant un an et qui eut pour résultat de semer la haine et la discorde dans nos campagnes canadiennes. On mit la police sur la piste de tous ceux qui avaient pris une part directe ou indirecte à l’insurrection ; on les traqua avec une persistance incroyable ; on mit leurs têtes à prix. Ceux qui furent arrêtés furent punis par la mort sur le gibet, l’exil aux Bermudes, la prison ou la confiscation de leurs propriétés. Inutile de vous dire que le capitaine Marion de Contrecœur fut au nombre de ceux qui furent signalés à la vengeance des autorités. Un mandat d’arrestation fut lancé contre tous les patriotes qui avaient pris part à la bataille de Saint-Denis ou qui s’étaient déclarés ouvertement en faveur de l’insurrection armée. Je me trouvais donc aussi au nombre de ceux qui avaient tout à craindre de la part des tribunaux anglais. Comme la plupart de mes camarades, je me préparais à prendre la route des États-Unis, quand le soir avant mon départ je reçus la visite du capitaine Marion. Je m’étonnai de le voir, car je le croyais déjà parti. Ma femme pleurait en veillant à mes préparatifs de départ, et j’essayais de la reconsoler. Le capitaine me prit à part et me dit :
— Girard, j’ai reçu aujourd’hui la visite de mon père qui habite Lanoraie. Le brave homme ayant appris la part importante que nous avons prise à l’engagement de Saint-Denis est venu m’offrir asile dans sa propre maison. Il prétend que j’y serai en parfaite sûreté. Maintenant, mon ami, j’ai voulu te consulter avant de rendre une réponse à mon père et j’ai voulu t’offrir de partager mon lieu de retraite, si tu crois qu’il soit prudent de rester à Lanoraie. Qu’en dis-tu ?
— Ma foi ! capitaine, je suis à vos ordres. Après avoir partagé avec vous les périls du combat, je suis prêt à vous tenir compagnie dans votre retraite.
— Bien ! très bien ! Il s’agit maintenant de s’éloigner sans éveiller les soupçons du voisinage. J’apprends que les habits rouges sont au bout-de-l’île, chez Deschamps, et qu’ils n’attendent que le moment propice pour faire une descente à Contrecœur. Il faut donc nous presser. Dis adieu à ta femme et partons.
J’embrassai ma femme après lui avoir donné les explications nécessaires, et quelques instants plus tard, je me trouvais chez le capitaine Marion, où nous attendait la voiture de son père.
Nous prîmes la route de Lanoraie, en longeant la rive sud du fleuve jusqu’à un point vis-à-vis l’église du village. Là, nous traversâmes le Saint-Laurent et il était deux heures du matin lorsque notre embarcation toucha la rive nord du fleuve, en face de la maison de M. Marion. Après avoir pris un copieux repas préparé à l’avance par Madame Marion qui nous attendait, nous remontâmes en voiture pour nous diriger vers la forêt où le père de mon ami nous avait préparé une retraite dans sa « cabane à sucre », au milieu d’un magnifique bois d’érables. Cette cabane était assez confortable et le père Marion avait pris soin d’y placer des vivres pour plusieurs jours. On nous visiterait une fois par semaine, pendant la nuit, afin de ne pas éveiller les soupçons des villageois et nous devions rester ainsi cachés jusqu’à nouvel ordre. Madame Marion avait aussi pris soin de nous faire parvenir quelques livres pour nous aider à « tuer » le temps, et somme toute, nous n’avions pas trop à nous plaindre de notre position. Nous étions dans notre solitude depuis un mois et l’on nous avait tenus au courant des événements politiques. Nous avions aussi reçu des nouvelles de Contrecœur. Nous attendions avec impatience que l’excitation fût apaisée afin de pouvoir reprendre la route du village, lorsqu’un jour, nous entendîmes, dans la forêt voisine, le bruit cadencé de la hache d’un bûcheron qui abattait un arbre. Nous ne fîmes que peu d’attention à ce fait assez ordinaire, mais le lendemain le bruit recommença et ce n’était plus un bûcheron mais plusieurs bûcherons qui venaient probablement d’établir un « chantier » pour la coupe du bois de corde, pendant l’hiver. Nous en étions à discuter le danger d’un tel voisinage pour nous, lorsque nous fûmes dérangés par la voix d’un homme qui frappait à la porte de notre cabane en nous demandant d’ouvrir. La fumée qui s’échappait de notre retraite avait trahi notre présence et un bûcheron, poussé par la curiosité, avait voulu savoir ce qui se passait d’étrange dans la « cabane à sucre » du père Marion. Bon gré, mal gré, il nous fallut ouvrir et nous nous trouvâmes en présence d’un homme jeune encore qui portait le costume « d’étoffe du pays » des fermiers canadiens. Il nous fut facile de voir, du premier coup d’œil, que nous n’avions pas affaire à un homme de peine, mais plutôt au fils d’un fermier des environs. Le jeune homme s’excusa de nous avoir ainsi dérangés, mais il avait vu la fumée de la cabane et comme nous étions en décembre et qu’il faisait froid, il était venu nous demander le privilège de se réchauffer auprès de notre feu. Force nous fut de le recevoir aussi cordialement que possible, et comme il ne nous posa pas de questions indiscrètes, nous résolûmes d’attendre l’arrivée du père Marion qui devait nous visiter le soir même, pour lui faire part du voisinage des bûcherons et de la visite du jeune homme. Il était passé minuit, lorsque le père Marion frappa à la porte de la cabane. Nous lui racontâmes en détail, la nouvelle importante de la présence des étrangers et le vieillard hocha la tête d’une manière qui fit croître nos appréhensions.
— Ce jeune homme que vous avez vu, nous dit le père Marion, doit être le fils Montépel de Lavaltrie. Son père est propriétaire de la « sucrerie » voisine et il est probable qu’il a décidé de « faire chantier », cet hiver. Si mes prévisions sont correctes, il ne vous reste qu’à fuir immédiatement, car les Montépel de Lavaltrie sont connus pour des bureaucrates enragés et vous serez dénoncés aux autorités anglaises. Je vais m’informer de la chose et je reviendrai demain vous avertir. En attendant, soyez prudent ; ayez l’œil ouvert et défiez-vous des bûcherons de la forêt voisine. Demain soir, à neuf heures, je serai ici pour vous communiquer les informations que j’aurai prises sur leur compte.
Le vieillard reprit immédiatement la route du village et nous laissa seuls pour discuter les nouvelles importantes que nous venions d’apprendre. La situation n’était pas des plus rassurantes. Si nous étions arrêtés, il était à peu près certain que nous payerions de notre tête la part que nous avions prise à l’insurrection. Nous attendîmes avec une impatience que vous devinez sans doute, le retour du père Marion. Le lendemain se passa sans qu’aucun incident remarquable vint troubler notre retraite. Nous entendions le bruit sec et cadencé des haches des bûcherons, mais personne n’approcha de la cabane. Le soir à neuf heures, comme il nous l’avait promis, le père de mon ami arriva à la cabane et nous annonça de bien mauvaises nouvelles. Celui que nous avions vu était en effet le fils Montépel, et toute la paroisse, de Berthier à Lavaltrie, savait déjà qu’il y avait deux personnes cachées dans la « cabane à sucre » du capitaine Marion. Il nous fallait fuir sans retard, car les autorités avaient probablement déjà appris le lieu de notre retraite et la police devait être à nos trousses. Le père Marion avait tout préparé pour notre fuite : nous devions nous rendre au « rang » de Saint-Henri, prendre la route à peu près solitaire qui conduit au « Point-du-jour » et de là nous diriger vers le village de Saint-Sulpice pour tâcher ensuite de gagner la frontière des États-Unis. Nous étions à faire nos préparatifs de départ, lorsque nous entendîmes les aboiements du chien auquel le père Marion avait confié la garde de sa voiture. Quelque chose d’étrange se passait au dehors car les aboiements redoublèrent. J’entrouvris la porte pour découvrir les causes de cette alerte et j’aperçus dans la clairière, trois cavaliers qui se dirigeaient vers nous. Je refermai précipitamment la porte de la cabane et j’eus à peine le temps de communiquer ma découverte à mon ami et à son père, quand nous entendîmes le bruit des voix des étrangers qui s’étaient arrêtés et qui se préparaient probablement à mettre pied-à-terre. Nous avions, tous les trois, saisi la signification de l’arrivée de ces trois hommes pendant la nuit : on venait pour nous arrêter. La même pensée avait produit la même détermination : il fallait résister. Pas une parole ne fut prononcée, pas un signe ne fut échangé. Chacun prit ses armes, résolu à vendre sa vie le plus chèrement possible. Nous avions trois bons fusils de chasse chargés de chevrotines, et s’il fallait en arriver là, nous étions prêts à combattre et à mourir. Le chien continuait à aboyer avec fureur et les cavaliers devaient être indécis, car quelques moments s’écoulèrent avant qu’ils ne se résolussent à frapper à la porte. L’un d’eux s’approcha enfin et demanda à haute voix l’entrée de la cabane. Je lui répondis par trois questions : — Qui était-il ? D’où venait-il ? Que voulait-il ? L’étranger répondit en mauvais français qu’il était à la recherche de deux patriotes fugitifs, Jean-Baptiste Girard et Amable Marion, et qu’il avait le pouvoir et l’autorité de les arrêter, morts ou vifs.
Nous nous consultâmes un instant avant de leur répondre et le capitaine Marion nous proposa de sortir hardiment de la cabane et de leur résister, coûte que coûte, s’ils faisaient mine de nous arrêter. Le vieillard paraissait indécis, mais comme le temps s’écoulait et qu’il fallait prendre une résolution immédiate, je répondis à l’étranger que nous allions sortir et que nous pourrions alors causer avec lui, avec plus de facilité. Il est fort probable que le mouchard anglais prit ces paroles comme acte de soumission, car nous l’entendîmes qui disait à ses compagnons :
— " We’ve got them allright, Jack. "
— Attends, un peu mon bonhomme, murmurai-je entre mes dents, et nous allons voir si tu es "allright ". Et nous sortîmes tous les trois, armés jusqu’aux dents, au grand étonnement des Anglais qui pensaient nous avoir pris comme dans une souricière. Il y eut un moment d’hésitation, de part et d’autre, lorsque nous nous rencontrâmes face à face, et je fus le premier à rompre le silence.
— Que nous voulez-vous ? leur dis-je en français, et en les apostrophant avec rudesse.
— Êtes-vous les nommés Marion et Girard, de Contrecœur ? me répondit celui qui nous avait déjà parlé et que je reconnaissais par le timbre de sa voix.
— Admettant que nous soyons Marion et Girard, répondis-je, que prétendez-vous faire ? nous arrêter ?
— Oui ! au nom de la reine, notre gracieuse souveraine, je vous arrête, comme traîtres et rebelles au gouvernement de sa gracieuse majesté.
— Eh bien ! M. l’Anglais ! veuillez dire à votre souveraine qu’il ne nous plaît pas de nous rendre comme des couards, et je vous donne ma parole que si vous levez la main contre nous, vous le faites au péril de votre vie de mouchard. Entendez-vous !
Et en disant cela, d’un commun accord, nous avions, mes camarades et moi, armé nos fusils. L’obscurité nous empêchait de voir tous les mouvements des Anglais qui se trouvaient à quelques pas, mais il nous fut facile de deviner les sentiments qui les agitaient. Ils avaient compté sur une soumission complète, et ils se trouvaient en face de trois hommes bien armés et décidés à défendre leur liberté. Une consultation à voix basse eut lieu entre les trois étrangers et nous crûmes entendre la voix et l’accent canadien de celui à qui on avait confié la garde des chevaux. Le père Marion nous dit à voix basse, qu’il croyait reconnaître le fils Montépel, mais la distance et l’obscurité nous empêchaient de nous assurer de l’exactitude de cette supposition. La conversation des étrangers continuait toujours et l’impatience nous gagnait. Je m’avançai de quelques pas, tout en continuant de me tenir sur mes gardes, et m’adressant à nos adversaires :
— J’ignore, Messieurs, ce que vous prétendez faire, mais si vous avez l’intention de mettre vos ordres à exécution, veuillez vous dépêcher un peu. Nous vous attendons de pied ferme. Trois contre trois, que diable ! la partie nous semble égale.
Celui qui nous avait déjà adressé la parole s’avança à son tour vers nous :
— Vous connaissez sans doute, nous dit-il, la sévérité du gouvernement contre les patriotes, et je vous conseille fortement de ne pas aggraver vos torts en luttant contre la loi. Rendez-vous paisiblement et je vous promets d’intercéder auprès des autorités, dans votre affaire.
— Ah ça ! M. l’Anglais ! répondis-je en me fâchant graduellement, pour qui nous prenez-vous ? Vous a-t-on accoutumé à ces manières de lâcheté et de couardise ? Si vous voulez le combat, en avant, nous sommes prêts, sinon prenez la route du village au plus vite, ou nous commencerons nous-mêmes la lutte. Tenez-vous-le pour dit !
Encore un moment de silence, et nos trois gaillards se décidèrent à remonter à cheval. Nous avions l’œil ouvert sur tous leurs mouvements. Au moment de s’éloigner, celui qui paraissait le chef de la bande nous dit d’une voix colère :
— Prenez garde ! nous représentons ici la loi, et vous êtes sous le coup d’une accusation de haute trahison. Tôt ou tard vous aurez à répondre de votre résistance devant les tribunaux.
Le capitaine Marion qui possédait un caractère violent voulait s’élancer sur les mouchards, mais son père l’en empêcha. Il répondit cependant d’une voix rendue vibrante par la colère :
— Vous êtes la loi et nous sommes la trahison. Eh bien ! laissez-moi vous dire, ce soir, que la loi est représentée par la trahison d’un Canadien-Français et la poltronnerie de deux Anglais. Vous êtes trois hommes qui représentez la loi et vous hésitez à remplir votre mandat. Vous êtes des lâches !
Et le capitaine, n’écoutant que sa colère allait s’élancer de nouveau vers les cavaliers, quand il fut retenu par son père qui se plaça devant lui.
— Laisse-les s’éloigner paisiblement, Amable, lui dit le vieillard. Tu as déjà à répondre à une accusation de haute trahison, ne va pas te charger d’un crime nouveau en attaquant les représentants de la force. Puisqu’ils sont trop lâches pour se mesurer avec nous, laisse-les partir, mon fils.
Les trois cavaliers, pendant ce temps-là, avaient repris, au galop, la route du village où ils allaient probablement chercher du renfort et il nous fallait nous sauver en toute hâte pour échapper aux nouvelles recherches de la police. Heureusement que tout était préparé pour notre fuite, et le galop des chevaux résonnait au loin sur la route, que nous abandonnions, à notre tour, notre retraite pour nous diriger vers la « concession » de St. Henri afin de prendre la route de St. Sulpice en passant par le « Point-du-jour. » Le père Marion nous conduisit chez un brave cultivateur de ses connaissances, M. Robillard, de St. Sulpice, qui nous reçut avec plaisir et qui nous offrit asile dans sa maison, en attendant l’époque où nous pourrions, sans trop de danger, tenter de franchir la frontière américaine. On nous relégua dans la cave de la maison, pour plus de sûreté, et c’est là qu’Amable Marion contracta les germes de la maladie, qui le conduisit au tombeau. Mon camarade qui avait déjà une fort mauvaise toux fut atteint de cette terrible maladie, la « phtisie galopante » et quelques jours plus tard, il expirait entre mes bras, victime de son dévouement à la cause de la liberté de son pays. Ses restes furent enterrés nuitamment dans le cimetière de Lanoraie, car on craignait de me compromettre en lui donnant des funérailles publiques. Huit jours plus tard, je réussissais à m’échapper en traversant à Verchères et en prenant sous le travestissement d’un maquignon américain, la route de la frontière. Ma connaissance de la langue anglaise aidant, je réussis à me diriger sur St. Albans sans éveiller les soupçons de la police. Je me trouvais hors de danger, mais mon brave ami avait succombé à la peine. Inutile de vous redire ici les tourments et la misère de l’exil. Je m’étais rendu à Burlington où s’étaient réfugiés la plupart des patriotes fugitifs et je suivais avec une anxiété bien facile à comprendre la marche des événements, au Canada. Mes biens furent saisis et confisqués au profit du gouvernement et ma femme se trouva dans un état voisin de la misère. Ayant réussi à obtenir du travail dans une fabrique d’ébénisterie, il me fut possible, en vivant avec la plus grande économie, d’amasser la somme nécessaire pour payer les frais de voyage de ma femme qui désirait venir me trouver afin de partager mon sort. Nous vécûmes ainsi pendant trois ans, à Burlington, dans une position plus ou moins difficile, car les affaires n’allaient pas très bien et il fallait se contenter de peu. Quand arriva l’époque où les réfugiés canadiens purent reprendre la route du pays, j’hésitai, malgré mon ardent désir de revoir le Canada. Mes propriétés étaient passées en des mains étrangères et il me répugnait d’aller, de nouveau, vivre sous un gouvernement qui nous avait fait tant de mal. J’étais jeune encore, cependant, et pour obéir aux désirs de ma femme, je me rendis à Montréal d’abord, où j’obtins du travail dans une maison de commerce et je vins m’établir plus tard dans l’humble demeure que j’habite encore aujourd’hui. Ma femme, comme je vous l’ai dit déjà, mourut en donnant le jour à Jeanne, et je me consacrai entièrement à l’éducation de mes enfants. Je n’étais pas riche, mais il me fut possible, en travaillant bien fort et en vivant de peu, de donner quelques années de collège à Jules et quelques mois de couvent à Jeanne. J’aurais voulu faire plus, mais mes forces m’abandonnaient graduellement et je me faisais vieux et infirme. Je m’étais scrupuleusement abstenu de me mêler aux luttes politiques, mais je voyais avec douleur notre beau comté de Verchères entre les mains du parti conservateur. L’élément libéral, cependant, faisait des efforts patriotiques pour obtenir le contrôle des affaires, et un jeune notaire du village de Verchères s’était bravement mis sur les rangs pour faire la guerre au chef reconnu des Tories dans le Bas-Canada. Il y avait tous les dimanches, pendant la période électorale, des discussions politiques, sur la place de l’église, entre les candidats rivaux. Je me trouvais un jour, par hasard, à l’une de ces réunions où s’étaient donné rendez-vous les orateurs des deux partis, quand je remarquai parmi ceux qui étaient inscrits pour prendre la parole, la figure du fermier Jean-Louis Montépel, de Lavaltrie. Je ne l’avais vu qu’une fois lors des événements mémorables de 1837, mais je me rappelai parfaitement sa figure. La discussion commença avec assez de calme, de part et d’autre, mais on en vint bientôt aux gros mots et je me laissai emporter, malgré mon grand âge, à crier : À bas Montépel ! quand celui-ci s’avança sur l’estrade pour s’adresser à l’assemblée. Fidèle à ses opinions d’autrefois il était resté conservateur et il fit un appel véhément en faveur du candidat tory. J’ignore encore ce qui me poussa à lui répondre, mais lorsqu’il termina sa harangue, je me trouvai sur l’estrade et je m’avançai pour parler, aux acclamations de mes amis du village qui criaient à tue-tête : — M. Girard ! M. Girard ! J’avais la tête en feu et je me laissai aller à des critiques regrettables. Je rappelai les antécédents de M. Montépel pendant la lutte de l’insurrection de 1837 ; je l’accusai d’avoir trahi son pays et d’avoir traqué ses frères, et je terminai en comparant les tories du présent aux bureaucrates du passé. M. Montépel baissa la tête devant mes accusations et ne répondit rien, mais j’ai la conviction de l’avoir blessé profondément dans ses sentiments politiques et dans son amour-propre. Quelques années se sont écoulées depuis cet incident regrettable, mais n’avais-je pas raison de vous dire, mes enfants, qu’il y a dans l’histoire des familles Girard et Montépel, une page que je voudrais pouvoir effacer aujourd’hui au prix des quelques jours qui me restent encore à vivre. Je vous ai dit, M. Pierre Montépel, qu’il ne saurait y avoir de ma part, aucun empêchement à votre union avec ma fille, mais êtes-vous bien sûr qu’il puisse en être ainsi de la part de votre père, Jean-Louis Montépel, le bureaucrate de 1837 et le conservateur d’aujourd’hui ?