J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 36-39).
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X.

LES PROJETS DE MARIAGE.

La ville de Boussac, formant, avec le bourg du même nom, une population de dix-huit à dix-neuf cents âmes, peut être considérée comme une des plus chétives et des plus laides sous-préfectures du centre. Ce n’est pourtant pas l’avis du narrateur de cette histoire. Jeté sur des collines abruptes, le long de la Petite-Creuse, au confluent d’un autre ruisseau rapide, Boussac offre un assemblage de maisons, de rochers, de torrents, de rues mal agencées, et de chemins escarpés, qui lui donnent une physionomie très-pittoresque. Un poète, un artiste pourrait parfaitement y vivre sans se déshonorer, et préférer infiniment cette résidence à l’orgueilleuse ville de Châteauroux, qui a palais préfectoral, routes royales, théâtre, promenades, équipages, pays plat et physionomie analogue. Bourges, dans un pays plus triste encore, a ses magnifiques monuments, son austère physionomie historique, ses jardins déserts, ses beaux clairs de lune sur les pignons aigus de ses maisons du moyen âge, ses grandes rues où l’herbe ronge le pavé, et ses longues nuits silencieuses qui commencent presque au coucher du soleil. C’est bien l’antique métropole des Aquitaines, une ville de chanoines et de magistrats, la plus oubliée, la plus aristocratique des cités mortes de leur belle mort. Guéret est trop isolé des montagnes qui l’entourent, et n’a rien en lui qui compense l’éloignement de ce décor naturel. L’eau y est belle et claire ; voilà tout. La Châtre n’a que son vallon plantureux derrière le faubourg ; Neuvy, son église byzantine qu’on a trop badigeonnée, et son vieux pont qu’on va détruire sans respect pour une relique du temps passé. Boussac a le bon goût de se lier si bien au sol, qu’on y peut faire une belle étude de paysage à chaque pas en pleine rue. Mais il se passera bien du temps avant que les citadins de nos provinces comprennent que la végétation, la perspective, le mouvement du terrain, le bruit du torrent et les masses granitiques font partie essentielle de la beauté des villes qui ne peuvent prétendre à briller par leurs monuments.

Il y a cependant un monument à Boussac, c’est le château d’origine romaine que Jean de Brosse, le fameux maréchal de Boussac, fit reconstruire en 1400 à la mode de son temps. Il est irrégulier, gracieux et coquet dans sa simplicité. Cependant les murs ont dix pieds d’épaisseur, et dès qu’on franchit le seuil, on trouve que l’intérieur a la mauvaise mine de tous ces grands brigands du moyen âge que nous voyons dans nos provinces dresser encore fièrement la tête sur toutes les hauteurs.

Ce château est moitié à la ville et moitié à la campagne. La cour et la façade armoriée regardent la ville ; mais l’autre face plonge avec le roc perpendiculaire qui la porte jusqu’au lit de la Petite-Creuse, et domine un site admirable, le cours sinueux du torrent encaissé dans les rochers, d’immenses prairies semées de châtaigniers, un vaste horizon, une profondeur à donner des vertiges. Le château, avec ses fortifications, ferme la ville de ce côté-là. Les fortifications subsistent encore, la ville ne les a pas franchies, et la dernière dame de Boussac, mère de notre héros, le jeune baron Guillaume de Boussac, passait de son jardin dans la campagne, ou de sa cour dans la ville, à volonté.

Environ dix-huit mois après les événements qui remplissent la première partie de ce récit, madame de Boussac et son amie, madame de Charmois, assises dans la profonde embrasure d’une fenêtre, admiraient d’un air plus ennuyé que ravi le site admirable déployé sous leurs yeux. On était aux premiers jours du printemps. La végétation naissante répandait sur les arbres une légère teinte verte mêlée de brun ; les amandiers et les abricotiers du jardin, ainsi que les prunelliers des buissons étaient en fleurs ; une magnifique journée s’éteignait dans un couchant couleur de rose. Cependant, un bon feu brûlait dans la vaste cheminée du grand salon, et la fraîcheur du soir était assez vive derrière les murailles épaisses du vieux manoir.

La plus belle décoration de ce salon était sans contredit ces curieuses tapisseries énigmatiques que l’on voit encore aujourd’hui dans le château de Boussac, et que l’on suppose avoir été apportées d’Orient par Zizime et avoir décoré la tour de Bourganeuf durant sa longue captivité. Je les crois d’Aubusson, et j’ai toute une histoire là-dessus qui trouvera sa place ailleurs. Il est à peu près certain qu’elles ont charmé les ennuis de l’illustre infidèle dans sa prison, et qu’elles sont revenues à celui qui les avait fait faire ad hoc, Pierre d’Aubusson, seigneur de Boussac, grand-maître de Rhodes. Les costumes sont de la fin du xve siècle. Ces tableaux ouvragés sont des chefs-d’œuvre, et, si je ne me trompe, une page historique fort curieuse.

Le reste de l’ameublement du grand salon de Boussac était, dès l’époque de notre récit, loin de répondre, par sa magnificence, à ces vestiges d’ancienne splendeur. Au bas de ces vastes lambris rampaient, pour ainsi dire, de méchants petits fauteuils à la mode de l’empire, parodie mesquine des chaises curules de l’ancienne Rome. Quelques miroirs encadrés dans le style Louis xv remplissaient mal les grands trumeaux des cheminées. Il y avait entre ce mobilier et le formidable manoir où il flottait inaperçu, le contraste inévitable qui rend la noblesse de nos jours si faible et si pauvre auprès de la condition de ses aïeux.

Il semblait que ce sentiment pénible remplit involontairement l’esprit des deux dames qui s’entretenaient dans l’embrasure de la fenêtre ; car elles étaient assez mélancoliques en devisant à voix basse entre chien et loup.

L’âge de ces nobles personnes pouvait composer un siècle assez également partagé entre elles deux. Elles avaient été belles ; du moins la physionomie et la tournure de madame de Boussac le témoignaient encore ; mais l’embonpoint avait envahi les appas de madame de Charmois, ce qui ne l’empêchait pas d’être active, remuante et décidée.

Arrivée de la veille à Boussac avec son mari, récemment promu à la dignité de sous-préfet de l’arrondissement, madame de Charmois renouvelait connaissance avec une ancienne amie qu’elle n’avait pas vue depuis deux ou trois ans, et qui, malgré la différence notable de leurs caractères respectifs, se faisait une grande joie de posséder enfin un voisinage et une société de son rang.

— Ma toute belle, disait la nouvelle sous-préfette, je vous admire, en vérité, d’avoir pu passer deux hivers de suite dans votre château.

— Il est un peu triste, en effet, ma chère, répondit madame de Boussac ; cependant il est mieux bâti, plus spacieux, et moins dispendieux à chauffer que ne l’était mon joli appartement de Paris.

— Je suis loin de m’en plaindre, surtout quand vous m’y donnez si gracieusement l’hospitalité en attendant que j’aie trouvé à m’installer dans votre étrange ville. Je vais la trouver délicieuse en y vivant près de vous ; mais avouez que, sans cela, chère amie, il y aurait du mérite à venir s’y enterrer.

— Vous la connaissiez pourtant bien, notre ville, quand vous avez accepté cette résidence.

— Depuis une quinzaine d’années que je suis venue vous y voir… deux fois, trois fois !

— Deux fois ! Moi, je n’ai rien oublié.

— Je n’ai rien oublié de vous non plus. Mais à force d’être occupée de vous, j’avais oublié de regarder la ville, et je me la figurais moins pauvre et moins laide dans mes souvenirs.

— Mais, malheureusement pour nous, vous n’y resterez pas longtemps. Ceci est un acheminement à une sous-préfecture de première classe.

— Si je ne pensais que nous serons préfet dans dix-huit mois, je vous confesse que je n’aurais jamais permis à M. de Charmois d’entrer dans la carrière administrative. Mais vous, ma chère belle, qui n’avez point d’ambition, même pour votre fils, à ce qu’il paraît, comment avez-vous pris ce grand parti de renoncer aux hivers de Paris ?

— Ne faut-il pas que je songe à l’établissement de ma fille ? J’ai deux enfants, et vous n’en avez qu’un. Donc je suis la plus gênée de nous deux. Sans prétendre à relever ma fortune, puisque Guillaume a de la répugnance pour une carrière quelconque qui enchaînerait son indépendance, je dois achever de libérer quelques terres de certaines hypothèques que mon mari a été forcé de laisser prendre. Voilà ma fille sortie tout à fait du couvent, en âge d’être mariée…

— Mais il vous reste bien encore trois cent mille francs au soleil à partager entre eux deux ?

— À peu près.

— Ce n’est pas mal, cela ! Si nous en avions autant, nous ne serions pas sous-préfet à Boussac. Mais une fois arrivés à une bonne préfecture, nous marierons avantageusement notre fille. Quand attendez-vous décidément Guillaume ?

— Dans huit jours, et je ne vis pas jusque-là. Après plus d’un an d’absence, jugez de ma soif de le revoir !

— Oh ! il me tarde aussi de l’embrasser, ce cher enfant ! Je voudrais bien savoir s’il reconnaîtra Elvire ? Elle est tellement grandie ! La trouvez-vous belle, ma fille ?

— Elle est assurément fort bien, charmante !

— Elle ne ressemble pas du tout à son père, n’est-ce pas ? Malheureusement elle est infiniment moins belle que la vôtre et moins bien élevée, je parie.

— Marie est passable, voilà tout. Mais c’est une excellente personne.

— Un peu romanesque, n’est-ce pas, comme son frère ?

— Oh ! beaucoup moins romanesque, Dieu merci. Tenez ! les entendez-vous rire, ici au-dessous, dans leur chambre ? Vous voyez bien que Marie pas plus qu’Elvire n’engendre la mélancolie !

— Comment ! est-ce que c’est Elvire qui crie comme cela ? À coup sûr ce n’est pas Marie ! J’ai envie de les faire taire en les appelant par la fenêtre. Si vos bourgeois de province entendaient cela, ils prendraient nos filles pour des butordes comme les leurs.

— Eh ! laissez-les rire ! c’est de leur âge ! Nos filles seront plus heureuses que nous, ma chère. Elles se marieront passablement, grâce à leur naissance, et ne feront que gagner à changer de position. Nous qui avons passé notre jeunesse au milieu des fêtes et du luxe de l’empire, nous trouvons le temps présent bien triste et la vie bien nue.

— Ne parlez pas ainsi, ma belle. On croirait que vous regrettez l’empire.

— Non. Je connais trop le devoir de mon rang et ce que je dois à mes opinions pour cela. Mais j’ai beaucoup perdu comme fortune et comme position à la chute de Buonaparte.

— Non, ma chère, vous avez perdu à la mort de votre mari ; car s’il eût vécu jusqu’à 1815, il eût fait comme le mien et comme tant d’autres fonctionnaires et officiers de l’empire. Il se fût rallié des premiers aux princes légitimes, et il aurait repris du service ou se serait fait donner quelque bonne place en province.

— Ce n’est pas sûr, ma chère. Il s’était attaché à l’empereur.

— Il s’en serait détaché de son empereur !

— Peut-être. J’aurais fait mon possible pour cela, non par ambition, mais par conviction. Je n’aurais peut-être pas réussi. Il faut bien avouer que l’empereur… que Buonaparte a exercé sur nos maris un grand prestige.

— Oui, dans les commencements, c’était fait pour cela. J’ai vu M. de Charmois lorsqu’il était chambellan, tout à fait coiffé de lui…. Mais quand il lui a vu faire tant de sottises, il a ouvert les yeux sur ses véritables intérêts comme sur ses vrais devoirs.

— Je doute que M. de Boussac se fût corrigé si aisément. Il était d’humeur, au contraire, à s’attacher à Napoléon à proportion de ses revers.

— C’était une tête romanesque, lui aussi ; un digne homme, j’en conviens, qui vous eût rendue bien heureuse, si la guerre ne vous eût si souvent séparés, et si vous n’eussiez pas été si jalouse.

— Vous êtes mal fondée à me faire ce reproche… je ne l’ai jamais été de vous.

— Cela vous plaît à dire… Vous l’étiez bien un peu !

— Nullement. M. de Boussac redoutait fort les coquettes… Et vous l’étiez excessivement.

— Méchante !… Est-ce que nous ne l’étions pas toutes dans ce temps-là ?

— Plus ou moins…

— Vous étiez folle de toilette, allons donc ! et vous faisiez pour cela des dépenses que M. de Charmois ne m’eût jamais permises.

— C’était plutôt vanité de ma part que coquetterie… Pensez-vous que ce soit tout à fait la même chose ?

— Vous êtes très-méchante, ce soir… Mais si j’ai été coquette, si je le suis encore un peu, je suis excusable ; mon mari n’était pas aimable comme le vôtre… Mais quel tapage font ces demoiselles ! c’est intolérable, ma chère… Je suis sûre que toute la ville les entend. Ah ! les demoiselles se gâtent en province… cette manière de rire et de crier est vraiment de mauvais ton !

— Ce ne sont pas elles qui crient comme cela… ce sont les servantes ; c’est Claudie… je reconnais sa voix.

— Laquelle de vos deux soubrettes est Claudie ?… est-ce la belle blonde ?

— Non, c’est la petite brune… L’autre s’appelle Jeanne : elle est ma filleule.

— Eh ! croyez-vous que ce soit bien convenable de laisser nos filles se divertir dans la compagnie de ces servantes ?

— Il faut bien que nos pauvres enfants s’amusent un peu… c’est fort innocent ! Sans doute elles font monter ces petites dans leur chambre pour s’essayer avec elles à danser la bourrée du pays. C’est un bon exercice pour la santé. Claudie démontre cette danse ex professo… Elle est légère, bien découplée, et ne manque pas de grâce.

— Et l’autre, la belle ? danse-t-elle aussi ?

— Non, c’est une fille sérieuse et mélancolique. Mais, en général, c’est elle qui chante les airs de bourrée. Elle a une jolie voix.

— Est-ce que vous êtes bien servie par ces paysannes ?

— Mieux que je ne l’ai jamais été par des femmes de chambre de Paris que je payais dix fois plus cher, et qui s’ennuyaient en province ; c’est une réforme domestique dont je n’ai eu qu’à m’applaudir, et que je vous conseille.

— Mais elles ne savent rien faire ? Qui est-ce qui vous habille ? Qui est-ce qui coiffe Marie ?

— C’est Claudie. Elle est adroite, active et intelligente, c’est une fille remarquablement éducable.

— Et l’autre ? que fait-elle ? Je la vois moins souvent dans la maison.

— Elle garde mes vaches, fait le beurre et les fromages à la crème dans la perfection. Elle dirige la lessive, range le linge et conserve les fruits. C’est elle qui a toutes mes clefs. Elle est beaucoup moins fine, moins adroite de ses mains et moins diligente que Claudie ; mais c’est un excellent sujet : sage, rangée, laborieuse, douce et fidèle, elle m’est devenue fort nécessaire. C’est une véritable trouvaille que mon fils a faite là pour ma maison.

— Ah ! c’est Guillaume qui vous l’a donnée : Il l’a prise sur sa jolie figure, et cela prouve qu’il s’y connaît.

— Ma chère, Guillaume est trop bien né, il se respecte trop pour avoir des yeux pour ces pauvres créatures.

— Vous n’aviez pas tant de confiance en monsieur son père, car je me rappelle fort bien qu’un jour, ici, jadis, je vous trouvai tout en larmes, et venant de renvoyer la bonne… la nourrice, je crois, de votre fils, parce que vous pensiez que M. de Boussac la trouvait trop belle.

— Vous rappelez un de mes vieux péchés, et c’est cruel de votre part. La pauvre nourrice était, je crois, fort innocente. Elle était un peu lente, un peu hautaine et têtue ; elle m’impatientait souvent. J’avais alors le sang plus vif qu’aujourd’hui. M. de Boussac, plus indulgent et meilleur que moi, me donnait toujours tort quand je la grondais. Un jour, j’en pris du dépit. Je lui fis des reproches injustes. Il décréta, pour avoir la paix, le renvoi de la pauvre Tula, et j’en fus très-punie, car je ne retrouvai jamais une femme aussi dévouée à mon fils et à moi. Mais elle était d’une fierté insensée. Je ne sais quelle parole de laquais lui fit entendre que j’étais jalouse d’elle, et jamais, quelques offres que je lui fisse faire, elle ne voulut rentrer à mon service. Je fus un peu offensée d’un tel orgueil ; puis vint la mort de mon pauvre mari, mes embarras de fortune, mon séjour à Paris pour l’éducation de Guillaume ; et j’avais oublié cette femme, lorsqu’il y a dix-huit mois, peu de jours après ma nouvelle et définitive installation dans ce pays-ci, Guillaume m’apprit sa mort et m’amena, d’un village où il avait été se promener par hasard, cette orpheline, cette Jeanne, la fille de Tula, la sœur de lait de Guillaume par conséquent.

— Ah ! la fille de… la nourrice ? La fille de la nourrice, cette blonde ? Je l’ai vue toute petite chez vous.

— Elle a beaucoup des manières et même des manies de sa mère ; mais elle est infiniment plus patiente et plus douce. Dans le premier moment, la vue de cette jeune fille me causa une impression pénible. Elle me rappelait un chagrin de ménage et peut-être des torts de ma part. J’eusse souhaité lui faire du bien et la renvoyer dans son village. Mais c’est au retour de cette promenade que Guillaume fit l’épouvantable maladie qui le tint six semaines entre la vie et la mort, et Jeanne le soigna avec tant de dévouement que je la gardai ensuite par reconnaissance.

— On a dit qu’il avait reçu d’un paysan un coup de pierre à la tête. Est-ce à cause d’elle ?

— Ce n’est pas vrai, car il l’a toujours nié, et Jeanne n’a rien vu de semblable. Vous savez bien que c’est à la suite d’un incendie où Guillaume s’employa avec dévouement pour sauver une misérable chaumière frappée de la foudre qu’il eut cette terrible fièvre cérébrale.

— Comment voulez-vous que j’aie oublié cela ? vous me l’avez écrit dans le temps. D’ailleurs, cela fait trop d’honneur à Guillaume pour qu’on l’oublie.

— Vous ai-je écrit tous les détails de cette aventure ? que cette chaumière était précisément celle de la pauvre Tula, qui venait de mourir ? et que Jeanne ayant perdu dans le même jour sa mère et tout son chétif avoir, Guillaume l’avait adoptée en quelque sorte dans un noble élan de charité ? C’est ainsi qu’il la connut et me l’amena.

— Mais c’est tout un roman, cela, mon amie !

— C’est un roman bien simple, et qui se termine là. L’héroïne soigne mes poules et ma laiterie.

— Et Guillaume ?

— Eh bien, quoi ! Guillaume ?

— Il n’a pas fait un roman là-dessus, lui ?

— Il a fait une jolie romance ; mais Jeanne n’y comprendrait goutte, et ne saurait pas la chanter… D’ailleurs, elle est fort sensible, pour une paysanne, et on ne peut prononcer le nom de sa mère sans qu’elle se mette à pleurer.

— Ah ! elle a le cœur sensible ?… Est-ce que Guillaume….

— Que demandez-vous ?

— Rien. Mais dites-moi donc pourquoi vous avez fait voyager si longtemps Guillaume après tout cela ?

— Hélas ! vous le savez, sa santé avait beaucoup de peine à se remettre. Une profonde mélancolie l’absorbait et me donnait des craintes poignantes pour l’avenir.

— Et la cause de cette mélancolie, vous n’avez jamais pu la savoir ?

— Il n’y avait pas d’autre cause, je vous le jure, qu’un état maladif, une sorte d’atteinte au cerveau. J’ai toute la confiance de mon fils ; il ne m’a jamais rien déguisé, rien caché, même. Il m’a constamment protesté, comme je vous l’ai écrit, qu’il ne connaissait pas de cause morale à sa langueur. Les médecins ont conseillé la distraction, les voyages. Lui-même en sentait le besoin, et il n’a pas passé deux mois en Italie avec notre bon ami sir Arthur Harley, sans recouvrer la force, l’appétit, la gaieté et toute la fraîcheur de sa jeunesse. Sir Arthur m’écrit, ainsi que lui, toutes les semaines, et me mande, en dernier lieu, que je vais en juger !

— C’était un charmant jeune homme que Guillaume ! reprit madame de Charmois, devenue tout à coup pensive ; il me tarde de le revoir. — Mais dites-moi donc, mon cœur, ce bon monsieur Harley, votre Anglais, est-il aussi riche qu’on le dit ?

— Pas très-riche pour un Anglais qui voyage ; mais enfin, il a bien un million de fortune.

— Eh ! c’est fort joli, cela !… Est-ce que vous ne pensez pas que ce serait un joli parti pour Marie ?

— Vous n’avez en tête qu’établissements et coups de fortune ! Eh bien ! je vous assure que je n’ai jamais songé à cela.

— Et en quoi la chose serait-elle impossible ? N’est-ce pas une bonne idée que je vous donne ?

— C’est du moins fort invraisemblable. Si le droit d’aînesse est rétabli, surtout, Marie aura à peine deux ou trois mille livres de rente. Un millionnaire n’est pas son fait, vous le voyez, et j’aspire à beaucoup moins pour elle.

— Bah ! elle est jolie ! et votre Anglais, autant que je me le rappelle, est un philosophe, un original. Un peu d’adresse, un peu de coquetterie, et Marie pourrait bien lui tourner la tête.

— Marie n’aura pas cette coquetterie, et je ne la lui conseillerai pas. Nous ne sommes pas adroites, ma toute belle, nous sommes fières !

— Folie que tout cela ! vous serez bien plus fières avec un million de fortune.

— Ne dites jamais de pareilles choses devant ma fille, je vous en supplie. J’espère que vous ne les diriez pas devant la vôtre.

— Une fille à qui il faudrait indiquer l’emploi de ses beaux yeux et de son doux sourire pour trouver un mari serait une fille bien sotte. Les jeunes personnes devinent tout cela sans qu’on le leur apprenne.

— Marie aura le bon esprit d’être bête. Elle est très-enfant, très-simple, et sans aucune ambition.

— Cela n’empêche pas de voir que M. Harley est un fort bel homme, qu’il est encore jeune… à ce qu’il me semble, du moins. Quel âge a-t-il ?

— Quelque chose comme trente ans.

— Ouf ! j’aimerais mieux qu’il en eût quarante. S’il en avait cinquante, l’affaire serait sûre. Les hommes de cinquante ans aiment mieux les jeunes filles que ceux de trente. Il est vrai que quand ils ont de l’esprit ils sont plus méfiants.

On persuaderait facilement à un homme de trente ans qu’une de nos filles se meurt d’amour pour lui, et tout est là, croyez-moi. Les hommes n’épousent que par amour-propre, soit un grand nom, soit une grande fortune, soit une grande beauté. Et quand il n’y a pas une grosse dot, il est bon qu’il y ait une grande passion. Cela les flatte, et ils se décident pour empêcher une jeune personne d’en mourir.

Madame de Boussac, quoique bonne et digne, péchait principalement par faiblesse de caractère, et ses bons principes ne répondaient pas suffisamment à ses bons instincts. L’empire l’avait beaucoup moins corrompue que madame de Charmois ; mais il en avait fait comme de toutes les femmes qui y ont joué un bout de rôle, un enfant gâté, une personne frivole, soumise à des besoins de luxe et de vanité, que le régime collet-monté de la restauration ne pouvait pas corriger radicalement. Guillaume croyait à sa mère plus qu’elle ne le méritait. Il prenait à la lettre ses sages discours et sa noble tenue. Il ne savait pas combien elle regrettait au fond du cœur cette déchéance de position dont elle avait l’air de prendre son parti fièrement. Madame de Boussac n’était pas intrigante ; mais le caractère intrigant de la Charmois ne la scandalisait pas autant qu’il l’aurait dû faire. Elle n’eût jamais inventé rien de bas et de pervers ; mais au lieu d’être indignée de ces vices chez les autres, elle s’en amusait quand elle les voyait entourés d’esprit et d’audace enjouée. Elle se fût prêtée avec nonchalance à une intrigue, toute prête, comme les personnes faibles, à se faire, en cas d’échec, un mérite de n’y avoir pas résolument trempé, et même à railler et condamner doucettement les inventeurs de la ruse ; mais capable pourtant de les admirer et de les remercier, si la ruse réussissait à son profit sans qu’elle eût paru y donner les mains.

La scélératesse de la grosse Charmois ne la révolta donc pas réellement. Elle prit le parti d’en rire, et feignit de ne pas croire au succès pour se le faire mieux démontrer. Être honnête et rester l’amie d’une pareille femme, n’était-ce pas renoncer en quelque sorte à son propre mérite ! Mais la Charmois, plus fine qu’elle, ne la tâtait sur ce chapitre que pour savoir si elle avait des projets pour sa fille, pensant, en femme avisée, que sir Arthur pourrait bien être un meilleur gendre pour elle-même que Guillaume de Boussac, sur lequel elle avait commencé par jeter son dévolu.