J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 31-36).
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IX.

ADIEU AU VILLAGE.

C’est le fils de Léonard qui avait ramené Guillaume : c’est lui qui guettait son réveil ; c’est encore lui qui lui expliqua comment il l’avait ramené d’Ep-Nell et installé à la cure. Guillaume eut peine à s’expliquer l’espèce de congestion cérébrale qui avait suspendu en lui l’action de la pensée. Il n’éprouvait plus qu’un peu de défaillance et de vertige. Il se leva, pensant en être quitte pour une petite bosse à la tête, et se dit avec plaisir que ses cheveux cacheraient cet accident à sa mère. Cadet, qui avait le meilleur cœur du monde, et à qui l’on avait bien recommandé de le soigner, alla lui chercher un verre de vin pendant qu’il s’habillait, et il se disposait à se rendre au cimetière pour assister à l’enterrement de sa nourrice, lorsqu’il vit revenir le curé avec son sacristain, suivis de la famille de la défunte et des personnes qui avaient pris part à la cérémonie. Jeanne venait la dernière, accablée, marchant avec peine, la figure cachée sous sa cape, et appuyée sur Claudie qui pleurait de très-bon cœur, comme une très-bonne fille qu’elle était. Cependant Jeanne s’approcha du jeune baron et lui demanda de ses nouvelles avec une sollicitude qui le toucha vivement dans un pareil moment. Il lui prit le bras, et la fit entrer dans la cuisine du curé, où elle tomba sur une chaise, pâle et suffoquée. Il lui semblait qu’elle venait de perdre sa mère une seconde fois.

Mais la Grand’Gothe, survenant avec son marcher et son parler masculin, ne lui laissa pas le loisir de s’abandonner à sa douleur. Allons, Jeanne, dit-elle, il faut remercier tes parents et tes amis qui ont suivi l’enterrement avec beaucoup d’honnêteté, malgré qu’ils savaient bien que notre maison étant brûlée, nous n’avions plus la commodité de suivre les usages et de les régaler au retour du cimetière. Fais-leur tes excuses, et ton compliment. Allons, ça te regarde, c’est ton devoir et non pas le mien.

Jeanne se leva et remercia les assistants qui étaient entrés dans la cuisine du presbytère. Tous lui donnèrent de grands témoignages d’amitié, et Guillaume remarqua chez la plupart d’entre eux un langage généreux et plein d’une noble simplicité. Allons, ma Jeanne, lui dirent quelques-uns des plus anciens, tu peux venir chez nous quand tu voudras. Tu n’as qu’à faire ton choix, nous serons bien contents de te loger et de te nourrir du moins mal que nous pourrons.

— En vous remerciant, mes braves mondes, pour toutes vos amitiés, répondit Jeanne ; mais je vous connais tous trop malheureux, et trop embarrassés de famille, pour aller me mettre à votre charge. Je suis jeune, je ne suis pas encore dégoûtée de travailler, et je suis décidée de me louer dans quelque métairie.


Comment, malheureuse… (Page 32.)

— Mais la saint Jean est passée, et la saint Martin n’est pas venue, Jeanne ! En attendant, faut demeurer en quelque part ?

— Mes amis, dit Guillaume, tranquillisez-vous, M. le curé et ma mère, madame de Boussac, se chargeront d’établir Jeanne convenablement.

— À la bonne heure, dit le grand-oncle Germain, qui parlait pour les autres : si la grand’dame de Boussac s’en charge, nous sommes contents.

Tous se retirèrent après avoir embrassé Jeanne, qui sanglotait, et le curé rentra suivi de Marsillat. La Grand’Gothe était restée avec un homme de très-mauvaise mine, qui jetait autour de lui des regards farouches et qui choqua beaucoup Guillaume par son affectation à garder son chapeau sur la tête quand tous s’étaient découverts devant le curé.

— À présent, dit la tante, il faut, Jeanne, faire tes compliments à M. le curé et à ton parrain ; et puis, tu vas venir, ma mignonne, parce que j’ai besoin de toi.

— Non, ma tante, répondit Jeanne avec une fermeté que Guillaume n’aurait pas attendue d’un caractère si humble et si confiant, je n’irai pas avec vous. Je sais ce que vous me voulez, et je ne veux pas vous obéir.

— Comment, malheureuse, s’écria la Gothe en élevant la voix, tu ne veux plus obéir à ta tante, qui t’a élevée, qui est ta plus proche parente, qui a perdu cette nuit tout ce qu’elle avait dans ta maison, qui va être obligée de mendier son pain avec une besace sur le dos, et qui n’a pas seulement une étable pour se retirer ?

— Écoutez, ma tante, répondit Jeanne, vous avez déjà choisi un endroit pour vous retirer. Je vous ai donné cette nuit l’argent que mon parrain m’avait fait présent. Je vous ai dit ce matin que je vous abandonnais tout ce qui a été sauvé du mobilier, et toutes les bêtes… Je ne garde rien pour moi que les habits que j’ai sur le corps.

— Eh ! qu’est-ce qui les mènera aux champs, les bêtes ? qu’est-ce qui les fera pâturer, en attendant qu’on puisse les conduire en foire ?

— C’est vous, ma tante ; vous êtes encore assez jeune et assez forte pour aller aux champs, et vous y meniez toujours votre chèvre, parce que vous ne vouliez pas me la confier.


Et vous aussi, monsieur Marsillat, vous n’êtes pas méchant. (Page 34.)

— Jeanne a raison, dit le curé, vous n’avez pas besoin de ses services, Gothe, et elle a fait pour vous plus qu’elle ne pouvait, plus qu’elle ne devait peut-être. Elle est majeure, vous n’avez aucun droit sur elle ; laissez-la donc libre de ses actions.

— Ainsi elle m’abandonne, s’écria la tante, jurant, piaillant, déclamant, et feignant de se désespérer. Une enfant que j’ai élevée, que j’ai amusée et portée aux champs quand elle était haute comme mon sabot ! Une fille pour qui je me serais sacrifiée, et pour qui je ne me suis pas mariée, afin de lui laisser mon bien !

— Mariez-vous, mariez-vous si le cœur vous en dit, ma tante, dit Jeanne avec douceur. — Je n’ai jamais entendu parler que vous vous étiez privée de ça pour moi.

— Eh bien ! oui, je me marierai ! J’ai encore un peu de bien, va ! et ça n’est pas toi qui en hériteras, car je testamenterai en faveur de mon homme.

— Mariez-vous donc, et testez comme vous voudrez, dit le curé, en haussant les épaules.

— C’est toujours bien cruel, hurla la mégère, d’être abandonnée comme ça ! Ah ! si ma pauvre sœur avait prévu ça, Jeanne, elle t’aurait refusé sa bénédiction sur le lit de la mort !

Ces paroles barbares firent sur Jeanne une profonde impression. Elle tressaillit, hésita, fit un mouvement pour se jeter au cou de sa tante, afin de l’apaiser ; mais, rencontrant le visage sinistre de l’homme qui était resté derrière elle, dans le fond de la cheminée, elle s’arrêta. — Écoutez, tante, dit-elle, si ma maison n’avait pas brûlé, je ne me serais jamais séparée de vous. Si j’avais le moyen d’en faire bâtir une autre, je vous dirais de venir y demeurer avec moi ; mais ça ne se peut pas. Voilà mon parrain qui veut me récompenser de mes pertes ; mais j’ai des raisons, de très-bonnes raisons pour refuser la charité que mon parrain veut me faire.

— Lesquelles, Jeanne ? demanda vivement Guillaume.

— Je vous dirai cela à vous, plus tard, mon parrain. À présent je dis à ma tante que je veux me louer ; c’est mon devoir ; et si elle n’est pas heureuse avec ce qu’elle a, je lui donnerai l’argent que je gagnerai. Mais tant qu’à la suivre, ça ne sera jamais, j’en jure ma foi du baptême.

— Vous voyez ben, mère Gothe, que c’est à cause de moi qu’alle jure comme ça ! dit d’une voix creuse et lugubre, et avec un regard haineux, l’homme qui jusque-là s’était tenu muet et immobile dans le coin du foyer.

— Je n’ai rien dit contre vous, père Raguet, répondit Jeanne, mais vous direz contre moi ce que vous voudrez, je n’irai pas demeurer chez vous.

— Je m’y opposerais de tout mon pouvoir ! s’écria le curé, qui ne put contenir un geste de mépris en apercevant la sombre figure de Raguet.

— C’est bien, monsieur l’abbé ! répondit Raguet. Y en a qui sont toujours accusés de tout le mal qui se fait contre eux ; y en a aussi qui parlent comme des bons saints, et qu’on croit ben religieux, et qui ont de plus mauvaises pensées que moi.

— Oui, oui ! reprit la mégère, il y a du monde bien sournois, père Raguet, et c’est ceux-là qui se contentent toujours aux dépens des autres.

Le bon curé pâlit de crainte et d’indignation. Guillaume s’approcha de Raguet et le regarda en face d’un air de menace et de mépris, mais sans pouvoir lui faire baisser les yeux. Cette face pâle et morne semblait n’être susceptible d’aucune autre expression que celle de la haine calme et patiente. — Qui avez-vous l’intention d’insulter ici ? lui dit Guillaume, en le toisant avec hauteur.

— Je ne vous parle pas, mon petit Monsieur, répondit le paysan, et de plus gros que vous ne m’ont pas épeuré.

— Mais vous allez sortir d’ici ! s’écria Guillaume en s’armant de la fourche à attiser le feu, car il lui semblait que Raguet faisait le mouvement de prendre une arme sous sa veste sale et débraillée.

— Sortir ? dit Raguet avec le sang-froid de la prudence et sans montrer aucune crainte, je ne demandons pas mieux ; on n’est pas déjà en si bonne compagnie ici… Je ne dis pas ça pour M. Marsillat.

— C’est bien de l’honneur pour moi, dit Marsillat d’un ton ironique, Allons, Raguet, taisez-vous et partez. Vous savez que je vous tiens ! soyez sage… et gentil, ajouta-t-il d’un air railleur auquel Raguet répondit par un sourire d’intelligence.

— Oui, oui, allons-nous-en, mère Gothe, dit-il en se traînant lentement vers la porte. En voilà assez, mes braves gens ! Sans adieu. » Et il partit sans lever son chapeau, suivi de la tante qui serrait le poing et grommelait des imprécations entre ses dents.

— Misérable, murmura le curé lorsqu’ils furent éloignés.

— Lâches canailles, dit Guillaume. Cet homme a la tournure d’un scélérat.

— C’est pour cela qu’il n’est pas très-redoutable, dit Marsillat avec légèreté.

— Ah ! ma pauvre Jeanne ! s’écria Cadet, tout ça c’est trop malheureux pour toi. Oh ! oui, t’as eu du malheur de perdre ta mère. Ces gensses-là te feront du tort.

— N’aye pas peur, mon Cadet, répondit Jeanne en essuyant ses larmes, et en faisant le signe de la croix ; s’il y a des mauvais esprits contre moi, il y a aussi pour moi des bons esprits.

— Oui, Jeanne, oui, s’écrièrent à la fois Guillaume et M. Alain, vous avez des amis qui ne vous abandonneront pas.

— Oh ! je le sais bien ! vous êtes des honnêtes gens, tous les deux, répondit Jeanne en leur tendant une main à chacun ; puis, elle ajouta en tendant la main aussi à Marsillat, avec une candeur angélique : Et vous aussi, monsieur Marsillat, vous n’êtes pas méchant. Vous avez eu pour moi bien des bontés. Vous avez monté sur ma maison tout au travers du feu : vous avez veillé toute la nuit pour m’aider à garder le corps de ma pauvre âme de mère… Et Cadet aussi, c’est un bon enfant ; tout le monde a été bon pour moi. Ça me reconsole un peu de ceux qui sont méchants et sans raison.

Cadet se mit à pleurer, sans que sa bouche cessât de sourire comme c’était son habitude invincible. Quant à Marsillat, il fut touché de la reconnaissance de Jeanne, et une sorte d’affection dont il était loin d’être incapable vint se mêler à son désir sans en diminuer l’intensité. Il avait le cœur bon et la conscience peu farouche. Il rêva un instant au moyen de concilier sa passion avec sa loyauté, et le compromis fut assez lestement signé. C’était un homme d’affaires si habile !

— Maintenant, dit Guillaume en se rapprochant de Jeanne, peux-tu me dire, ma chère enfant, pourquoi tu veux me retirer le droit de m’occuper de ton sort ?

— Je ne vous refuse pas ça, mon parrain. Vous me conseillerez où je dois me retirer ; et si j’ai besoin de crédit pour acheter mon deuil, vous me permettrez de me recommander de vous. C’est bien assez ; je ne veux rien de plus.

— C’est ce que nous verrons, Jeanne. D’où te vient donc cette fierté ? c’est de la méfiance contre moi.

— Oh ! ne croyez pas ça, mon petit parrain, je n’en suis pas capable ! mais je vas vous dire, j’ai des raisons de refuser votre argent, à cause de vous, et j’en ai aussi à cause de moi. Les raisons à cause de vous, c’est que vous ne savez pas encore si votre mère sera consentante de tout ça, et qu’un jeune homme comme vous, ça n’a pas toujours plus d’argent que ce n’est de besoin.

— Qui t’a appris ces choses-là, Jeanne ?

— C’est M. Marsillat, qui s’y connaît bien ; pas vrai, monsieur Marsillat, que vous m’avez dit, à ce matin, avant de revenir à Toull, que mon parrain n’avait pas encore la jouissance du bien de son père, et que ça le gênerait beaucoup de me payer ma maison ?

— Ah ! s’écria Guillaume en regardant fixement Léon, vous avez eu la bonté de vous occuper de mes affaires à ce point ?

— Est-ce que je t’ai parlé de cela, Jeanne ? je ne m’en souviens pas, dit Marsillat, avec le ton d’une profonde indifférence.

— Oh ! vous devez bien vous en souvenir, monsieur Léon ! à telles enseignes, que vous avez eu la bonté de m’offrir de faire rebâtir ma maison, disant que vous, ça ne vous gênerait en rien.

— Ah ! s’écria Claudie, dont les yeux s’arrondirent comme ceux d’un chat, M. Léon t’a proposé ça ?

— Je comprends, dit Guillaume avec amertume ; M. Léon préfère être ton bienfaiteur, et tu préfères ses bienfaits aux miens, Jeanne ?

— Oh ! non, mon parrain, je sais bien ce qui est convenant, et ce qui ne l’est pas. M. Marsillat n’est pas mon parrain, et il parlait comme ça par amitié pour vous, et par grande charité pour moi. Mais je lui ai bien dit, comme je lui dis encore devant vous, que si j’acceptais ça, je ferais mal parler de moi, et que ça me rendrait un bien mauvais service.

— Vous parlez avec bonté et avec sagesse, Jeanne, dit le curé.

— Oh ! non, monsieur le curé, dit Jeanne, je parle dans la vérité de mon cœur. J’ai bien de l’obligation à M. Marsillat, mais je n’accepterai jamais ça.

— Peste soit de l’innocente ! pensa Marsillat, très-mortifié de voir ébruiter avec tant de bonne foi ses tentatives de séduction.

— Tant qu’à la maison, reprit Jeanne, il n’y faut pas songer, mon parrain, ça ne me ferait ni chaud ni froid de la voir neuve. Ça ne serait jamais la même maison où ma mère m’a élevée, où elle a vécu, où elle a mouru. J’ai donné les meubles à ma tante, il le fallait bien pour la déchagriner un peu. Des meubles neufs, je n’en ai pas besoin. Pour moi toute seule, qu’est-ce qu’il me faut ? j’aurais aimé ce qui m’aurait venu de ma mère, voilà tout.

— Cependant, dit Marsillat avec l’intention de repousser les soupçons de Guillaume et de M. Alain, avec votre maison vous auriez trouvé facilement un mari, ma pauvre Jeanne ? au lieu qu’à présent… !

— À présent ? s’écria ingénument Cadet, alle en trouvera un tout de même quand que c’est qu’alle voudra… Alle peut bien se passer de maison, allez !

— Serait-ce là l’amant préféré de la belle Jeanne ? pensèrent en même temps Guillaume et Léon, en tournant leurs regards sur la figure épaisse et rebondie du gros Cadet.

Mais Jeanne répondit :

— Mon petit Cadet, tu me fais bien de l’honneur de parler comme ça, mais tu sais bien que je ne veux pas me marier.

— À d’autres ! dit Léon affectant toujours de toucher la question par-dessous jambe.

— Non, pas à d’autres, monsieur Léon, reprit Jeanne avec calme ; monsieur le curé sait bien que je ne peux pas songer à me marier.

— Ah ! vous savez cela, vous, curé ? dit Léon d’un ton de persifflage. Voyez ce que c’est que de confesser les jeunes filles !

— Jeanne ne veut pas se marier… Jeanne ne se mariera pas, répondit le curé avec gravité.

— Allons, c’est le secret de la confession, dit Marsillat en riant.

— Ça n’est pas des choses pour rire, monsieur Léon, reprit Jeanne avec une dignité toujours tempérée par l’excessive douceur de son caractère et de son accent.

Guillaume contemplait Jeanne avec l’intérêt d’une vive curiosité. Est-ce un secret, en effet ? demanda-t-il en s’adressant à la jeune fille.

— C’est toujours inutile de parler de ça, dit Jeanne ; je n’en ai parlé que pour dire que je n’ai pas besoin de maison, et que je n’en veux pas, mon parrain. Mais je vous en suis obligée comme si vous m’aviez fait bâtir un châtiau.

— Jeanne a grandement raison, dit le curé. Soyez assuré, monsieur le baron, que la prudence parle par la bouche de cette enfant. Si elle avait une maison, elle serait entraînée par son bon cœur, et conseillée peut être par sa conscience, d’y demeurer avec sa tante, et sa tante l’opprimerait… si elle ne faisait pire, ajouta-t-il en baissant la voix. Renoncez à ce généreux projet, monsieur le baron, vous trouverez bien le moyen et l’occasion d’assurer autrement le sort de Jeanne.

— Je me rends ; vous avez raison, monsieur le curé, répondit Guillaume sur le même ton, et même je crois qu’avec la délicatesse extrême de son caractère il faudra s’en occuper sans la consulter.

— Sans aucun doute. Le temps et l’occasion vous conseilleront. Ce qu’il faut régler dès à présent, c’est le lieu où elle va provisoirement s’établir. Voyons, Jeanne, ajouta le curé en élevant la voix, où désirez-vous vous installer d’abord ?… Aujourd’hui, par exemple !

— Veux-tu venir chez nous, Jeanne ? s’écria Claudie avec une affectueuse spontanéité.

— Merci, ma mignonne. Ta mère est gênée, et elle a bien assez de toi pour faire son ouvrage. Je ne veux être à la charge de personne.

— Jeanne, dit le curé, vous ne pouvez pas compter trouver ici de l’ouvrage du jour au lendemain. Il faut, dans les premiers temps, que vous vous retiriez dans une maison honnête, où votre parrain répondra de votre dépense.

— Sans doute, dit Guillaume, si Jeanne n’est pas trop fière pour accepter de moi le plus léger service !

— Oh ! mon parrain, vous m’accusez injustement. J’accepterai ça de bon cœur, venant de vous.

— Eh ! de quoi vous embarrassez-vous, curé, dit nonchalamment Marsillat ; votre servante est vieille et cassée. Prenez Jeanne à votre service.

— Non, Monsieur, ce ne serait pas convenable, répondit avec fermeté M. Alain. La foi n’est pas assez vive, par le temps qui court, pour qu’un homme d’église soit plus respecté qu’un autre par les mauvaises langues.

— Eh bien ! il y a un expédient qui remédie à tout, reprit Marsillat. C’est que Guillaume emmène dès aujourd’hui sa filleule à Boussac, et qu’il la présente à sa mère. Guillaume regarda attentivement Léon, pour voir si ce conseil ne cachait pas quelque piége. Marsillat était complètement de bonne foi.

— À dire le vrai, reprit le curé, ce n’est pas la plus mauvaise idée. Jeanne a irrité sa tante et le méchant Raguet, qui est capable de tout. Je ne serai pas tranquille sur son compte, tant que Gothe n’aura pas pris son parti de se passer d’une victime qu’elle aimait à faire souffrir… et d’ailleurs… tenez, Jeanne, croyez-moi… allez-vous-en trouver votre marraine, madame la baronne de Boussac… À cette distance, et sous la protection d’une personne aussi respectable, vous n’aurez rien à redouter.

— Aller à Boussac, moi ? dit Jeanne effrayée. Vous me conseillez ça, monsieur le curé ?

— Et moi, je vous en prie, Jeanne, dit Guillaume avec l’assurance d’accomplir un devoir. Vous ne connaissez peut-être pas les dangers dont vous êtes entourée, avec des ennemis comme ceux que j’ai vus aujourd’hui près de vous… Si vous avez confiance en moi, vous me le prouverez en venant dès aujourd’hui trouver ma mère.

— Mon parrain, dit Jeanne, qui regarda cette prière comme un ordre, et qui s’y soumit aussitôt sans en bien comprendre les motifs, votre volonté sera la mienne. Mais voulez-vous donc que je demeure à Boussac, à la ville, moi qui ne me souviens pas d’être jamais sortie du pays de Toull-Sainte-Croix !

— Si vous avez de l’aversion pour le séjour de la ville, vous serez libre de revenir ici quand vous voudrez, mon enfant. Seulement vous verrez ma mère, vous causerez avec elle, vous lui ouvrirez votre cœur, vous lui parlerez de vos chagrins ; elle est bonne, compatissante, et saura trouver des paroles pour vous consoler… Puis, vous vous entendrez avec elle pour l’avenir, et votre indépendance sera respectée et protégée.

Jeanne accepta, un peu confuse, un peu effrayée de l’idée d’aborder la grand’dame de Boussac, dans un moment où, disait-elle, le chagrin lui ôtait quasiment l’esprit.

— Vous en serez d’autant plus intéressante aux yeux de votre marraine, dit le curé, et il insista si bien que Jeanne céda.

Marsillat eut l’esprit de ne pas offrir de la prendre en croupe, et de proposer même son cheval à Guillaume, comme étant beaucoup plus fort que Sport pour porter deux personnes. Guillaume était un peu effrayé de l’idée d’arriver à la porte de son château avec une paysanne en croupe. Mais le curé, qui sentait ce qu’il y aurait d’inconvenant à faire partir Jeanne avec deux jeunes gens, arrangea tout, en leur en adjoignant un troisième. Cadet fut chargé de prendre la jument du curé, et d’être le cavalier de Jeanne. Le curé avait raison au fond. Une paysanne sur le même cheval qu’un paysan, n’a jamais fait jaser personne. Avec un bourgeois, c’eût été bien différent.

Pendant qu’on préparait les chevaux, le curé fit dîner tous ses hôtes, et recommanda à Guillaume qu’il trouvait bien pâle, et qui avait une forte migraine, de se faire faire une petite saignée le lendemain.

Claudie ne partageait pas beaucoup la sécurité de M. Alain, qui croyait mettre Jeanne à couvert des convoitises de Marsillat en l’envoyant à Boussac. Elle suivait d’un œil jaloux tous leurs mouvements, et la grande vertu de Jeanne était la seule chose qui la rassurât un peu.

— Écoute, ma Jeanne, lui dit-elle, si tu te loues à Boussac, tâche de me faire entrer en service dans la même maison que toi. Ça ferait bien mon affaire de demeurer à la ville, moi !

— Et moi, j’y demeurerais ben arrié (aussi) ! dit le gros Cadet ; c’est rudement joli la ville de Boussac ! c’est la p’u brave ville que j’asse pas connaissue.

— Je crois bien, imbécille ! dit Claudie, tu n’en as jamais vu d’autre !

Avant la fin du dîner, Marsillat sortit pour donner l’avoine à sa jument Fanchon, qu’il avait installée dans une grange un peu isolée du village, à cause de l’exiguïté de l’écurie du presbytère. Le jour commençait à baisser, et au moment où il pénétrait sous le portail de la grange, il vit au milieu des bottes de fourrage et des outils aratoires, une figure blême se lever lentement et le regarder de près. Il eut bientôt reconnu l’acolyte et le compère de la Grand’Gothe, maître Raguet dit Bridevache[1]. Cet homme sans aveu vivait au milieu des landes, dans une mauvaise hutte de branches et de terre, qu’il s’était bâtie tout seul, et où personne, autre que la sorcière Gothe, n’eût voulu demeurer avec lui. Personne n’eût même voulu passer, à la nuit tombée, à trente pas de cette demeure sinistre qui renfermait le plus grand vaurien du pays. Sous cette misère apparente, Raguet cachait des sommes assez rondes. Il s’adonnait à la dangereuse et lucrative profession de voleur de chevaux. En Bourbonnais et en Berri, c’est pendant les nuits d’été, lorsque la chevaline est au pâturage, que certains chaudronniers d’Auvergne et certains vagabonds de la Marche exercent leur industrie. Ils brisent avec dextérité les enferges le mieux cadenassées, montent à poil sur l’animal, lui passent une bride légère dont ils sont munis, et prennent le galop vers leurs montagnes. Raguet grappillait sur le pays d’autres menues captures, poules, oies, bois et graines. Il paraissait doux et mielleux au premier abord, parlait peu, n’allait chez personne, ne souffrait jamais qu’on franchit le seuil de sa porte, et, sauf l’assassinat, ne se faisait faute d’aucune mauvaise pensée et d’aucune mauvaise action.

— Est-ce vous, monsieur Marsillat ? dit-il d’une voix traînante ? quoiqu’il eût fort bien reconnu Léon.

— Que faites-vous ici, maître filou ? lui répondit le jeune avocat ; venez-vous flairer ma jument ? Si jamais vous avez le malheur de lui prendre un crin, vous aurez de mes nouvelles.

— Oh ! je ne vous ferai jamais tort à vous, monsieur Marsillat, et vous ne voudriez pas m’en faire.

— Je peux vous en faire beaucoup, souvenez-vous de cela.

— Nenny, Monsieur, vous avez été mon avocat.

— Comme je serais celui du diable, s’il venait me confier sa cause : mais je ne suis pas forcé de l’être toujours, et comme je sais de quoi vous êtes capable…

— Nenny, Monsieur, vous n’en savez rien… je ne vous ai jamais rien avoué.

— C’est pour cela que je vous tiens pour un coquin.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites là, monsieur Léon ; mais il ne s’agit pas de çà. Je venais ici pour vous demander un conseil d’affaires.

— Je n’ai pas le temps ; vous pouvez venir le samedi à mon étude…

— Oh ! non. Monsieur, je n’irai pas, et vous me direz bien tout de suite ce que je veux vous demander par rapport à la Jeanne.

— Je ne vous connais aucun rapport avec la Jeanne, je n’ai rien à vous dire.

— Si fait, Monsieur, si fait ! attendez donc que je vous aide à arranger votre chevau !

— Nullement, n’y touchez pas.

— Vous croyez donc, monsieur Léon, reprit Raguet, sans se déconcerter, que la Gothe n’aurait pas le droit de forcer la Jeanne à demeurer avec elle ?

— Et quel intérêt aurait-elle à cela, la Gothe ?

— Vous le savez ben !

— Non.

— C’est dans vos intérêts mieux que dans les miens.

— Je ne comprends pas, dit Marsillat qui voulait voir jusqu’où Raguet pousserait l’impudence.

— Vous voyez ben, monsieur l’avocat, que si vous vouliez aider la Gothe à faire un procès à sa nièce, et plaider pour que la fille demeure où sa tante veut demeurer… pour un temps… vous m’entendez…

— Non, après ?

— Dame ! la maison de chez nous est ben commode, ben écartée. Un galant qui serait curieux d’une jolie fille… une supposition !…

— Vous êtes un drôle, une canaille ; voilà comment je plaiderais pour vous.

— Oh ! faut pas vous fâcher, je n’en veux rien dire, mais vous avez ben fait des jolis cadeaux à la Gothe pour avoir les amitiés de sa nièce ; vous n’êtes même guère cachotier de ces affaires-là !

— C’est possible, je puis désirer de me faire aimer d’une fille et me débarrasser des mendiants importuns par une aumône ; mais user de violence, et me servir de l’entremise du dernier des gredins, qui m’aiderait… une supposition !… à commettre un crime… c’est ce qui ne sera jamais. Bonsoir, l’ami !

— Vous y songerez, et vous en reviendrez, dit tranquillement Raguet.

Marsillat était indigné, et avait une forte envie d’appliquer des coups de cravache à ce misérable. Mais, connaissant bien l’espèce, il songea, au contraire, à le lier par quelque espérance. Raguet le suivait pas à pas dans l’obscurité de l’étable, et Léon craignit que, par dépit, il n’allongeât un coup de tranchet aux jarrets de Fanchon. « Allons, c’est assez ! vous ne savez ce que vous dites, reprit-il d’une voix adoucie. Prenez cela pour acheter le pain de votre semaine. Je vous sais malheureux, et j’aime à croire que, sans cela, vous n’auriez pas des pensées si noires.

Raguet palpa dans l’obscurité le pourboire de Marsillat, et quand il se fut assuré que c’était une pièce de 5 fr. il le remercia et sortit de la grange par une porte de derrière, sans renoncer à ses desseins sur Jeanne. Écoutez ! lui cria Léon, et Raguet revint sur ses pas.

— Si vous avez jamais le malheur, lui dit le jeune homme, de faire le moindre tort à la moindre des personnes auxquelles je m’intéresse, je cesse de prendre en pitié votre misère, et je vous signale comme un bandit.

— Oh da ! vous ne le feriez pas ! dit Raguet, vous avez été mon avocat ; ça vous ferait du tort d’avoir si bien plaidé pour un bandit !

— Vous vous trompez, dit Marsillat, un avocat peut avoir été la dupe de son client et ne pas vouloir être son complice. Tenez-vous-le pour dit, et respectez M. le curé de Toull et toutes les personnes que vous avez menacées aujourd’hui devant moi… ou vous aurez de mes nouvelles.

Raguet baissa l’oreille et s’en alla, cherchant à deviner pourquoi Marsillat, qu’il croyait aussi perverti que lui-même, s’intéressait si fort à ses rivaux.

Un quart d’heure après, Marsillat trottait sur Fanchon à côté de Guillaume, que le mouvement du cheval rendait de plus en plus souffrant. Cadet et Jeanne trottinaient en avant sur la Grise. Raguet, caché derrière les blocs de rocher, les regardait partir et commençait à comprendre que Marsillat n’avait pas besoin de lui. Le bon curé, du haut de la plate-forme de la tour, criait à Marsillat : surtout n’oubliez pas mon thermomètre ! Puis il rentra chez lui, triste, mais soulagé d’un grand trouble, à mesure que Jeanne s’éloignait de Toull-Sainte-Croix.

  1. En vieux français, brigand, voleur de bestiaux.